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Vers métrique, libre et libéré

2.3 Intonation

2.3.2 Vers métrique, libre et libéré

Parmi les appréhensions du rap/reggae fournies par la littérature, certains au- teurs (Billiez,1997;Lapassade et Rousselot,1998) classent les paroles dans la poésie en décrivant des figures de style du rap français, « l’avatar le plus contemporain de la poésie orale » (Barret, 2008), « le retour à la tradition poétique française » (Narjoux,2010, p. 81–83), une « poésie orale populaire [. . . ], poésie essentiellement somatique/rythmique » (Martínez,2011, p. 60).32 Dans la même veine, J. Královec

(2014) voit le rap tchèque comme de la poésie. Quant à la poésie slam, un art oratoire défini par une grande liberté formelle et sa provenance africaine-américaine, elle se distingue fortement de nos objets d’étude en raison de l’absence d’accompagnement musical pendant les tournois. Mentionnons aussi la poésie dub (dub poetry) proche du reggae, qui se différencie par une variété de phrasés et une orchestration spécia- lement conçue pour elle (Habekost, 1993, Kouwenberg et Singler, 2009, p. 649).

Posons-nous la question d’un point de vue intonationnel : le rap ressemble-t-il à la poésie ? Les études de prosodie littéraire, qui analysent l’intonation comme une composante de forme poétique depuis J. Mukařovský (1933)33 à A. Holder (1995), fournissent des indices qui feraient répondre par la négative, au niveau formel de l’in-

32. Sur ce point, cf. aussi B.Wood(1999). J.July(2012, p. 11) rappelle une branche du rap dite rap poétique ou jazz rap et cite MC Solaar ou Rocé.

33. Cet auteur postule l’intonation bipartite du vers métrique, définie comme une tension entre la structure intonationnelle du vers et sa structure métrique. La formation phonique des paroles est généralement influencée par l’intonation, notamment par la densité des contours mélodiques, le parcours doux vs. saccadé de la ligne intonative, la vitesse ascensionnelle (Mukařovský,1948).

Traits formels généraux des vers Intonation

terprétation surtout. Par exemple, S. Star (2015) cite plusieurs auteurs à l’origine d’analyses instrumentales d’enregistrements de poésie lue (Taglicht, 1971; Cooper,

1998), dont P.Byers(1979, p. 368–373), qui offre une comparaison de lectures audio de textes poétiques et non-poétiques avec une liste de différences statistiquement significatives et en déduit une norme caractéristique de l’intonation poétique, une formule aux traits suivants : un débit de parole bas, de courtes ι de durée équiva- lente, plus de pauses, une moyenne de f0 basse, une étendue de f0 étroite, de simples courbes intonatives descendantes et de simples contours nucléaires descendants. Au contraire, le vers scandé du rap se distingue par un débit élevé, des ι de durée va- riable, peu de pauses, des moyennes et des étendues de f0 basses et élevées, étroites et larges ainsi que différentes formes de contours.

À la suite de la sous-section précédente, observons brièvement la figure 2.25

libéré

libre métrique

Vers

Figure 2.25 – Vers libéré, libre, métrique. Le vers métrique FR et CS, rimé et syl- lab(oton)ique, se distingue du verslibredont le seul procédé poétique propre est constitué par la déautomatisation de la position de l’accent phrastique. Aussi le vers scandé, qui est rimé et dont les vers sont souvent définis par l’intonation, paraît-il classable comme le vers

libéré qui partage une tendance syllabique et des procédés euphoniques avec l’un et une

intégration fonctionnelle de l’intonation avec l’autre.

rappelant les traits des vers métriques, libres et libérés ; il est possible d’interpréter le rôle de l’intonation en faveur de la proposition selon laquelle le rap/reggae re- lèvent de cette dernière catégorie. D’abord, les exemples de vers du corpus ne sont pas métriques, parce qu’ils ne se plient qu’exceptionnellement aux canons poétiques français et tchèques (contraintes syllabiques et accentuelles), leur « métricité » non encodée dans le texte leur est imposée par l’accompagnement percussif. À l’opposé, le vers métrique se doit d’obéir à des principes rythmiques aux niveaux segmen- tal, syllabique et/ou accentuel. Ensuite, l’intonation phrastique du rap et du reggae scandés est chargée de fonctions, étant souvent la seule à déterminer la linéation et le groupement strophique, où les contours contrastent à la fin des lignes, indiquant une continuation prochaine ou la finalité. Au contraire, dans le vers métrique cette fonction délimitative est maintenue, mais souvent redondante : l’intonation y vient régulièrement appuyer une linéation déjà présente. Selon M. Grepl (1966) en effet, la fin de vers métriques correspond souvent à la fin de l’ι, qui est le lieu de contours continuatifs ou de contours terminaux. Il n’y a pas d’actualisation spéciale au niveau

Traits formels généraux des vers Intonation

intonationnel, à la différence de la segmentation en α qui connaît une variation (par exemple, en tchèque, la segmentation en α se subordonne à l’isosyllabisme).

La scansion du rap/reggae est-elle donc du vers libre ? Cette catégorie de vers non métrique est considérée comme un système de versification séparé ou comme une forme dérivée ou affaiblie des catégories précitées, « une structure parasitique, fondée sur ses liens au vers métrique » (R.Ibrahim et al.,2013, p. 54) ; le vers libre tchèque est inspiré du vers libre français (Červenka, 2001, Ibrahim et al., 2014, p. 102). Le rythme se base sur les ι, et cette fonction organisatrice de l’intonation dans la poésie non métrique est soulignée par J.Mukařovský (1933), cf. aussi D.Crystal

(1975). L’actualisation à ce niveau se fait par le non respect intentionnel de l’into- nation langagière, créant la tension entre deux segmentations du texte (en vers/en ι) qui ne se correspondent pas. La fin du vers est signalée par une pause ou par des mouvements intonatifs en plus du noyau prosodique de l’ι déplacé sur le vers suivant (Grepl, 1966, p. 51).34 Cependant un tel classement d’une grande partie du corpus

textuel non chanté n’est pas plausible pour deux raisons. Premièrement, le vers libre n’est pas obligatoirement rimé, à la différence du corpus qui est rimé, assonancé ou allitéré à la fin et à l’intérieur des vers (3.2.1). Deuxièmement, dans le rap/reggae, la fin du vers déplacée par rapport à la fin de l’ι ne constitue pas une règle, malgré les enjambements syntaxiques et accentuels fréquents, en raison des neutralisations de TF finaux et de l’accentuation automatique souvent exécutée par un mouvement mélodique.

Avant de donner un exemple, rappelons que la fonction délimitative de l’intona- tion est amenuisée dans les enjambements, où le contour nucléaire de l’ι se situe normalement sur le vers suivant. En plus de M.Grepl (1966), S.Chatman (1965, p. 156–157) aussi suggérait une définition d’enjambement en termes de prolongation des ι au-delà de la fin du vers. Reprenons donc le rap français de la figure 2.15 (p.

78) reproduit sous (28)FrRapE-8, constitué de trois [vers] à rime finale ; les syllabes en gras marquent les tactus.

(28) .[Te ra-ppelles-tu de tous ces rêves qu’on a-vait de-puis gosse] .[On sa-vait c’qu’on vou-lait de-ve-nir des boss]

.[De la ville à dix-huit ba-lais trop pré-coces]

Dans cet exemple, il y a bien un enjambement syntactico-accentuel, mais tous les contours attendus sont neutralisés. Ce morceau ne peut donc pas être interprété comme écrit en vers libres, qui nécessiteraient au moins un contour dans la partie soulignée.

Enfin, le rap/reggae scandé et mi-chanté paraissent à mi-chemin entre les deux

34. D’où aussi la différence entre la prose et la poésie, que ce procédé phonique seul est apte à maintenir – le vers libre se base sur le principe de l’attente déçue.

Traits formels généraux des vers Intonation

catégories : comme le vers libéré. En comparaison avec le vers libre, il garde une référence plus grande aux modèles de vers métriques. En français, il maintient un décompte syllabique plus ou moins fixe et utilise les homophonies finales, mais il abandonne les lois exactes sur le [@], la césure et l’hiatus. Ensuite, les rimes riches alternantes (masculine/féminine) y sont souvent remplacées par des rimes approxi- matives, assonances, etc., et le fonctionnement de l’intonation se déroule en fonction de ces éléments. À ce propos, L. Rumsey(2015) montre deux fonctions contrastives de l’intonation poétique : celle de faire apparaître la discontinuité de textes simples en apparence, et celle de rendre cohérents les textes fragmentaires.