• Aucun résultat trouvé

Une linéation un peu irrégulière ne veut pas nécessairement dire ambiguë, cepen- dant, à l’intérieur de certaines chansons reste un nombre de passages sans frontière saillante de vers. Dans le tableau6.1 (p.174), parmi les 157 chansons découpées avec les rimes et les silences, les passages à linéation ambiguë sont présents dans 34 chan- sons (CS×18, FR×16). Étant plus nombreuses dans le rap (×26) que dans le reggae (×8), cette ambiguïté est plus présente dans les chansons scandées et mi-chantées que dans le chant (leur interprétation en [σσσ...] dans l’annexe est une suggestion). Ces vers de rap, « [o]n les entend et même avec insistance, mais la délimitation semble impossible » selon Ch. Rubin(2004, p. 38).

Dans ces quelques passages des 34 chansons concernées, donc, il n’y a pas de pa- radigme qui soit basé sur la répétition régulière d’une unité linguistique. En consé- quence, les vers sont sans parallélisme quelconque, et donc sans fonction rythmique. Le découpage traditionnel est souvent contrarié, voire empêché par un découpage syntagmatique équivoque (phrases nominales juxtaposées ; éléments qui se prêtent à une double interprétation sémantique) et/ou une intonation plate, des passages ininterrompus, avec beaucoup de rimes ou au contraire très peu rimés. La rime fi- nale vient à l’appui de la segmentation en vers indiquée par les pauses, la syntaxe et l’intonation, mais elle ne suffit pas à cette délimitation en raison des mêmes rimes internes, comme dans le schéma dans la figure6.7. Le nombre de s par vers est aussi

instable (1–5 tactus) : le deuxième critère de D. Rossi (2012c) sur le nombre fixe de s par vers n’est pas non plus de rigueur dans ce rap. Pour donner un exemple reggae, prenons la linéation dans la figure 6.8 : son premier vers est aligné sur un riddim selon son modèle jamaïcain (dont le début est donné dans la figure6.9), mais il continue avec un découpage non univoque pour la même raison, l’omniprésence

5. Par ailleurs, avec un classement des contraintes Max, Dep, Ident régulant l’assimilation pho- nologique des emprunts, il s’avère que les phonèmes anglais apparaissent seulement dans les nou- veaux emprunts – les mots étrangers phonétiquement non assimilés – sans qu’une tendance tem- porelle n’apparaisse dans les 200 chansons, non abrégées en extraits (Chodaková,2014a). Il s’agit là de garder intacte la prononciation originelle et non pas d’une imitation des langues à travers les segments étrangers, à l’inverse de ce que C. Cutler (2000) décrit à propos du chant dit en yaourtfrançais incorporant les phonèmes anglais. Pour le tchèque aussi,Nekvapil et Zeman(1993) décrivent la relation fonctionnelle entre les paroles et la musique des imitations sonores, existant dans la chanson populaire moderne.

Phrasés rap/reggae Linéation ambiguë

des rimes.

En résumé, la « texture » de chaque chanson performée participe la plupart du

1 2 3 4 . . .σ] x x x [ . . .σ] [ . . .σ] [ ...σ . . .σ . .σ .] [ . . .σ] [ . . .σ] [ . . .σ] . . .σ] x [ . . .σ] x x [ . . .σ x x x . . .σ . . .σ] x .[ . . .σ . . .σ] x s˜o ˜ o s˜o s˜o s˜o s˜o s˜o s˜o s˜o s˜o s˜o o o o s˜o o

Figure 6.7 – Linéation ambiguë dans Booba :Tallac (FrRapD-2, 1’00”). Dans ce phrasé, la rime et les silences irréguliers n’établissent pas explicitement les vers. Les silences de durée inégale sont exprimés en nombre de pulsations (x) et marqués en jaune. Une. . .σ marque la rime [(s)˜o], supposée finale ou interne. Sa présence à tout endroit possible du vers rend caduque le potentiel des rimes à définir le vers à elles seules.

temps à un découpage en vers avec des traits par avance codés comme la rime, le nombre approximatif de syllabes, la position et la distance des accents, au contraire la saillance de l’accent ou l’intonation sont des paramètres conditionnés par chaque actualisation. Quant au groupement des vers en couplets, il est influencé à son tour par la déplaçabilité de l’accent et sa réalisation, le rythme musical, la volonté de mettre en relief un élément particulier (rime prosodique, jeux de mots), la respira- tion de l’interprète lors de l’émission de la parole et les procédés euphoniques. Un texte déclamé avec relativement peu de silences, aux rimes finales et internes, et qui intègre ou non l’intonation pour marquer les unités métriques, est représentatif d’une forme bien attesté de rap, mais qui n’est pas une particularité de cette musique.

À première vue non métrique, le corpus emprunte des procédés au canon du mètre accentuel qui fait situer la fin des composants en fonction des silences proéminents, et qui peuvent être courts (syncopes et contretemps). Les musiques étudiées em- pruntent aussi au mètre allitératif où cette fonction délimitative est affaiblie, car les occurrences de ces figures rythmiques y sont sans régularité, sans autre but que de résonner avec le mètre musical en question. Les vers et leur groupement stro- phique sont plus libres (comme dans le mètre accentuel) ou beaucoup plus libres (m. allitératif). L’organisation rythmique dépend donc d’un nombre de facteurs, où le français et le tchèque empruntent la linéation et le groupement libres pratiqués en anglais. En fait, Dell et Halle (2009, p. 76) suggèrent que la chanson en anglais et en français représentent des résultats différents du conflit entre le parallélisme

Phrasés rap/reggae Linéation ambiguë 1 2 3 4 . .σ .] [ ] .[ . .σ .] x x [ . . .σ .] x x x x [ . ] x x x x x [ . . .σ .] [ . . .σ .] x x x x [ . . .σ .] x x [ . .σ .] [ ] [ . . .σ .] x x x sta:t E a: E pO a Zi: a: a Zi: pO I a: a: na a na a Zi: a Zi: O E i: O sr ˚fiE Zi: E E sr ˚fiE Zi:

Figure 6.8 – Linéation ambiguë dans les 10 dernières mesures de Zagga : Chceš-li začít psát (CsRegD-5). En haut, les paroles sont segmentées en fragments de durée différente. La . . . .rime finale et les silences irréguliers (x jaunes) établissent les vers, même si les rimes internes sont aussi nombreuses. En bas se trouve le réseau de rimes des mêmes paroles, à une distribution libre. Par contre, l’incipit de la chanson est régulier, constitué d’une amorce sur le tactus 1 avec anacrouse, exactement comme dans la figure6.9 ci-dessous.

rythmique de patrons invariables (Template Invariance) et la contrainte MatchS- tress (stress-to-beat matching) : les chansons anglaises enfreignent la répétition de la forme strophique, les chansons françaises manquent à la congruence accentuelle.6 Pour finir, dans certains cas non isolés il apparaît même que les deux principes (parallélisme de vers/parallélisme strophique) sont affaiblis dans le corpus en même temps, résultant en une ambiguïté telle que les passages ne diffèrent de la parole ordi- naire que par l’accentuation automatique des syllabes. Il convient donc d’interpréter les moyens de la (non-)linéation comme des spécificités du style de l’auteur.

6. « While [Traditional French singing idiom] is lax in enforcing stress-to-beat matching, which is a categorical requirement only at the end of lines, English strictly enforces it in all positions, but is rather lax in its observance of Template Invariance. »(Dell,2015, p. 48)

Phrasés rap/reggae Décompte syllabique, débit, triolets, mélismes

Figure 6.9 – Début de partition d’un reggae jamaïcain,007 (Shanty Town) de D. Dekker (1968), qui est le fond instrumental d’une chanson reggae tchèque du corpus. Source : musicnotes.com.