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Mi-chant et patron mélique

2.3 Intonation

2.3.3 Mi-chant et patron mélique

Nos objets d’analyse sont des chansons – des objets composés assemblant une instrumentation et des paroles (avec un alignement un peu particulier). Nombre de théoriciens les classent dans la chanson dans le sens plus étroit des productions des ACI, par exemple, L.-J. Calvet (1994, p. 274–276) voit dans le rap et le reggae une continuation de « la chanson poétique, chanson réaliste ou encore chanson à texte » du point de vue référentiel. A. Pecqueux (2006) implante le rap français dans la tradition chansonnière réaliste, une continuité rendue possible grâce aux liens inter- textuels et interénonciatifs. J. July (2012, p. 9–12) prône même une « abolition des frontières » et « un amalgame entre la chanson, le rock et le rap ». Cette filiation est plausible malgré la tendance du rap à la variétisation, ou réduction aux interprètes selon J.Barret (2008, p. 11). À l’opposé, c’est un grand niveau de dissociation entre les paroles et la musique qui semble refuser au rap ce statut. S.Hirschi(2012) inclut parmi les chansons le reggae35 mais pas le rap36, et pour Ch. Rubin (2004, p. 40),

« le rap échappe à tout ancrage », le rapport entre chanson et rap serait un lien d’héritage, d’une influence lointaine, non généalogique (cf. aussi D. Martin, 2010).

La moitié du corpus des deux langues est chantée ou chantonnée (presque tout le reggae et une partie du rap – une pratique dite toasting/singjay), considérons donc quelques définitions de ce phrasé. D’abord, le niveau tonal dans le chant est relativement constant dans l’intervalle d’une syllabe, et ce caractère fixe est défini comme « le haut degré de « mélodicité », c’est-à dire la régularité de la courbe de la

35. Le reggae est généralement plus mélodique que le rap, son flot de paroles est davantage contraint par l’organisation des phrases musicales, son accompagnement instrumental est moins itératif. Le reggae tchécophone est vu comme de la chanson par H.Chaloupková(2007, p. 111).

36. « Ce rapport particulier entre paroles, musique et interprétation, qu’on désigne même dans plusieurs pays étrangers sous l’appellation de "chanson", n’inclut donc ni le rap, ni le slam, qui se sont développés durant ces mêmes années, mais dont le phrasé plus rythmé que mélodique, d’une part, et l’articulation entre voix et instrumentation d’autre part, proposent une esthétique aux enjeux différents [. . . ] »(Hirschi,2012, p. 181).

Traits formels généraux des vers Intonation

f0 à l’intérieur de la syllabe » (I.Fónagy, 1983, p. 168). Passer d’une note à l’autre se fait d’un bond, sauf dans le cas du portamento (P.Léon,2011) qui est un passage entre deux notes avec intermédiaires, une technique vocale de glissando constant. P.

Martin (2004, p. 4) suggère à ce propos d’observer le critère statique ou dynamique des mouvements mélodiques, amples ou restreints, sur les σ proéminentes. Le carac- tère vibrato (ton presque statique, oscillation en cycles rapides autour de la même hauteur) des V accentuées indiquerait la domination de la structure prosodique par le rythme et la musique, plaçant le morceau sur un continuum du style plus ou moins mélodique. Ensuite, ces σ aux tons statiques sont alignées directement au mètre mu- sical et changent par bonds (Sundberg et al., 1977), avec le respect des intervalles qui composent une échelle musicale (par exemple la chromatique à 12 demi-tons).

Ces deux traits ont des répercussions fonctionnelles importantes pour l’intonation. Dans le chant, la voix prononce chaque syllabe sur une note donnée et les AM et les TF sont remplacées par les tons de la mélodie, « une séquence de notes dont cha- cune est définie par deux paramètres : sa hauteur et le moment de son début » (Dell,

2015, p. 14). La nature des mélodies musicales s’éloigne en général beaucoup de l’in- tonation langagière : « dans l’interprétation artistique, l’intonation obéit à des lois assimilables à celles qui régentent les formes musicales. Par là, elle s’éloigne de sa fonction initiale qui est de transmettre [. . . ] des expériences et, avant tout, des senti- ments. » (Fónagy,1983, p. 306). Les contours chantés n’expriment pas l’information obligatoirement codée dans le noyau (CN) dans les registres parlés, et les oppositions paradigmatiques en sont neutralisées. Comme le chant imite la musique, le corpus fournit beaucoup d’exemples de contrastes linguistiques manquants, et l’affaiblisse- ment est presque complet de repères prosodiques. Cependant, une hiérarchisation mélodique est présente dans le chant, où le groupement en couplets est reconnu selon le sens de la finition des phrases musicales (Romportl, 1951). Les mélodies portent de la signification, ce qui constitue l’une des similarités entre la langue et la mu- sique (Patel,2010, p. 183–185). D’après cet auteur (p. 238), les systèmes mélodiques de l’intonation langagière et de la musique partagent un nombre de traits, relatifs entre autres à leur traitement cérébral, malgré les grandes différences entre ces deux structures (catégories des intervalles tonaux ; tonalité ou centre tonal des mélodies ; mètre régulier). Les courbes intonatives présentes dans la L1 d’un compositeur, par exemple, correspondent souvent statistiquement aux motifs de tons dans sa musique instrumentale.

Un troisième trait admis pour la chanson est qu’elle se distingue par la régularité et la répétition de courbes mélodiques. Comme défini plus haut avec la contrainte sur la correspondance des vers et de notes finales, Vers/MGroupe (Line/MGroup), la bonne formation de patrons méliques impose aux paroles des périodicités dans la forme musicale (Dell, 2015, p. 26). Dans le corpus, un grand nombre de chan- sons à tons statiques sont bâties avec des patrons méliques. Quant au rap, même si un certain groupement est toujours univoque dans la musique (changements d’ins- trumentation de phrases musicales) et parfois dans le phrasé (changement entre

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chant et scansion), les mélodies chantonnées ne se répètent pas périodiquement du tout : « un rythme n’est jamais repris identique à lui-même et doit s’appuyer si- multanément sur plusieurs supports accentuels [. . . ], aucune mélodie au sens propre n’apparaît jamais » (Rubin, 2004, p. 40).37

En conséquence, il est possible de définir le phrasé mi-chanté comme celui qui ne répète pas un patron mélique, ni d’un vers à l’autre, ni entre couplets. Par ailleurs, il ne s’agit pas de chansons à couplets (strophic songs) définies par une structure hiérarchique des vers, mais plutôt de chansons sans organisation régulière (stichic songs), de nature linéaire (Kiparsky, 1973, p. 237). Dans ce rap francophone mi- chanté par exemple, (29) FrRapD-5, 0’50”, le niveau tonal est stable sur presque

toutes les σ chantées en tonalité Mi mineur (si [, sol [, la [, do [, ré [).

(29) [Diam’s et A-dmi-ral sur le même in-stru-men-tal] [Voir nos frères traî-ner o-bli-gé que ça nous fasse mal]

Dans cet exemple, ce sont les facteurs rythmiques qui dictent le lieu de passage entre notes. Ces phrases parallèles se ressemblent par la relation entre les pulsations musicales et les changements mélodiques, plutôt que par un patron mélique, et cette fluctuation irrégulière participe à différencier le phrasé mi-chanté à la fois de la musique vocale « standard » (chanson, opéra, etc.) et de la parole ordinaire. Si les patrons méliques de la chanson encodent l’accentuation et une mélodie exacte, les modèles de vers des musiques urbaines fixent seulement la position des accentuations et parfois celle des changements mélodiques, la forme des deux reste variable d’une exécution à l’autre. Les vers ressemblent donc à une « improvisation préparée », où l’intonation est improvisée sur le fond immuable d’alignement mémorisé entre les syllabes et les pulsations, ce qui rend l’auditeur incapable d’extraire des attentes sur les contours à venir.

37. Le patron mélique, qui encode les notes finales de vers dans le texte, constitue un grand avantage explicatif. En l’absence de cette notion, T. Kellogg(1991, p. 45–47) qui décrit la (non) correspondance entre les ι et les phrases musicales dans le rap américain, conclut que la musique du beat seule suffit pour indiquer la finition des vers : « the rapper does not have to give such obvious clues in the intonation, because it is apparent from the music that the song will continue, and thus the rapping also. This allows the rapper the freedom [. . . ] ». Cela ne paraît pas vrai pour le rap qui ne respecte pas le groupement en vertu d’Align-R.

Traits formels généraux des vers Phonostyles