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LA RÉPUTATION POUR SEULE RICHESSE

L’ORDRE D’UN MONDE

2. LA RÉPUTATION POUR SEULE RICHESSE

Tonya, froide soirée de juillet (jeudi 15 juillet 2010). Sur la place principale aux maisons

couleur violet pastel (la couleur caractérisant la vallée dans le code régional), les hommes s'affairent. La conversation tourne autour de l’événement du lendemain qui occupe toute la ville, la fête du yayla de Kadirga : les gurbetci (émigrés) sont revenus, les banderoles et les haut-parleurs grésillant ont relayé le message plusieurs jours de suite, les costumes (pantalon noir, chemise blanche) sont repassés, tout est fin prêt. Plus tôt dans la journée, plusieurs camionnettes se sont arrêtées sur cette même place, des jeunes gens en habits de fête en sont sortis avec davul et zurna, ont pris le lieu d'assaut le temps d'un horon, puis ont plié bagages vers le sud. C'était les voisins de Şalpazarı, la vallée d'à côté, en route vers les yayla (« Des Turkmènes » dit-on en étirant la commissure des yeux pour parodier leurs traits légèrement asiatiques), qui n’ont pas résisté à une petite provocation. Eux passeront la nuit dans leur oba avant de rejoindre l'aire du festival le lendemain (à Tonya, le départ se fait maintenant le matin même de la fête – les maisons des oba étant souvent à l’abandon).

Un homme est particulièrement sollicité : Yusuf Kurt. C'est le professeur de danse, employé par la municipalité (depuis 2005), le maître d’œuvre de la journée du lendemain. On lui donne du hocam (« maître »). Les mauvaises langues disent qu'après ce qui aurait pu être une belle carrière au conservatoire d'Istanbul et des opinions libérales (sur les Grecs en particulier171), il s'est enterré dans sa ville natale avec un poste et des idées sur-mesure.Qu'importe, il est une fierté locale – ou plus exactement le gestionnaire de la fierté locale : le horon. Ce soir, c'est lui que l'on presse de questions, dont une est sur toutes les lèvres : pourquoi Mehmet (Mehmet Gündoğdu, un jeune joueur de kemençe originaire de Tirebolu) ne sera pas là demain ? C'est pourtant l'un des meilleurs à l'ouest de Trabzon, et le plus à même de donner au kemençe ce frisson dont on raffole ici. (La déception n'est pas très légitime : flanqué des deux autres joueurs de kemençe prévus pour le lendemain, couvert par le zurna et le davul, personne n'aurait pu prêter l'oreille à ce genre de subtilités stylistiques). Yusuf amorce un début de justification : ils se sont brouillés, c'était à prévoir (Mehmet n'est pas du coin), de toutes façons il n'est pas si doué (un an plus tôt il ne jurait que par lui), puis coupe court au débat avec ces manières brusques qu'ont les timides et les taiseux. Mais, taiseux, qui ne l'est pas

dans cette ville172 où l'on crie plus souvent que l'on ne parle, et où seules les vieilles femmes laissent traîner la voix ? On se hèle de loin, on se taquine, on se frappe virilement mais rien de plus difficile que de rester assis à la même table en silence. Les jours de marché, dans une débauche de jupes colorées, il n'est pas rare de voir un vieillard débouler à travers la rue, asséner une énorme claque dans le dos d'un de ses camarades qui vacille sous le coup, et repartir dans le même élan sous de grands éclats de rires. Pour ces montagnards qui ne tiennent pas en place, la conversation publique est moins un art qu'un travail laborieux – même entre amis, cela se résume souvent à un concours de blagues, de répliques sonores pour meubler à tout prix le silence. Aucune chance de trouver ici de ces silences bonhommes que l'on s'imagine servis avec un thé et un sourire paisible ailleurs en Orient. Ici le silence c'est l'angoisse. (N'est-ce pas également ce que professent le kemençe ou le zurna lors de ces longues danses ininterrompues, mélodies affolées où l'instrument ne reprend jamais son souffle ?).

Aujourd'hui, heureusement, ce genre de problème ne se pose pas et les discussions vont bon train. Or, si la fête du lendemain fait ainsi parler toute la ville – tous les hommes de la ville plus exactement –, c'est qu'elle a une réputation à tenir. Une réputation de danseurs tout d'abord. Et l'on n'hésite pas à dire que Tonya est le berceau (ana merkez) du horon, en parodiant les mouvements gauches des voisins (surtout ceux d'Akçaabat, deux vallées plus à l'est, d'autant qu'ils les surpassent en réputation jusqu'à donner nom à une figure de danse –

akçaabat sallaması, une version plus sportive du horon habituel – et des spectacles au Japon –

un fois au moins, mais cela a marqué les esprits –, poussant l'injure jusqu'à écrire en toutes lettres sur le site internet de la mairie « Akçaabat, centre du horon »). Au pays des danseurs, Tonya a prétention à être capitale. Pour cette ville au dénuement spartiate – une coopérative laitière pour toute industrie et l'émigration qui saigne la ville depuis longtemps déjà – le horon est une richesse tangible, une manière d'exister à l'extérieur. De s'exporter également. En témoigne le soin qu'y porte la mairie : son sigle (un danseur sur fond de montagnes), la statue de musicien à l'entrée du bâtiment, et surtout Yusuf, le préposé au horon. Dans le budget d'une mairie qui n'emploie que 24 contractuels (işçi) – chauffeurs, techniciens et balayeurs compris –, un professeur de danse à plein temps est un luxe assez singulier. Ça marche le

horon, ça s'exporte mieux que le beurre, et marque plus les esprits. On a fini d'ailleurs par

172 On appréciera toute la saveur de ce proverbe local : « Si tu ne sais rien, ne parle pas, qu’ils croient que tu sais ; si tu sais beaucoup de choses, ne parle pas, qu’ils apprécient ta valeur » (Bir şey bilmiyorsan komuşma ki bildiğini sansınlar, çok şey biliyorsan konuşma ki kıymetini bilsinler).

vendre l'un par l'autre, la municipalité ayant eu la bonne idée d'organiser en septembre – après la saison des fêtes – le « Festival culturel et artistique du beurre » (Tereyağı kültür ve sanat

festivalı, qui tenait sa 11ème édition en 2011) dont le seul attrait consiste en des

démonstrations de danse. Et les ekip de folklore de la ville ont souvent la faveur des chaînes de télévision locales ou des festivals de folklore nationaux. Si le traditionnel est l'étendard des pauvres, Tonya vend sans complexe sa pauvreté sur le marché national.

Dans ces vallées encastrées, la réputation compte, sinon on finit oublié. Qui en Turquie a entendu un jour parler de l'ilçe de Düzköy ? De Hayrat ? De Araklı, qui est pourtant l'antique Héraclée ? Si on n’est pas un peu débrouillard, et si on ne force pas le destin et si on ne hausse pas le ton pour se faire entendre jusqu'à la capitale, on vous oublie dans votre province. Michael Meeker l'explique parfaitement dans son livre An Nation of Empire : rien de tel qu'une rébellion pour se rappeler au bon souvenir de la Sublime Porte. Chaque vallée essaye de sortir son épingle du jeu. Et, question horon, Tonya peut se targuer d'une certaine légitimité historique (ou s'en targue en tous les cas), une photographie à l'appui, datant du début du siècle et de cette série « Salut de Trébizonde » qui fait la joie des historiens locaux, sortes de « scènes de vie ». Ce n'est pas rien : la première image connue d'un horon daterait de 1909 et montrerait les conscrits de Tonya en action sur la place de Trabzon. Ce serait également une équipe de Tonya qui aurait participé au Festival des jeux balkaniques en 1936, au palais de Dolmabahçe devant Mustafa Kemal Atatürk, premier président de Turquie, et ça, ça n'a pas de prix173.

La danse et le fusil

Quand on parle de danse, il ne faut pas croire que cette ville soit un repaire de musiciens. Au contraire, une vieille dame racontait que dans son enfance, on cachait le kemençe, et que l'on devait appeler les musiciens de villages alentours pour la fête. Mais la danse, c'est une autre histoire. Les anciens disaient paraît-il – et Yusuf le répète à qui veut l'entendre : « Le

kemençe est de Görele, la chanson de Şalpazarı et le horon de Tonya » (Kemençe Görele, türkü Ağasar, horon da Tonya'nın)174. Ce que lui résume de manière plus prosaïque : « Tonya

173 Cette participation est indiquée sur le site internet de la mairie de Tonya. Je n’ai pas fait de plus amples recherches sur le sujet, et je ne peux confirmer les dires des Tonyalı. Mais ces jeux ont bien eu lieu, et Arzu Özktürkmen en rend compte dans son livre Türkiye’de folklor ve milliyetçilik (İletişim, 1998).

est devenu un label du horon » (Tonya horonda marka oldu). La réalité ne dément pas le proverbe : alors que les kemençeci de Görele (Piçoglu Osman, Katip Şadi) ont marqué la région de leurs enregistrements, personne ne peut citer le nom d’un seul musicien de Tonya175. Quant à la chanson, il faut entendre par là consommation d’alcool dans ce qu’on appelle muhabbet. Et il est vrai que ceux de Şalpazarı ont la réputation d’être plus libéraux sur beaucoup de sujets176... Que l’on puisse dédaigner la musique mais s’agripper tant à la danse peut paraître surprenant au premier abord. La raison est pourtant simple : alors qu’instrumentiste est un sous-métier, et que le chant est un divertissement privé, le horon a plus à voir qu’il n’y paraît avec la virilité et la réputation.

Car il est une autre réputation évoquée avec plus de gourmandise – et qui n'est pas sans lien avec la première : une réputation de vendetta (kan davası), effrayant, paraît-il, toute la côte pontique de Giresun à Rize. Ce que résume à merveille un érudit local, Ilyas Karagöz dans son livre Les noms de localité à Trabzon177 :

« La singularité bien connue des gens de Tonya est d’être musulmans, grécophones178 et querelleurs. Les vendettas traditionnelles qui, jusqu’à aujourd’hui, ont continuité sans répit, ont considérablement isolé la ville. Ses habitants sont réputés pour leur propension au meurtre, et les gens des calmes villes de la côte craignent d’entrer en conflit avec quelqu’un de Tonya ». 179

Que cet érudit soit lui-même originaire de Tonya n'est pas anodin. Et si cette réputation est vivace aux alentours, les Tonyalı s'en gargarisent un peu trop pour en être sincèrement affligés. Une façon de dire que l'on n'est pas commode par ici. Mais bien que les fusils se soient tus depuis quelques années, la vendetta n'en reste pas moins une réalité amère, et d'aucuns en gardent quelque souvenir cuisant – Yusuf le premier (son père en est mort). Sur ce sujet par contre Tonya peut se targuer d'une réelle légitimité officielle, documents à

175 C'est peut être également que les Turkmènes de ces localités ont eu plus les faveurs de l'Etat que cette vallée partiellement grécophone, mais c'est là un autre problème...

176 Les filles de Şalpazarı sont réputées volages, ne serait-ce que parce qu’elles s’aventurent volontiers sur le terrain du horon masculin.

177 Ilyas Karagöz, Trabzon yer adları, Derya Kitabevi, Trabzon, 2006. La République a changé une grande partie des noms de ville et de village qui ne sonnaient pas « turcs ».

178 Oui, une autre spécificité de la région est le rumca (variante du grec), encore parlé par certains, et c'est certainement là une ligne de segmentarité dont se nourrit la vendetta.

l’appui180 - les vendettas ont fait l’objet d’une loi spécifique (3236 kanunu) ne s’appliquant qu’à quelques sous-préfectures du pays, dont celle de Tonya. Cela n'a, soit dit en passant, certainement pas arrangé le problème d’émigration.

Le horon exubérant et la susceptibilité armée sont deux qualités que l’on prête avec largesse aux pontiques, et qui sont surinvesties par les gens de Tonya. Le rapprochement n’est pas fortuit. Vendetta et dik horon sont, l’un comme l’autre, moins des affaires privées que des « déclarations publiques » de factions masculines, pour reprendre l’expression de Michael Meeker, qui décrit en ces termes les vendettas pontiques :

« Le meurtre d’un homme qui nous a offensé ne tend pas seulement à l’empêcher lui ou ses associés de récidiver ; c’est une déclaration publique qui procure réparation à une qualité publique, celle du sharaf (l’honneur)181. Si l’on se vengeait sans que personne ne le sache, il ne serait pas profitable de chercher vengeance. Il n’est parfois pas suffisant que la vengeance soit ébruitée dans tout le village, encore faut-il faire connaître l’affaire au monde entier. Ainsi il n’est pas rare que les meurtres prennent place dans des bâtiments officiels, dans des cérémonies publiques ou encore lors de la prière. Tout cela mène à une notoriété particulière, couverte par les quotidiens nationaux » 182

Cet aspect public de la chose est essentiel : l’action masculine doit être visible et médiatisé – par les médias comme par la rumeur183. Or c’est bien en ce qu’il constitue l’espace public par excellence de l’ancien monde de la transhumance – point de contact et d’assemblée des vallées alentours – que l’aire de danse du panayır est (encore) le lieu nécessaire de l’exposition de la virilité, de la représentation de soi (temsilcilik, le mot est à la bouche de tous les Tonyalı). Vendetta et horon engagent le groupe, contribuent à le constituer comme personne morale. À cette spécificité près que le horon n’engage pas une lignée agnatique mais une vallée.

180 Cf. Kudret Emiroğlu, « Trabzon ne yetiştirsin ? » in Trabzon’u anlamak, Güven Bakırezer et Yücel Demirer, İletişim, 2009, pp.103-104.

181 Şeref en turc.

182 Michael Meeker, « Meaning and society in the Near East : Examples from the Black Sea Turks and the Levantine Arabs », Journal of Middle-East Studies n°7, 1976

183 Yusuf Kurt, au sortir de la fête de 2011 à laquelle je n’avais pas assisté : « Tu aurais du voir ça, les gens (millet) ont dit que c'était le meilleur Kadırga de ces vingt dernières années. Imagine donc : on avait huit chevaux, trois joueurs de kemençe et une paire davul/zurna... On a fait honneur à Tonya. »