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L’ORDRE D’UN MONDE

6. LE JEU DU « HAUT »

Alain Testart précise pourtant un autre point fondamental: il n'y a jamais une hiérarchie unique, mais une multiplicité de hiérarchies parallèles. Le horon – et par extension le folklore – est l’une de ces hiérarchies parallèles, ou de ces canaux de prestiges parallèles, du grand jeu social. Ce qu’Alain Testard ne précise pas, c’est qu’il existe également une hiérarchie des canaux de prestige, une hiérarchisation de ces hiérarchies multiples. Un régime de prestige pourrait-on dire, entendu comme l’agencement de ces diverses hiérarchies. Ce qui revient à poser la question ainsi : que vaut le prestige acquis lors de ces fêtes ? Le haut de ces montagnes (ceux qui récoltent le prestige lors de ces fêtes) représente en même temps le bas de l’échelle sociale (ceux qu’on moque également dans les fıkra, les « crétins des Alpes »), et le jeu qui s’y déroule, le jeu du « haut » comme on dit village du « haut »208, fonctionne ainsi à l’envers : les plus pauvres (les plus montagnards) y font autorité tandis que les plus riches (les plus urbains) y sont hors-jeu – quand ils sont présents. Reprenons l’affirmation précédente : « Notre village, il aime le leadership ». Soit, mais les autres ne l'aimeraient-ils pas ? Connaissant la fierté maladive des gens du pays pour leur village, cela ne paraît pas plausible. Ainsi, si le leadership de ces quelques vallées ou villages est si clair, indiscuté, c’est qu’il n’est pas convoité par les autres, il leur est au contraire abandonné avec dédain : tout cela est au fond une histoire de paysans, de ruraux. Ce horon tant vanté par ailleurs ne représente somme toute qu’une hiérarchie secondaire, bonne pour les villes les plus moins florissantes et les locaux sans tickets de sortie. De la même manière que l'on vous montre un vieillard en vous disant qu'il fut en son temps un danseur hors-pair, on vous indique une vallée en précisant qu'ils s'y connaissent en horon. Dans les deux cas, on aura affaire à la ruralité la plus marquée.

La division ne fonctionne pas uniquement d’une vallée à l’autre ou entre la montagne et la côte mais opère également au sein des vallées, entre les différents quartiers de la même ville (quoiqu’on y retrouve encore la distinction haut/bas). Si la présence du maire et de quelques autres notables légitime l'ensemble, le gros des troupes représente une autre face de la ville, et l'on y reconnaît le çaycı (le préposé aux thés) de la Maison des Professeurs ou ces quelques jeunes garçons (les delikanlı) qui n'ont pas été acceptés à l'université. Le nom anciennement

donné à ce groupe – otçular, « les coupeurs d'herbe », car la fête était donnée à l'occasion du retour au yayla des éleveurs descendus engranger l'herbe fraichement coupée – est éloquent. S'il y a peu de paysans aujourd'hui (ce sont de toutes façons les femmes qui s'occupent des travaux agricoles), le groupe reste malgré tout une alliance des personnes tournées vers l'intérieur. Ceux qui étaient concernés par la vendetta. Ceux également qui tiennent la ville – à la manière de ces jeunes dont on dit qu'ils « tiennent les murs » –, qui l'empêche de sombrer comme ces villes ou villages devenus au mieux maisons de vacances pour gurbetçi aisés209

(« On n'a plus de voisins » disait une habitante de l'orta mahalle de Tonya, l’un des anciens quartiers à flanc de colline). Empêcher la ville de sombrer : peut-être est-ce là un des motifs de cet investissement peu commun, au-delà d’un habitus lié à la vendetta. Tonya est un haut-lieu d’émigration210, une ville soumise à une dispersion sans précédent – d’autant que ces espaces ruraux présentent déjà une structure d’habitat éclatée. La prise en main de ces moments de rassemblement par la collectivité, le sens accordé à cette action collective, n’est alors pas dissociable d’une volonté de mobiliser une population dispersée, comme de fédérer un territoire éparse – les étapes dans les différentes estives lors du parcours des Tonyalı en est un exemple fort. En posant les équation ruralité = horon et pauvreté = exil, ne peut-on pas en soumettre une troisième, exil = horon ?

A ce portrait brossé à gros traits d’un jeu rural et montagnard, une ville pourrait faire figure de contre-exemple, celle d’Akçaabat : côtière, relativement opulente pour la région et réputée pour son horon. Mais cette réputation se base sur un double malentendu :

1) une confusion entretenue entre la ville d’Akçaabat et la sous-préfecture du même nom. Lors du panagır d'Hidirnebi qui rassemble toute la province d’Akçaabat, le horon est tenu par quelques villages haut-perchés, Koryani et Sertkaya en particulier, tandis la ville éponyme n’est représentée que par le financement de la scène. Et cet arrière-pays montagnard est loin d’être aussi florissant économiquement211 ;

209 Voir la thèse de Benoît Fliche « Les vacances de Kayalar : histoire migratoire, usages et représentations d’un village anatolien en milieux urbains (Turquie, France) », soutenue à l’Université Aix-Marseille I en 2003, étude partant d’un village d'Anatolie central, déserté de ses habitants puis rénové par un gurbetçi.

210 Tonya est également un lieu d’exil, d’exil politique des fonctionnaires par l’administration, ce qu’on appelle sürgün par opposition au gurbet, émigration économique. Il y a en Turquie quelques lieux de la sorte où l’on envoyait les fonctionnaires récalcitrants – Bayburt en est un autre, et la perspective d’être muté dans ce bastion désertique du conservatisme a du faire frémir plus d’un gauchiste à la grande époque des règlements de compte politiques, dans les années 80.

211 « Sertkaya, 1975 yılına kadar dar ekonomik nedenlerden dolayı çok göç vermiştir. 1975 ten sonra göç durmuştur.2000 sayımına göre Sertkaya Köyü nüfusu 1100 dolayındadır. Ancak Sertkaya nüfus cüzdanı taşıyan köy dışı nüfusun ise 800 civarında olduğu tahmin edilmektedir. Köy dışı nüfus daha çok İzmit, Bursa, Ankara,

2) une distinction à faire entre une pratique sociale, le horon, et sa mise en scène dans l’espace national, le folklore. La ville d’Akçaabat n’est pas un foyer du horon, elle est le lieu où celui-ci se négocie dans l’espace national. Elle n’est d’ailleurs, dans cette fonction de prise en charge du folklore régional, qu’une décharge de ce dont sa voisine Trabzon ne veut pas, succursale « traditionnelle » de la capitale régionale qui ne souhaite pas s’embarrasser de ces choses. Car la ville de Trabzon est, elle, littéralement hors-jeu. Les Trabzonlu qui viennent au festival de Kadırga – comme à tous les autres de la région – y viennent en invités extérieurs, en spectateur, pour danser sur la place principale ou pour un muhabbet dans la forêt, mais sans s’investir dans la fête. La ville de Trabzon n'a pas de yayla, pas de danseurs, aucune réputation en la matière. Et aucune prétention à en avoir (c’est pourtant elle qui, au plan national, engrange les bénéfices). Car la ville concourt dans un autre agôn, infiniment plus valorisant : le football (là encore un domaine masculin212). Trabzon Spor fut longtemps (jusqu' 2010) le seul club non-stambouliote à avoir remporté la coupe nationale – ce qui lui vaut en Turquie un grand prestige, et dans la ville une ferveur non démentie. Ferveur quasi-religieuse : les gens s’habillent aux couleurs de leur club – bordeaux et bleu (là encore ce système de codage par la couleur) –, téléphonent avec un abonnement au nom du club, fréquent le musée et le restaurant du club…Si les yayla pâtissent de la fin du monde agricole, Trabzon Spor a lui grandement profité de la crise industrielle qu’a vécu la ville. L’équipe participe pleinement de la fierté d’être « de Trabzon » (Trabzonlu), fierté éprouvée par les habitants de la ville…et la préfecture éponyme. Car la confusion ville de Trabzon/préfecture de Trabzon est savamment entretenue, permettant à tous de s’approprier les victoires. Ce double sens permet peut-être de comprendre l’imbrication, ou la continuité, qui existe entre ces deux agôns si éloignés l’un de l’autre. La division soulignée précédemment entre Trabzon et son arrière-pays n'est pas une rupture, au contraire, c'est une division des tâches comme cela se pratique dans l'espace domestique ; une économie bien comprise diraient certains : l’un tourné vers l’intérieur, l’autre vers l’extérieur – d'ailleurs les deux calendriers se recoupent, la ligue nationale étant en pause tout l'été. Les Tonyalı se reconnaissent ainsi dans Trabzon Spor, les matchs y sont suivi assidûment (les soirs de match, on se réunit – entre hommes – dans un café de la place principale), et Tonya possède même une « Association des supporters de Trabzon Spor » (Tonya Trabzon Spor taraftarlar derneği). De fait, la bourgade

İstanbul ve Samsun’da bulunmaktadır. Yurtdışında da küçümsenemeyecek kadar Sertkaya’lı vardır. Köy hane sayısı 220 dir (2005) », site internet de la mairie de Sertkaya (http://sertkayakoyu.com/sayfa.asp?sayfaID=23). 212 Il y a (ou il y eu) une équipe de football féminin à Trabzon. Kathrin Meier, qui consacra un documentaire au football féminin en Turquie, raconte que les entraînements étaient précédés de concours de maquillage pour éviter ce « fléau » des équipes féminines : l’initiation à l’homosexualité (communication personnelle).

ne possède pas de club local (Şalpazarı non plus), ce qui est, dans ce pays passionné de football, un renoncement notable. Non, pour le football, Tonya délègue à Trabzon. De même, les habitants de Trabzon se reconnaissent dans les festivals qu'ils suivent également à la télévision (d'un œil plus distrait, il est vrai), ou se reconnaissent en tout cas dans ce dik horon viril qui y est dansé et qui a fait – somme toute malgré eux – la réputation de leur ville.

Le panayır est ainsi un jeu que chacun investit d'une manière différente : si certains prennent à cœur de s’y distinguer par la danse (le « haut » : Tonya ou Şalpazarı), d’autres s’y branchent pour profiter des retombées secondaires (le versant Sud : Kürtün ou Torul) ou viennent simplement s’y divertir (Trabzon et plus largement tous les badauds, qu'ils viennent d'Istanbul ou d’ailleurs). Mais la donne a changé et son efficacité semble s’essouffler. Reste dans l’organisation actuelle un jeu mineur et, au final, quelle que soit la fierté que les Tonyalı y mettent, quel que soit le cœur qu'ils mettent à l'ouvrage, et si certains déclarent en riant que Tonya est le Texas de la Mer noire, ils gardent avec amertume l'impression d'être abandonnés dans leur vallée tandis qu’ils voient leur monnaie – celle acquise lors des fêtes, une monnaie de prestige – se dévaluer à grands pas en même temps que périclite le monde de la transhumance qui avait donné lieu à ces fêtes. Et ce ne sont pas les quelques compétitions folkloriques dans des gymnases glacés qui y remédieront. À quoi bon savoir danser le horon dans une république des salariés, des fonctionnaires ou des notables ?