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L’ASSEMBLÉE DES DANSEURS

L’ORDRE D’UN MONDE

1. L’ASSEMBLÉE DES DANSEURS

A enquêter sur ces musiques que l’on dit pontiques (karadenizli), l’on est constamment renvoyé vers les hauteurs rurales de l’arrière-pays, vers le plus montagnard. Et le plus montagnard, assurément, ce sont les yayla - les hauts-plateaux des sommets pontiques qui s’étendent au-dessus des forêts. Sous la neige une grande partie de l’année, ces hauts-plateaux n’en ont pas moins joué un rôle majeur dans l’économie locale comme lieu de transhumance, et la plupart des villages possèdent des estives (oba) sur les sommets. Si le mode de production qui présidait à la transhumance a fait faillite il y a de ça une génération163 - ce sont le plus souvent les femmes et les enfants que l’on envoie aujourd’hui garder les quelques vaches - les yayla gardent malgré cela un statut à part, et l’alternance entre vallée et haut-plateau continue de rythmer l’année. C’est déjà là le ventre mou de la région – là où les gens sont les plus chaleureux, et ce pour une raison simple : ils y sont entre eux. Comme le note Kudret Emiroğlu164, à l’exception de la route Trabzon-Bayburt (passant par le col de Zigana), les routes s’engageant dans les vallées ne sont pas des routes de passage, et plus on progresse en altitude plus s’épaissit l’entre soi (Kudret Emiroğlu rajoute : plus l’étranger est suspect). Le yayla est par excellence un « dedans », par opposition au « dehors » qu’est la côte, aujourd’hui traversée de part en part par l’autoroute Batoumi-Istanbul. Mais si les yayla gardent une telle intensité dans la géographie de ces musiques, c’est que s’y tiennent chaque été d’immenses assemblées festives – foires bigarrées sur le toit du monde, mangées par la bruine et la brume. Rien n’est plus extraordinaire, au sens d’hors du temps ordinaire. S’y tissent les plus grands cercles de danse qu’il m’ait été donné de voir, atteignant plusieurs centaines de personnes quand le soleil est de la partie165. Quoiqu’on préfère aujourd’hui désigner ces fêtes sous le terme générique de şenlik - de şen, la joie, et que l’on traduit

163 Et l’élevage a sombré somme toute récemment : stable jusqu’en 1980, le nombre de têtes de bétail a été divisé par deux (de 625 000 à 249 000) en 2005 (Güven Bakırezer, «Trabzon sosyo-ekonomik çöküşü » in Trabzon’u anlamak, Güven Bakırezer et Yücel Demirer, İletişim, 2009, p.59).

164 Kudret Emiroğlu « Trabzon ne yetiştirsin ? » in Trabzon’u anlamak, Güven Bakırezer et Yücel Demirer, İletişim, 2009, p.100.

165 Sur les hauts-plateaux, une fête de plein air ensoleillée est une chance inattendue, une clémence passagère du temps. On n'y croit qu'à moitié, et on scrute le ciel d'un air dubitatif. L'habitude est plus aux fêtes annulées, aux fêtes ratées, aux fêtes pluvieuses où l'on voit à peine devant soi, et où des femmes à l'embonpoint généreux se cachent derrière des parapluies trop petits. A la fête du Mont Brumeux (Sis dağı), l'averse disperse la foule avant le début des réjouissances, on est bloqué, trempé, déçu mais absolument pas surpris. On en rit : c'était pareil l'année précédente, et l'année d'avant... (Remarquez qu'une petite bruine, ne gêne nullement, au contraire, et le parapluie que l'on emporte immanquablement pour la fête sert autant à se protéger d'une hypothétique averse qu'à s'abriter du soleil traître de la montagne.)

aisément par réjouissance -, terme utilisé dans tout le pays pour les fêtes publiques, deux désignations moins communes sont encore en usage : le mot dernek, que l’on traduit aujourd’hui par « association » mais qui est utilisé ici dans un sens plus ancien de « rassemblement »166, et le mot panayır, emprunt au grec, qui désigne en turc comme en grec moderne (πανηγύρι) la fête villageoise, et signifie étymologiquement « tout autour ». Or cette notion de rassemblement géographique est particulièrement appropriée. Car le yayla n’est pas uniquement l’ultime étape d’un parcours de transhumance mais également un espace de jonction qui fait voisiner pour un temps des populations issues de différentes vallées, voire des deux versants de ces montagnes167. Là où les vallées encastrées segmentaient le territoire, les yayla, souvent à cheval sur les frontières administratives, forment un espace lisse de contact. Et les habitants des différentes vallées sont paradoxalement plus proches quand ils vont se perdre dans la montagne que campés dans leur résidence principale. Chaque fête rassemble alors les habitats estivaux alentours (oba) sur un espace neutre, espace d’échange - souvent celui d’un marché hebdomadaire. À partir de la préfecture de Rize, dans les monts Kaçkar où s’achève la chaîne pontique, les hauts-plateaux s’élèvent à 3000 mètres (avec un pic culminant à presque 4000) et la circulation de yayla en yayla relève de l’expédition. Mais à Trabzon, les hauts-plateaux sont moins élevées (2000 mètres) et l’on passe sans difficulté de l’un à l’autre, comme d’un versant à l’autre de la montagne. De sorte que les fêtes s’organisent en réseau, et c’est un circuit de fêtes qui court de juin à septembre sur la cime de ces montagnes. Les plus assidus (des hommes) passent de l’une à l’autre, et, de la fête du

yayla de Sultan Murat à celle du Sisdağı (« le Mont brumeux »), l’on retrouve les mêmes têtes

dans le cercle de danse et autour des tables de buveurs. Le mot réseau pourrait donner l’impression erronée d’un ordre sous-jacent à ces rassemblements, d’une organisation formelle régissant l’ensemble de la région dans un échange généralisé (quelque chose de l’ordre de la kula mélanésienne que décrit Malinowski). Il n’en est rien. Ces fêtes ne sont qu’une cartographie éphémère de la transhumance. Chacun n’est pas concerné de la même manière par ces fêtes (les quelques villages ne pratiquant pas l’élevage n’ont simplement pas d’estives) et toutes les fêtes n’ont pas la même aura ni la même affluence (certaines fêtes, souvent de moindre altitude, ne mobilisent que quelques villages). Mais ce lacis, ce plexus qui innerve ces montagnes constitue sans aucun doute la clé de voute d’une sociabilité régionale, d’un monde qui aurait le horon en partage.

166 Le mot est formé à partir du turc ancien derinmek, « rassembler ».

167 La forte présence du kaval (une flûte) sur les hauteurs des préfectures de Sürmene et d’Of est ainsi due à une influence du versant Sud de ces montagnes (Bayburt) par l’intermédiaire de yayla voisins.

A ce jeu là, aucune fête n’égale celle qui se tient sur le yayla de Kadırga chaque troisième vendredi (jour de prière et de marché)168 du mois de juillet. Marquant une pause dans les travaux agricoles, elle durait autrefois toute une semaine, et on y accourait de loin. On y vient aujourd’hui, en voiture, d’encore plus loin - de la ville de Trabzon et des préfectures voisines de Giresun et de Gümüşhane, lorsqu’on ne revient pas d’Istanbul ou de l’étranger pour l’occasion. Kadırga est, dans la région, une institution. Quand les rassemblements publics furent interdits, lors du coup d’Etat de 1980, le şenlik de Kadırga aurait été le seul épargné. Et quand les émigrés de la région installés à Amsterdam décidèrent d’y délocaliser la tradition des fêtes estivales, c’est encore le nom de Kadırga qu’ils donnèrent à ce nouveau festival urbain.

Qu’a donc ce yayla pour jouir d’un tel statut ? Il est déjà le plus haut perché des environs - il culmine vers les 2300 mètres. Surtout, il se tient à la frontière des versants nord (préfecture de Trabzon) et sud (préfecture de Gümüşhane), tandis que son marché hebdomadaire met en relation les oba (estives) d’au moins cinq vallées différentes. Et la frontière n’est pas uniquement administrative. Qu’elle puisse être ethnique on le chuchote, on le suggère, mais l’énoncer publiquement, c’est une autre paire de manche. On relève bien entendu l’origine turkmène de ceux de Şalpazarı. On note également, plus discrètement, qu’une partie de la vallée voisine, dans la sous-préfecture de Tonya, est hellénophone. C’est que le yayla de Kadırga est assis sur une ancienne ligne de faille entre populations grécophones et turkmènes, celle que raconte magnifiquement le byzantiniste Anthony Bryer 169 : l’Empire de Trébizonde170 soumis aux assauts des Turkmènes Çepni installés sur le versant Sud de la chaîne pontique, la chute des frontières occidentales et l’installation des envahisseurs dans les vallées adjacentes, la cohabitation fragile, avant la prise de Trébizonde par un sultan ottoman (1461) et la lente conversion de la région à l’Islam (achevée en 1923 avec l’expulsion des chrétiens orthodoxes vers la Grèce). On imagine qu’en ces temps troublés, la cohabitation saisonnière sur les estives devait être sportive, et quelques uns n’hésitent pas à voir dans ces fêtes d’anciens rites frontaliers (faire la fête, se donner, pour ne pas s’affronter). D’autant que

168 L’équivalent pour les musulmans du dimanche chrétien, sauf que la Turquie connaît une disjonction entre semaine civile et semaine religieuse.

169 Anthony Bryer, « Greeks and Turkmens: The Pontic Exception » in Dumbarton Oaks Papers, Vol.29, Harvard University, 1975

170 L’Empire de Trébizonde s’autonomisa de l’Empire byzantin en 1204 (lorsque Constantinople fut mise à sac par les armées de la quatrième croisade) et lui survécu puisqu’il ne fut conquit par les Ottomans qu’en 1461, huit ans après la prise de Constantinople.

la propriété du yayla de Kadırga fut un enjeu de conflit, avant d’être rattaché à la sous-préfecture de Kürtün (versant Sud). Aujourd’hui encore, les deux localités les plus concernées par la fête de ce yayla - ou celles qui le font le plus bruyamment savoir - sont les vallées voisines de Tonya, grécophone, et de Şalpazarı, à la réputation de turkmènes ; l’histoire locale résumé dans le voisinage de deux vallées. Ces histoires anciennes ne doivent évidemment pas cacher l’essentiel : frontières administratives et hypothétiques frontières ethniques se résorbent dans une homogénéité culturelle manifeste - qui est d’abord celle d’une danse commune. L’assemblée se fait sur le mode de la danse, et, question horon, la querelle pittoresque entre Tonya et Şalpazarı est moins intense que celle qui les oppose aux centres urbains, ou au versant sud des montagnes. Mais si j’insiste sur cette composante de frontière, c’est justement que le panayır se donne à chaque fois comme un espace sous tension, divisé, strié, charpenté autant par les alliances que par les divisions. Et poser l’espace commun comme lieu de conflit, c’est donner au horon son sens le plus large : articulation d’un système de différences dans un référent commun ; comme supposer que se joue là-haut, sur les sommets embrumés, quelque chose qui tient de l’ordonnancement d’un monde.