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LE COMMERCE FAIT-IL L’ARTISTE ?

CE DONT ON FAIT COMMERCE

1. LE COMMERCE FAIT-IL L’ARTISTE ?

Si, jusqu’à présent, je n’ai parlé du commerce pourtant florissant de la musique pontique qu’en passant, comme un rebord de la réalité locale (la scène, le düz féminin, la raison pratique, la disparition du meneur) c’est qu’il est ressenti comme étranger, constamment renvoyé comme venant de l’extérieur. Et qu’il se tient à distance raisonnable de ce qui constitue la forteresse du savoir musical : les hommes d’âge mur. Il concerne avant tout les femmes et les enfants, ceux de la côte, les habitants de Trabzon ou d’Istanbul... D’ailleurs, mettre ce phénomène à l’écart est d’autant plus facile que lui même élève sa propre frontière : celle d’un champ artistique, distinct des pratiques communales, rurales, villageoises, quotidiennes (ou quel que ce soit l’inverse d’ « artistique »...). Et de fait, ce commerce s’affiche d’abord (au sein de l’évènement musical) comme une personnification, des « noms » de musiciens que l’on appellera sanatçı (« artiste »), par opposition à çalgıcı (« instrumentiste ») – des musiciens surexposés. Entre ces deux modalités d’existence du musicien, procède une distinction quasi-ontologique – d’autant plus qu’elle est musicalement peu fondée (on joue presque la même chose). Et alors que le zurnacı et le davulcu trimeront à deux toute la journée sans que personne (connaisseurs mis à part) ne se soucie de leurs noms, sur scène se succèdent quelques personnalités pour de courtes prestations.

Il y aurait dès lors un premier postulat : ici, le commerce récent de ces musiques a partie liée avec l’apparition de la figure de l’artiste – un changement dans le statut du musicien, ou plus exactement un dédoublement de cette figure. Non pas que « l’artiste » ait attendu le commerce pour voir le jour sous ces latitudes. Déjà la cour du sultan ne recensait pas moins de quelques dizaines d’employés (des salariés dirait-on) dénommés sanatçı. Salarié, voilà déjà un statut du musicien, qui, s’il n’est pas celui de l’artiste contemporain, représente une rupture avec les situations qu’offre le monde rural. Car dans ces campagnes organisées autour de l’opposition entre artisans (usta) et professeurs (hoca), entre ceux qui font de leurs mains et ceux qui ont accès au savoir livresque, peu de place est faite à l'artiste. Le champ musical lui-même s’est longtemps structuré autour de cette ligne de démarcation hiérarchique qui innerve toute la société : d’un côté l’instrumentiste, le pratiquant, qu’on hèlera de la même manière que le serrurier, le couturier, le cuisinier ou le coiffeur (usta) ; de l’autre celui qui enseigne ou plus prosaïquement qui sait lire la musique, qui se branche sur une tradition écrite

et rentre du même coup dans le cercle plus restreint des hoca228 (et, partant, des notables), entre l’imam et le professeur des écoles – celui qui a étudié ou « lu » (en Turquie, le mot

okumak recèle un prestige quasi-magique229). Aucune nuance de créativité ou d’une quelconque inspiration n’entre en ligne de compte (ce n’est pas la différence entre le compositeur et l’exécutant de l’orchestre classique, entre le tâcheron et le créateur) : l’usta peut être un aşık, un barde composant paroles et mélodies, et le hoca un répétiteur du conservatoire. La distinction est sociale et repose sur l’opposition complémentaire entre savoir et faire. Le statut d’artiste vient chambouler cet ordre établi, ou plutôt le reléguer.

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C’est par là qu’il faudrait commencer : l’apparition récente de l’artiste, comment il investit

par l’extérieur ces musiques rurales. Et d’abord, qu’entendre ici par artiste ? Je désignerai

pour ma part la plus-value symbolique et économique (symbolique donc économique) que procure (ou actent) un ensemble de pratiques telles que le commerce de la musique (sa médiatisation) et la surexposition du musicien (sur scène, sur les affiches). Ou pour le dire plus simplement : une variation de la valeur socialement reconnue du musicien. Mais une variation qui arrive ici par l’extérieur et aboutit à l’établissement de deux séries parallèles : artiste (sanatçı) et instrumentiste (usta ou çalgıcı). On ne peut se départir de l’impression que l’artiste est aujourd’hui avant tout celui qui a accès au commerce. Tout se présente a priori comme si du commerce dépendait cette plus-value symbolique – comme si l’objet CD faisait l’artiste, de la même manière que le livre fait l’écrivain. Certains contesteront la valeur « artistique » de quelques unes de ces pratiques – celles qui s’affichent par exemple sur telle chaîne de télévision ; à juste titre, avouons-le. Mais le qualificatif artistique ne renvoie pas ici à un jugement esthétique, il acte une praxis définie (définies par les acteurs – un terme « emic » dira-t-on), un habitus social 230. Pratique de la scène, fétichisme du nom, enregistrements... Au plus simple, juste un nom et une diffusion. Une visibilité, une

228 A Istanbul, un fin connaisseur de la musique savante ottomane, celui qui sait reconnaître les makam et apprécier leurs modulations gagnera le titre de hoca alors même qu’il ne pratique pas lui-même la musique. Yusuf Kurt, le maître de danse de Tonya, a également le titre de hoca.

229 Il y aurait tout un travail à faire sur la symbolique du verbe « lire », okumak, en Turquie : l’assimilation de la lecture à une asocialité, l’assimilation à une certaine position sociale, l’assimilation encore plus forte, dans certains milieux, du livre à l’activisme politique (de gauche).

230 Mais la même distinction n’a-t-elle pas lieu en France par exemple entre un chanteur populaire à la télévision et l’organiste d’une église ? Que l’un chante des textes qu’il n’a pas écrit tandis que l’autre improvise des heures durant joue peu dans la manière dont ils seront communément nommés.

surexposition qui est également une distance – une mise à distance de l’événement social qui était jusqu’alors seul élément constitutif du métier de musicien.

C’est, à première vue, peu de choses, mais la tradition rurale des montagnes pontiques reste, avant le vingtième siècle, étrangement muette : pas un nom de poète, pas un barde, pas un nom de virtuose ni une quelconque figure légendaire de musicien associée à ces lieux, rien (de l’autre côté de la montagne, on a Dede Korkut, barde légendaire venu d’Asie centrale231). Un anonymat complet (c’est à dire un oubli chronique). Et ce jusqu’à l’irruption de l’Etat et de sa manie graphique – qui viendra placer quelques musiciens dans cette position d’exception qu’est l’artiste232. Le plus ancien « nom » auquel se réfèrent les musiciens de la région (particulièrement à l’ouest de Trabzon) – premier maillon connu d’une chaîne d’influences, de styles locaux, de distinctions de vallée en vallée par référents historiques233… – serait né en 1901234 dans un village de Görele (une sous-préfecture de Giresun jouxtant la préfecture de Trabzon) et décédé en 1946, d’une cirrhose, dans un bateau à destination d’Istanbul. Ajoutons que le bonhomme adorait, selon un de ses épigones, les déclarations entre « la blague et l’injure » et on a dans son histoire la quintessence de ces rudes montagnes. Osman Gökçe dit Picoğlu – littéralement, pardonnez l’expression, « fils de bâtard » – joueur de kemençe de son état, ancien berger devenu noceur professionnel (düğüncü), n’atteindra ce statut de figure tutélaire que par une double rencontre avec les autorités de la jeune République turque. Et d’abord avec son premier président, Mustafa Kemal Atatürk : l’histoire voudrait que, lors de sa première visite à Trabzon en 1924, un an à peine après la fondation de la République, le maire de la ville ait organisé un concert de fasıl, similaire à ce qu’on pouvait alors entendre à Istanbul. Mais Atatürk, peu convaincu par cette prestation provinciale, aurait réclamé de la musique « du coin » (entendez « du peuple »), et on se serait empressé de ramener Picoğlu – qui aurait alors reçu la bénédiction présidentielle : « prenez soin de ce jeune garçon, c’est un grand artiste »235. L’anecdote tient du mythe fondateur (Atatürk au début de toutes choses) – et ce quelle qu’en soit la véracité historique –, liant le peuple et la nation (ou faisant basculer

231 A lire dans la magnifique traduction de Louis Bazin et Altan Gökalp, Le livre de Dede Korkut. Récit de la geste oghuz, Gallimard, 1998

232 Je ne tenterai pas d’explications hâtives à cet état de fait, mais la fracture culturelle forte entre la ville de Trabzon et son arrière-pays n’a certainement pas favorisé la notation ou la glose d’une musique coupée du monde lettré. En Turquie, les figures de bardes les plus populaires qui soient n’existent que dans un aller-retour urbain/rural – et principalement à travers ces réseaux transversaux que constituent les confréries religieuses.

233 Ce n’est qu’à travers son histoire que sont connus d’autres noms plus anciens, celui de son maître, Halil Kodalak, et celui de Tuzcuoğlu qui donna son nom à une danse.

234 « Serait né » (doğmuş) car, en milieu rural, les déclarations de naissance à l’Etat civil coïncidaient à l’époque rarement avec la date réelle.

le communal vers le national), et donc de la figure imposée (on se souviendra des prétentions des Tonyalı, qui auraient également dansé devant Atatürk)236. La seconde rencontre, plus décisive, aura lieu avec l’un des folkloristes majeurs de la première période républicaine – Muzaffer Sarısözen, responsable à la radio d’Etat du chœur de chansons populaires, Yurttan

sesler (« Voix de la patrie ») – lors d’une campagne de collecte dans la région. Admiratif

(« voilà enfin un artiste du kemençe ! »), Sarısözen l’emmène à Ankara où le noceur villageois sera diffusé à la radio et enregistrera au passage huit pièces pour la compagnie Columbia. Au passage, car Picoğlu ne restera que trois mois dans la capitale, mais ces enregistrements commerciaux, réédités depuis, seront le premier jalon d’une tradition du

kemençe. Avant d’en venir à la logique soutenant cette insolite rencontre entre un ancien

berger et l’appareil d’Etat, un détail est à souligner : le président comme le folkloriste nomme Picoğlu « artiste » (sanatçı) là où ses compatriotes ne voyaient en lui qu’un artisan (usta) plus talentueux que les autres. Belle illustration : dans ces campagnes l’artiste n’advient que depuis le dehors, il se doit d’être adoubé par des instances extérieures. Et l’adoubement n’est pas uniquement lexical, mais implique un déplacement physique (Ankara) comme un ensemble de pratiques inusuelles, que se soit le concert privé pour une « personnalité » quand son métier était de « faire les mariages », la diffusion radiophonique élargissant son public à l’ensemble du pays, ou l’enregistrement commercial qui fixe des « airs » en pièces musicales donnant lieu à des transcriptions237.

Pourtant, sur la pierre tombale du maître érigée en 2005 par ses compatriotes, ces deux mots : kemençe üstadı, « maître de la vièle ». Chanteur, compositeur, le voilà réduit à sa compétence instrumentale, à une technique. Et ce par une épitaphe qui se veut pourtant élogieuse.

236 Un autre personnage majeur dans la tradition du kemençe, Hasan Tunç (né en 1912), aura droit à cette rencontre avec Atatürk.

237 Lui revient ainsi le rôle prestigieux de fixer des « canons », des normes, ce que Pierre Bourdieu nomme « nomothète » (Les règles de l’art, Editions du Seuil, 1992). L’irruption de l’enregistrement aura un effet similaire dans la tradition stambouliote du makam : le dernier maître de l’époque ottomane, Tanburi Cemil Bey, fut également le premier à graver son art, et ces enregistrements jouèrent un grand rôle dans le devenir de cette musique comme de certaines traditions instrumentales, notamment du lavta (cf. Nicolas Elias, Lavta, étude pour une luth d’Istanbul, Editions Isis, 2012).