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L’EXPOSITION DES HOMMES

L’ORDRE D’UN MONDE

3. L’EXPOSITION DES HOMMES

Lendemain matin (vendredi 16 juillet), entre la ville de Tonya et le haut-plateau de Kadırga. La journée du lendemain – tant attendue – est pour le moins déroutante. Si à Tonya

la conversation consiste en un art de l'évitement, la venue au festival en est une parfaite illustration. Toute la journée n'est qu'un long retard vers ce qui ne durera qu'un instant : le moment où les Tonyalı viendront occuper l'aire de danse centrale (horon düzü ou alan) de la fête, l’assemblée des danseurs, là où convergent le regard du public et des quelques caméras de chaînes locales. La cohorte d'hommes en habits du dimanche part pourtant aux aurores de la grande place – l'endroit même où hier les gens de Şalpazarı étaient venus parader – dans les minibus affrétés par la mairie, avec à sa tête le maire de la ville et dans les soutes cinq musiciens (davulcu, zurnacı et trois kemençeci – profusion d'apparat, et tout à fait inutile) de même qu’un caméraman – car les gens de Tonya viennent au festival avec leur caméraman, comme les anciens rois allaient à la bataille avec leur peintre attitré. Mais, de détours en arrêts, quand les bus s'arrêtent enfin aux abords du festival, la brume menace déjà.

Ils ont une excuse : la route est longue (un peu moins de 100 kilomètres de chemins sinueux). Ils ont une autre excuse : l'ascension vers les yayla (yaylaya çıkışı) est un topos important dans l'imaginaire de la transhumance, une tradition. Ce qui remplissait hier des fonctions pratiques – ménager des temps de repos lorsque le voyage se faisait à pied et réunir les Tonyalı dispersés dans les différentes estives – relève aujourd'hui largement de l'ordre du symbolique. Dégagée des contraintes techniques, l'ascension prend l'allure d'un cérémoniel, avec ses stations et ses figures imposées. Trois stations précisément rythment le parcours : une première au yayla de Beypınar (désert, mais dont le décor champêtre sera l’occasion de jolies vidéos), une seconde à Derinoba où quelques badauds se joignent mollement à la danse et tirent des coups de feu sans conviction, une troisième accueillie avec plus d'entrain au yayla de Handagözü où les attendaient ceux, nombreux, qui étaient parti la veille, chaque station étant l'occasion d'un long horon filmé. Que ces lieux soient autant d'estivages liés à Tonya n'est pas anodin, et ces arrêts qui m'ont paru de prime abord inutiles (ne dansera-t-on pas suffisamment au festival, et surtout, n'est-ce pas là-bas que l'on doit danser ?) sont autant d'opportunités de fédérer ces habitats épars, d'habiter le territoire par la danse : Tonya n’est pas une ville mais une vallée, un système de transhumance. Une opportunité de rester entre soi également.

L'arrivée à Kadırga est, quant à elle, une chose éminemment sérieuse, un événement. On

sort de ce « chez soi » que sont Tonya et ses estives pour rentrer dans cette zone de passage, cet espace neutre qu'est le yayla de Kadırga184. A tel point que cette entrée se déroule en deux étapes, que l'on ne se mêle pas indifféremment à la foule des festivaliers. À leur arrivée, la petite bande se dirige non pas vers l'aire principale mais vers une tente dressée pour l'occasion et qui est, le temps du festival, un lieu de transition. Une salle d'attente encore, et ce n'est qu'encore plus tard qu'ils se frayeront, pour un instant, un chemin vers le centre. Quoiqu'il en soit, l'arrivée se doit d'être spectaculaire. Et quoi de plus spectaculaire que le horon ? C'est ainsi en dansant que les Tonyalı pénètrent dans l'aire du festival jusqu'à leur tente, (puis, plus tard dans l'après-midi, de la tente jusqu' au centre de la fête). Insister dans la distance, l'allonger, la rendre signifiante : on prend évidemment plus de temps à parcourir quelques centaines de mètres en sautillant sur place (si cela peut rendre compte du mouvement du

horon) qu'en marchant ou en courant. À ce jeu là, le mieux, le plus apprécié, c'est de profiter

d'une butte ou d'une colline (quand le relief le permet) pour venir des hauteurs et déferler sur la plaine du festival en une lente charge de danseurs, avec son cavalier, sa grosse caisse, ses revolvers... (Là, l'effet est à son comble, et ce sera, le soir, le sujet d'innombrables commentaires satisfaits). Lors de ces temps de procession, le horon ne se danse plus en ronde mais en ligne, le mouvement des corps étant réduit au minimum – une simple flexion des genoux accompagnée d'un trémoussement des épaules, sans les développements caractéristiques du dik horonu. Cette file indienne policée, c'est sa réussite, sa marque de fabrique, alors qu’ailleurs on déboule en bloc, bloc de danseurs épaules contre épaules, autrement plus impressionnant, d’autant qu’on n’y dédaigne pas les armes à feu. L'important se joue ailleurs : cinq musiciens engagés par la ville (trois kemençe, un zurna et un davul) viennent concurrencer la sonorisation du festival, des enfants tiennent à bout de bras une large banderolle où « TONYA » est imprimé en lettres capitales rouges, le maire court aux côté des danseurs sous les applaudissements et les coups de feu. Ce n'est plus tant un horon qu’une ville en mouvement.

Au milieu de cette fièvre, Yusuf Kurt est à la manœuvre. Yusuf n'est pas uniquement le professeur de danse de la ville, il est également le meneur attitré de son horon – meneur à vie, comme l'on dirait dictateur à vie. Lui ne danse pas, il dirige hors du cercle, un coup de sifflet

184 Le yayla de Kadırga n'est l’estive d’aucune localité, n'est la propriété d'aucune des factions en jeu même si elle est aujourd’hui administrativement incluse dans la sous-préfecture de Kürtün.

par-ci pour focaliser l'attention, un coup de bâton par-là sur les jambes d'un récalcitrant, courant partout, criant souvent, admirant quelques fois son œuvre à la dérobée. Lors de ces périodes de mouvement, son plus grand souci est que la chaîne humaine ne se rompe, et il harangue continuellement ses troupes à coup de « Bozmayın, bozmayın ! » (« Ne rompez pas ! » ). Mais je l'ai surpris à donner des ordres autrement plus étonnants. Avant d'entrer à Kadırga, avant donc de déferler bruyamment sur le festival, son mot d'ordre était...« Soyez respectueux ! » (Kibar olun !). Recommandation atypique, mais Tonya a une réputation pour le moins sulfureuse, et il a pu advenir, dans des temps éloignés, quelques menus incidents sur lesquels on ne souhaite pas s'étendre : tout cela est du passé, et aujourd'hui, c'est par le horon que l'on entend s'imposer. Lorsque le groupe sera arrivé devant la tente et entamera les longs développements du dik horon, c'est encore à coups de sifflets et de bâton qu'il indiquera les phases : un long coup de sifflet et le bâton levé haut pour que les mains s’élèvent, qui s'abaisseront rageusement, accompagnées d'un grand cri, à l’unisson du bâton.

De mémoire d'étranger curieux, Yusuf est un cas unique dans la région. Une exception propre à Tonya (ce n'est pas qu'on leur envie, et certains dans les vallées alentours n'hésitent pas à dire tout le mal qu'ils en pensent – « Un despot ! » m'a-t-on glissé à Maçka). Il entérine ce qui n'est habituellement qu'une modalité ponctuelle dans le développement du horon : le meneur externe. Une modalité tardive qui plus est, qui n'intervient que lorsque le cercle a atteint des proportions au delà desquelles il devient difficile de mener de l'intérieur. Ce qui n'était en sorte qu'une promotion, une « sortie du cercle » comme il y a à l'armée une « sortie du rang », devient avec lui un grade, acquis à la manière des officiers après un passage par une école de formation – dans son cas le conservatoire d'Istanbul. Il est en cela le meneur d'hommes par excellence. Mais un meneur qui n'est alors plus danseur. Ce jour là tout ne se passe pas comme prévu : le davulcu le dédouble ou le double régulièrement dans les ordres à donner, sans d'ailleurs bizarrement que cela ne prête à confusion. Pour l'avoir vu lors de mariages, lui faisait le travail comme à son habitude – et à sa manière, qui est de crier « attention, attention ! » (dikkat et, dikkat et !) avant la dernière phase en levant haut son instrument, là où Yusuf crie « regardez moi, regardez moi ! » (bana bak, bana !) en levant son bâton. C'est déroutant à première vue, mais cela fonctionne – on superpose bien le zurna aux

kemençe. Comme sur nombre d'autres sujets, il n'y a bien qu'un étranger pour y trouver à

redire. On dansera longtemps à l'écart, devant la tente de la municipalité et un public fourni (public local, la couleur des robes et quelques bribes de rumca le trahissent). Et ce n’est qu’au

plus fort de l'après-midi, après la prière185, que la troupe se met en route, avec cheval et tambour, pour une ultime station, là encore une figure imposée et hautement périlleuse :

alanına çıkışı, « la sortie vers la place principale ». Jadis, on s'alliait avec les voisins – voisins

de vallée mais surtout voisins de yayla – de Şalpazarı, ceux-là même qui étaient venus la veille pour prendre d'assaut la place principale, mais cette année les « négociations ont échouées » (dixit Yusuf). Plus exactement, les Tonyalı se sont vexés que Şalpazarı n'ait pas montré plus d'entrain. Elles échoueront également l’année suivante et ne se règleront deux ans plus tard que sur un malentendu et par l’action d’un tiers, dans le feu de l’action. Qu'importe, on y va seuls. Là, depuis le petit matin, un public nombreux et indifférencié danse devant une scène que supplée une sonorisation poussive. Dès que le brouhaha indique la venue des Tonyalı, l'animateur les annonce et fait taire la sonorisation. Aussitôt l’immense horon qui n'avait cessé de se tenir devant la scène se défait et la foule compacte fait place aux nouveaux venus et à leur fameux dik horonu. On ne se mélange pas, on ne danse pas ensemble : pourquoi les Tonyalı danseraient-ils avec ces gens qui n'y connaissent rien au vrai horon ? Si eux viennent, c'est donc que les autres doivent s'arrêter. Il y a là une distinction revendiquée : ces gens qui ne savent pas, qu'on ne connait pas, comment pourront-on danser avec eux ? Une remarque en passant : arriver en dansant est un signal clair, en cela que l’on fait l'économie de la phase du kurma – la phase de fondation du cercle. En absence de kurma, le cercle est fermé (gentlemen only!). Le horon qui suit est une leçon. Bien sûr, quelques connaisseurs se glisseront dans le cercle, des femmes également (!) après un certain temps, mais le horon mais restera ostensiblement signé « TONYA », et les hommes en constituent la charpente.

La venue de cette bande prête à en découdre opère un basculement du monde bon enfant de la fête vers un monde d'hommes, un court pic d'intensité. C'est également le seul moment de contact des Tonyalı avec le reste de la fête. Le son criard du zurna remplace la voix mièvre des enceintes. Les épaules tremblent, le davulcu se roule par terre, Yusuf s'égosille, ceux qui ne dansent pas filment avec leur téléphone portable. Un cri enfle et tournoie. La fête retient son souffle et fixe son attention. Cinq, dix, quinze minutes, puis en quelques secondes le

horon se délie, ils repartent comme ils étaient venus et la scène reprend ses droits – remarquez

que ce qui se passe sur scène n'intéresse absolument pas les Tonyalı qui l'ignorent royalement. Pour eux, une fois revenus, la journée touche à sa fin. On refait bien un court horon devant la

185 La fête se tient le vendredi, et le prêche du vendredi introduit une longue césure dans la musique. Ce n’est d’ailleurs qu’après ce prêche que la fête prend réellement son essor. On notera au passage que le yayla abrite une mosquée à ciel ouvert.

tente, entre soi, puis un autre au oba de Handagözü lors du voyage retour, on allège les chargeurs des dernières cartouches, mais le cœur n'y est plus et la fatigue se fait sentir. À Kadırga la fête continue mollement dans la brume de fin d'après-midi.