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DECODER LE FLUX MUSICAL

CE DONT ON FAIT COMMERCE

5. DECODER LE FLUX MUSICAL

De quoi fait-on commerce ? Ou plus exactement comment la nécessité commerciale (la nécessité capitaliste) réorganise-t-elle l’usage des sons ? Du capitalisme, Gilles Deleuze et Félix Guattari écrivent dans l’Anti-Œdipe qu’il est un décodage292 des flux sociaux quand, à l’inverse, la société cherche à coder les flux, à encadrer et limiter l’échange généralisé. Ils utiliseront dans le second volume, Mille Plateaux, deux termes plus éloquents pour notre cas : territorialisation et déterritorialisation. La territorialisation ce sont ces codages polyphoniques du kemençe, cette signalétique du costume féminin, autant de choses qui n’empêchent pas tant la circulation qu’ils n’entravent la captation.

On a vu plus haut que le champ commercial se structure également selon une hiérarchisation du matériau musical, que le maximum de capital symbolique est le fait de chanteurs émancipés du répertoire de danse. On à là deux lignes de fuite que travaille le commerce : la première allant de l’instrument au chant, et particulièrement au chant féminin ; la seconde de la danse à la chanson, de la joie au pathos (de la danse masculine à la chanson féminine). Car, localement, le marché des mariages (des prestations) est d’abord un marché des instrumentistes, payés à l’effort : ce qui y est monétisé, c’est principalement la musique de danse – et, à travers elle, la fête, un peu de bruit et d’énergie. Les premiers noms associés à cette musique sont tous ceux de kemençeci. Le musicien chante, mais reste instrumentiste. Le chant n’y est pas un monopole (même dans les anciens horon de Trabzon, tout un chacun pouvait sortir et accompagner l’instrumentiste en chantant). C’est que le statut de la voix y est toujours ambigu, sa délégation, comme sa monétarisation, revêtant une forte charge symbolique. Hélène Delaporte décrit une situation similaire en Epire (Grèce), où les musiciens sont Tsiganes et le chanteur « Grec ». C’est en partie la même chose qui se passe dans les meyhane d’Istanbul. Tandis que l’industrie musicale, quand elle s’empare de ces musiques pour les vendre ailleurs, fait intensivement commerce de la voix (les plus grands noms de l’industrie sont des chanteurs sur les enregistrements desquels le kemençe est cantonné aux seconds rôles), commerce de la voix féminine et de son répertoire (lamentations, berceuses, chansons...), jusqu’alors cantonné à l’espace domestique - la

292 Ce que Karl Polanyi nomme « désencastrement » (Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Editions Gallimard, 1983).

pratique publique de la musique était exclusivement masculine - et commerce d’un pathos qui était persona non grata dans les réjouissances publiques.

On prendra en exemple293 deux albums aux positions diamétralement opposées dans le champ (l’une par un instrumentiste de la région, proche de la prestation, vendu localement pour un public d’afficionados, l’autre par une artiste stambouliote hors communauté et au succès national), Ula ula niyazi de Kâtip Şadi et Karadeniz de Şevval Sam ; deux CD produits à Istanbul (où résident également les musiciens) dans l’indéboulonnable maison de production İMÇ, mais qui illustrent pourtant ces lignes de fuite294 :

- Le premier enregistrement – Ula ula niyazi de Kâtip Şadi (2007) – est produit par Senseç Müzik/ İMÇ, mais l’adresse d’un distributeur à Rize indique assez clairement le public concerné. Sur les 10 pistes, 8 sont des airs de danse horon – chantés avec moult exclamations et percussions d’archet sur le coffre de l’instrument – tandis que les deux pistes s’ouvrant par une chanson en 5/8 (türkü) finissent elles aussi immanquablement par une transition vers un rythme de danse. Kâtip Şadi est pourtant loin d’être un entertainer au goût douteux, il est, au contraire, l’un des aînés du kemençe (né tout de même en 1938), digne successeur de Piçoğlu, pilier de cette tradition, qui enregistra d’ailleurs lui-même quelques pièces pour la TRT. Mais son répertoire correspond à ce qui est attendu d’un instrumentiste, répertoire de noceur comme celui du maître Piçoğlu, et l’enregistrement se limite à cette tradition : une voix, un

kemençe. Quant à son audience, elle ne dépasse guère les vallées des horoncu.

- Le second enregistrement – Karadeniz (2008) – est au contraire un « pur produit » de Kalan Müzik, et l’un de ses plus grands succès : unique album consacré aux musiques de « la Mer noire » (karadeniz, soit le titre de l’album) par une chanteuse stambouliote nationalement célèbre, il contribuera à renouveler la perception de ces musiques dans l’imaginaire national (jusqu’alors négative) – et à leur ouvrir un marché conséquent.

Ici, le kemençe n’est plus qu’un instrument parmi de nombreux autres (tanbur, guitare, percussions...), un motif dans une composition. Quant au horon – un incontournable quand on évoque « la Mer noire » – il est réduit au minimum syndical : quelques airs de horon compressés sur une unique piste nommée « pot-pourri » (potbori). La part belle est faite aux chansons, aux chansons d’amour, et aux complaintes vocales non-mesurées, dont une

293 L’exemple n’est qu’à moitié pertinent, puisqu’il repose déjà sur deux produits du commerce, mais l’écart entre deux pratiques est là incarné dans deux objets, et donc d’une analyse plus simple.

294 Quitte à se répéter, ces lignes n’articulent pas uniquement la relation entre prestation et commerce, elles se trouvent également au sein de ce commerce, qu’elles structurent.

lamentation funèbre. Encore une fois, la chanson « assise » (oturak havası), le pathos, les chants de femmes et a fortiori la lamentation funèbre, ne relevaient pas, jusqu’à récemment, du marché295.

Derrière ce constat, on pourrait entrevoir comme une dualité fondatrice entre deux figures tutélaires des musiques des montagnes pontiques, Piçoğlu Osman (1901-1946) et Hasan Tunç (1912-1986), entre celui resté sur place à faire les mariages jusqu’à en devenir une référence stylistique pour les musiciens locaux, mais dans un goût éminemment local (la danse) qui hérisse au delà de ces montagnes, et l’autre, exilé depuis son plus jeune âge à Istanbul, qui travailla toute sa vie pour la radio et dont les chansons enregistrées seront les futurs succès

nationaux de ce répertoire. Non pas que le nom même de Hasan Tunç soit particulièrement

connu à Istanbul, mais plusieurs de ses chansons (et par chansons j’entends sa propre version d’airs certainement communs à la région de Maçka) sont sur toutes les lèvres. L’une d’elle – « J’ai fait savoir au monde que je t’aimais » (Ben seni sevduğumi296) – atteindra une popularité époustouflante, jusqu’à devenir une rengaine énervante. Pour n’évoquer que les versions les plus significatives de ces quinze dernières années, citons entre autres :

- Erkan Oğur, qui la fait passer sur le saz (Gülün kokusu vardı, publié en 1998 chez Kalan Müzik) ;

- un duo Kazım Koyuncu et Şevval Sam (dans l’album Hayde du premier en 2004, puis dans l’album Karadeniz de la seconde en 2008, encore chez Kalan Müzik) ;

- ou encore une version en turc et en anglais par Volkan Konak (Şimal Rüzgarı, 2000, DCM).

Mais la chanson ira également jusqu’en Grèce où elle fut rapportée par Kostas Siamidis (qui apprécia, paraît-il, qu’elle provienne de Maçka, là d’où étaient originaires ses ancêtres297) : flanquée de nouvelles paroles (« J’ai perdu ma patrie »), passablement ralentie, la mélodie entrera sans problèmes au répertoire des Grecs pontiques298. Car là encore, ce qui circule (exclusivement ?), ce qui est capté de la Turquie vers la Grèce (et inversement) ce sont des

295 N’en relevait pas dans les montagnes pontiques. On lira la thèse d’Estelle Amy de la Bretèque (La passion du tragique : paroles mélodisées chez les Yézidis d’Arménie, thèse de doctorat soutenue en 2010 à l’Université Paris Ouest Nanterre) à propos du marché des mariages et des enterrements (en tant que marchés de la joie et de la peine) parmi les Yézidis d’Arménie pour s’en convaincre. De manière générale, le chant masculin est bien plus libéré en Anatolie du sud-ouest ; on peut se demander pourquoi ce partage, quand clairement d’autres sociétés en font clairement un usage intensif. Je postulerai une certaine distance sociale entre musicien (tsigane par exemple, ou la vedette) et commanditaire dans les cas d’une monétarisation du pathos – ou tout au moins une relégation sociale plus forte du musicien (comme asocial, dérangé, admiré...différent en tout cas).

296 Patois local en prime

297 Communication personnelle.

chansons. Des chansons également de la Géorgie vers la Turquie : Dido, Heyamo...autant d’airs qui ne sont pas « dansables », et dont le pathos, porté par la voix, se passerait de paroles.

Tout fonctionne alors comme si la voix, le pathos, la complainte, le non-mesuré ouvraient la possibilité d’un décrochage effort/monnaie, comme la possibilité d’une captation généralisée. N’était-ce pas déjà là le ressort de l’arabesk : chansons d’amour égyptiennes qui bouleversent les rudes paysans anatoliens ? Peu de danse en arabesk, mais du pathos, du sentiment. Les deux lignes de fuites structurant le champ artistique - de l’instrument au chant et de la danse à la chanson ou la complainte - ne seraient peut-être pas uniquement redevables à une inversion de l’ancien marché des prestations, à une rareté, mais également à une logique propre au matériau musical. A la fois l’encodage diphonique du kemençe, territorialisation de la voix sur l’instrument, comme le rythme - étymologiquement « la manière de couler » selon Benveniste - l’association des sons à des mouvements, sont autant de dialectes, de verrous, dans ce commun de la jouissance ou de la séduction auditive : une voix de femme, une voix plaintive... Ici le ressort est un en-deçà de l’esthétique : l’empathie, la contagion émotionnelle. En quoi le sentiment, l’empathie est en adéquation avec la logique capitaliste, c’est une question que je ne me propose pas de résoudre, mais le constat est difficile à dénier : la danse insiste dans le territoire tandis que la chanson circule. Ce qui se traduit, pour un musicien, de la sorte : l’air de danse fixe tandis que la chanson permet de circuler. C’est précisément en cela que le commerce et le folklore n’investissent pas de manière similaire la région - n’investissent ni la même géographie ni la même matière musicale. Le folklore territorialise, surinvestit les codages299 : la sémiotique de l’habillement, les positions du corps dans le

horon, les différents styles de jeu au kemençe... Ce n’est pas un hasard si le folklore n’a

réellement réussi en Turquie que par ces cours et ces compétitions provinciales de danse qui foisonnent dans chaque région, pas un hasard si le folklore investit la danse et le village quand le commerce récupère les chants intimes (complainte, thrène...) et les flux urbains. Ce constat sommaire a de quoi surprendre. Pourquoi la danse ? N’est-elle pas un des produits de la world

music, l’un de ceux qui circulent sans encombre au sein du commerce mondial de la

musique ? Alors même que je rédigeais ce texte, la chorégraphie d’une pop-star coréenne a

299 C’est également la critique qui a été adressée à l’ethnologie, celle de produire du territoire, de territorialiser en consolidant les codages.

fait le tour de la planète et des jeux d’enfants (avant d’être oubliée tout aussi vite...)300. En ce qui concerne la Turquie, cette assignation territoriale, cette inertie s’explique par au moins deux raisons techniques :

1) un investissement différent. Les danses sont ici majoritairement danses de groupe – action collective, qui nécessite une mise en relation (qui peut être hiérarchique). En cela, la danse diffère infiniment d’une chorégraphie, elle est le temps d’un nécessaire savoir partagé comme d’une communauté d’action ;

2) une balkanisation – une « anatolisation » ? – des rythmes en Anatolie. 5/8 pour le horon de Pazar, 7/8 pour celui de Trabzon, 9/4 pour le zeybek, 10/8 à Diyarbakır, 6/8 à Erzerum…chacun avec ses balancements, ses agencements différents. Je me rappelle un percussionniste étranger à la région accompagnant le horon au davul qui voulut déplacer un accent dans le rythme et qui ne réussit qu’à mettre une belle pagaille dans la danse. À l’inverse, l’immense majorité des musiques de danse mondialement commercialisées jusqu’à aujourd’hui usent d’une unique signature rythmique : 4/4. Des 4/4 syncopés, martelés, chaloupés, « groovés », saccadés...mais des 4/4 quand même.

Dernier point : le commerce n’est pas un simple décodage. Deleuze et Guattari l’illustrent à merveille, c’est un surcodage, le processus de déterritorialisation n’est jamais, en pratique, dissociable d’une reterritorialisation. L’association s’opère avec d’autres puissances, d’autres affects :

-l’image, et plus spécifiquement le cinéma, art de la représentativité par excellence, du spectacle ;

-l’argent, avec lequel la musique partage un rapport privilégié aux nombres ;

-la parole, le discours (sur l’identité ou la « modernité ») qui est le surcodage par excellence de la musique.

300 On pourrait évoquer également le succès soudain de la danse kolbasti à Trabzon (et plus largement en Turquie) : danse individuelle, sur un rythme binaire, et portée par l’industrie musicale.

- V -