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DU PRESTIGE DE « DANSER DROIT » 194

L’ORDRE D’UN MONDE

5. DU PRESTIGE DE « DANSER DROIT » 194

Après avoir suivi les tribulations des Tonyalı en 2010, je m'en étais mordu les doigts, et je pestais les jours suivants contre ce Yusuf qui, avec ses lubies de folkloriste, m'avait fait passer à côté de la journée. Je m'intéressais alors à la fête, cette magnifique machinerie sociale telle que la décrit Bernard Lortat-Jacob dans son livre Musiques en fête, aux interactions entre les danseurs, le meneur, les musiciens et le public lors de ces horon informels qui émergent ça et là au son du zurna, aux muhabbet... Je pensais faire quelques enregistrements, flâner aux alentours pour avoir une vue d'ensemble, essayer de deviner également ce que pouvait être ce festival il y a un siècle, avec ce donquichotisme195 dont on ne se départ jamais réellement. J'essayais surtout de me tenir le plus loin possible du folklore envahissant. Or j'avais déjà parcouru quelques festivals plus récents sans rien avoir vu de comparable et je croyais les avoir pris en plein délit de fabulation. Je ne les soupçonnais pas d'exagérer, mais d'un crime plus sérieux, crime de lèse-ethnologue : de se mettre en scène. Dans toute la Turquie, on voit de ces groupes folkloriques alourdis de costumes bariolés parader fièrement à toutes occasions, prenant en otage le moindre événement collectif pour s'imposer aux regards – des

ekip dit-on en turc, équipes de sportifs, hors du jeu social, qui concourent dans un autre

champ, celui de la représentation nationale. Car pourquoi tous ces préparatifs, cette minutie, cette mise à distance ? Cette mise à distance surtout : nous n’avions passé, chronomètre en main, qu’une bonne quinzaine de minutes au centre de la fête. Tout le reste pouvait s'expliquer par l'occasion, l'évènement tant attendu...mais alors, pourquoi tant de réticences à se montrer, à se joindre à la grande rondecentrale ? Autant pour le principe du horon comme alliance : ils ne dansent qu'entre eux, ne se montrent qu'à peine. Et s'il y a un jeu, pourquoi se jouait-il tout seul et dans une certaine indifférence ? Il n’y avait eu aucune confrontation, aucun contact, et si plus tard dans l'été, au şenlik de Honofter, Tonya et Şalpazarı s'étaient liés pour l'occasion, ils ne jouaient contre personne. Pas de compétition stricto sensus. Alors, qu’est ce qui se joue ? Que viennent-ils faire, si ce n’est parader comme font les ekip à chaque fête nationale ? Pourtant, Yusuf s'était récrié au mot d'ekip : des ekip, il en dirige plusieurs, à

194 « Jouer droit » est la traduction de dik oynamak, soit danser le dik horon.

195 « Le donquichottisme, me semble-t-il, c'est, pour l'essentiel, un désir obsédant de retrouver le passé derrière le présent. Si d'aventure un original se souciait un jour de comprendre quel fut mon personnage, je lui offre cette clé. » in Didier Eribon, De près et de loin. Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Odile Jacob, 1988, p.134

Tonya (une d'hommes, une de filles196), à l'université de Giresun également, il a gagné quelques compétitions de danse folklorique, mais c'est une autre histoire. Tonya avait

toujours fait cela. Lui avait bien sûr pris les choses en main, avait lutté contre une certaine

dispersion due à l’écroulement du monde paysan, mais n’est-ce pas là une modalité de coopération inhérente à la région, l’association (dernek) pour ce qui relève du social et la coopérative (kooperatif) pour l’économique ? Car si unique que soit le cas de Tonya (mais qu'elle ville ne l'est pas, dans ces vallées où l'on n'aime rien plus que de cultiver sa différence ?), ce qui est décrit ici d’une bande de danseur en mouvement ne l’est pas, et l’on retrouve exactement le même jeu aux fêtes d’Hıdırnebi ou de Sisdağı. Autrefois, les panayır tournaient autour de ces bandes de danseurs197, elles constituaient même l’archè de la fête, le principe de ces rassemblements de groupes voisins venant à la rencontre l'un de l'autre. Et elles en sont encore un des piments.

Car, à l'opposé du muhabbet, le horon est un sujet de conversation et un moyen de distinction de vallée en vallée, de spécialisation, de leadership...de fierté et de visibilité également. Le dik horonu du moins – contrairement au düz horonu générique, que tous savent danser mais qui ne marque aucune distinction. On débat en fins connaisseurs des meilleurs

horon, de ceux qui savent et de ceux qui ne savent pas, comme de ceux qui ne sont pas de

cette culture (les horon des lazes, à l’est, ceux de Torul, au sud). Le jugement esthétique, le commentaire, le piaillement sur les variations locales vient assurer l’engagement de tous dans le discours communal. À la fête de Hıdırnebi, le davulcu se moque, figures à l'appui, de son patron du moment, le muhtar du village de Sertkaya Köyü. « Vous (ceux d’Akçaabat), vous dansez comme ça » : il imite les figures, trop lâches, les gestes amples ; « alors qu’il faut trembler : secouez-vous un peu » et il montre les mouvements caractéristiques de sa vallée (Beşikdüzü), mouvements secs, étriqués, bras tendus vers le sol, dans l'alignement des épaules. Dans ces vallées, « danser droit », « jouer droit » (dik oynamak) est un prestige, ou l’un des emplacements du prestige. Et de la virilité. Pierre Bourdieu a analysé cet agencement masculin entre virilité, mouvement, extériorité, représentation et honneur en s’attachant au concept maghrébin du nif198. Et d’ajouter un point important : dans ces situations l’homme

196 Le mot « garçon » (oğlan) n’est pas utilisé, peut-être parce qu’il est connoté et peut servir d’insulte envers ceux dont l’orientation sexuelle diffère.

197 Un historien local du début du siècle, Alparslan de Tirebolu, atteste dès 1915 de cette mise en scène, qu’il présente déjà comme un phénomène ancien, une tradition (Alparslan, Türk Yurdu Mecmuası, 1915). Le texte a été republié dans Mustafa Duman, Gündağ İ. Kayaoğlu, Alâettin Bahçekapılı (éd.), Trabzon 87 kültür sanat yıllığı, Trabzonlular kütlür ve yardımlaşma derneği yayınları, 1987.

représente toujours plus que lui-même, il engage une communauté, aussi restreinte soit-elle (famille, fratrie, lignée agnatique, vallée, village…). Car c’est en ce qu’il représente, en ce qu’il engage la communauté en tant que personne morale face à l’extérieur – en ce qu’il est politique – que le dik horon est une pratique masculine, le domaine exclusif des hommes. Et que font ces bandes masculines qui daignent paraître sur la place (alanına çıkışı) sinon la continuation a maxima d’une pratique usuelle qui voit les hommes troquer l’immobilisme de la maison (dévolu aux femmes) contre d’interminables déambulations sur la place du village ou dans les cafés alentours – déambulations de représentations, telles que les décrit parfaitement Michael Meeker199 (le restaurant – la petite cantine – est un lieu hautement masculin, l’esquive de la cuisine familiale). Mais l’on peut y voir surtout la continuation a

minima d’une autre pratique, moins usuelle celle-ci – la vendetta.

Logiques de l’agôn

Tout ce jeu, cette mise en scène de soi par la danse, cette exposition ostentatoire et conflictuelle, ces démonstrations publiques où se joue le prestige, évoquent une figure forte de la littérature ethnographique : l'agôn ou le don agonistique. Un agôn, qu’est-ce que c’est ? En grec ancien, le verbe άγω signifie originellement « pousser » (et plus particulièrement « pousser du bétail », soit le rôle du bouvier), mais il prend rapidement le sens de « mener », « conduire » des hommes. En dérive le nom αγών, qui désigne d’abord « l’assemblée », « le rassemblement » (comme résultat de l’action de mener) puis en vient à signifier « le jeu », « la lutte »200 (d’où l’adjectif αγωνιστικός, « relatif à la lutte », dont est issu le français « agonistique »201). Ces glissements sémantiques – de l’élan à l’assemblée, et de l’assemblée à la lutte (et non la guerre) – sous-tendent déjà les logiques diverses de ce que Marcel Mauss, dans son Essai sur le don, nommera le don agonistique, en s’appuyant sur une cérémonie des Indiens des Grandes Plaines, que des générations d’anthropologues poliront en concept : le potlatch. Lors de cette fameuse assemblée décrite par Franz Boas, les chefs de tribus (et les prétendants à la chefferie) se ruinaient dans une surenchère de dons réciproques pour prouver leur valeur – et affirmer ou réaffirmer leur prestige. Dans un beau et court texte (Des dieux et

199 Michael Meeker, A Nation of Empire, The ottoman legacy of Turkish modernity, University of California Press, 2002.

200 Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Pierre Chantraine, Editions Klinckseick, Paris, 1968.

201 Le mot se teinte en français d’un sens plus sombre, puisque il partage cette racine avec le mot « agonie », qui, lui, nous est parvenu par le truchement du latin agonia et au prix d’un glissement sémantique plus abrupt.

des dons, anthropologie religieuse et sociologie comparative)202, Alain Testart revient sur ce potlatch des Indiens des Plaines, et dégage les ressorts – à première vue contradictoires – de ce don d’un type particulier. Il se résume en trois points :

1) il est inséparable d’une démonstration, il est ostentatoire, tourné vers les autres – « Donner c'est montrer, se montrer, démontrer sa gloire ou sa splendeur ; ce trait démonstratif est essentiel. Donner c'est donner à voir »203 ;

2) pour autant il n’écrase pas ceux à qui il s’adresse, à l’inverse, il profite à tous – « […] le don des Indiens des Plaines n'est pas arrogant et ne vise pas à humilier » ; « Au contraire, on donne pour honorer, pour « montrer du respect » selon la formule consacrée, on donne aux chefs, aux gens prestigieux, aux esprits, au Grand Esprit, à la communauté toute entière. »204 3) mais, et cette restriction est d'importance : « Peu ou prou, le don crée toujours de la hiérarchie »205. Et de citer Mauss Essai sur le don : « […] par ces dons, c'est la hiérarchie qui s'établit. Donner, c'est manifester sa supériorité, être plus, plus haut, magister ; »206.

Ce regard a le mérite de cerner au plus près la signification du mot, qui ne s’est pas tant éloigné du métier du bouvier qu’il désignait à l’origine : tirer en avant, impulser un mouvement en se plaçant à sa tête, s’imposer pour le bénéfice de tous et le sien en particulier207. Une même logique anime ces bandes qui viennent envahir la place pour « danser droit », de ce jeu de danseurs qui s’exposent en marquant leurs distances (y a-t-il un autre moyen de s’exposer que de marquer une distance ? La distance précisément est ce qui empêche l’assimilation, permet la distinction). On pourrait ainsi dire à la suite d’Alain Testart : se donner c'est se donner à voir. Et à entendre (on ne comble pas uniquement les yeux mais également les oreilles.). On se montre, on va vers les autres, on investit – au sens premier de « prendre les habits » – le jeu social. Le don est une exposition, qui s’exprime ici dans le langage de l’ostentation, de la démonstration, de la démesure : au davul et au zurna – que l’on entend de la colline d’en face, on adjoint trois joueurs de kemençe, et comme ça ne suffit pas à se faire bien entendre on va encore s’époumoner en sus. Cette surenchère d’instrumentistes est peut-être là pour palier, à Kadırga, l’absence relative d’armes à feu qui tiennent le même rôle d’outrance sonore. Simple exception à une pratique courante, et à

202 Des dieux et des dons, anthropologie religieuse et sociologie comparative, Armand Collin, Paris, 1993 203 Ibid. p.95

204 Ibid. p.96 205 Ibid. p.96

206 Marcel Mauss cité in Alain Testart, ibid.

207 Cette notion de rivalité productive fut développée par Nietzsche pour évoquer un certain rapport à la compétition prégnant dans la cité grecque antique (« La lutte chez Homère » in La philosophie à l’époque tragique des Grecs, Gallimard, 1990).

Hıdırnebi c’est une fusillade incessante (ce qui ne les empêche évidemment pas d’aligner en même temps deux zurnacı et deux davulcu). Le bruit, l’éclat que procure l’alignement de nombreux musiciens est, ici comme ailleurs, l’un des termes du prestige (ne serait-ce que par la dépense financière qu’il donne à entendre). Ce don ostentatoire – don agonistique – induit deux logiques qui ne sont pas antithétiques : a) la consolidation d’un lien social, une réaffirmation de la communauté (une assemblée) ; b) la volonté d’affirmation d’une hiérarchie implicite, ou d’un agencement particulier (le résultat d’une lutte).

a. Un lien, car c'est toute la communauté (millet, « tout le monde ») qui contemple son horon,

sa tradition à son meilleur. On s’offre au groupe et le prestige en rejaillit sur tous – non pas

sur chacun, notons-le, mais sur tous en tant qu’assemblée constituée. Ces démonstrations de force sont le moteur nécessaire à cette réputation régionale de horoncu qui s’affiche sur les murs de Trabzon, de Tonya ou de Sürmene, dans les restaurants d’Akçaabat, dans les brochures touristiques…à cette fierté partagée. D’ailleurs, si l’on s’expose ainsi devant le monde (millet), c’est que l’on recherche également l’assentiment de l’assemblée, que sur ce sujet « tout le monde » est juge.

b. Pour autant, ces bruyants danseurs sont peu suspects d’altruisme. Au panayır de Hıdırnebi, plus modeste, qui ne met en selle que quelques villages du haut de la vallée d’Akçaabat, je demandais à un danseur pourquoi était-ce son village – Sertkaya köyü, « le village des roches solides » – qui initiait le mouvement emmenant les autres bandes vers l’aire centrale. La réponse fut lapidaire : « köyümüz liderlik sever » – « Notre village, il aime le leadership ». En s’exposant lors de ces assemblées, en offrant à la communauté cette image d'elle-même, ils prennent le pas, se posent comme garant, agencent autour d’eux le monde du horon. Le prestige rejaillit sur tous, soit, mais plus sur quelques uns – ils ne sont que quelques-uns à s’individualiser du « tout le monde ».

Ce n’est pas un hasard si l’un des mots de ces fêtes – panayır – a la même étymologie que le mot français « panégyrique », l’éloge devant tous. L’assemblée est tout à la fois le lieu de l’éloge et son destinataire. Car il est une ambiguïté savamment entretenue dans le panégyrique, de même que dans ces expositions ostentatoires de danseurs : de qui fait-on l’éloge ? Fait-on son propre éloge ou celui du groupe ? Les deux, visiblement, puisqu’on appartient soi-même au groupe, ou qu’on le fonde, qu’on le ré-agence autour de soi. Ce réagencement est celui d’une autorité – au sens du latin auctor, « l’auteur » mais également

« le garant ». Par le don, par le surinvestissement humain et financier (Tonya, Sertkaya köyü ou toute autre localité engagée dans cet agôn doit, d’une manière ou d’une autre, mettre la main à la poche), ces bandes de danseurs cherchent à établir leur autorité dans la tradition du

horon, à en être les dépositaires incontestés. Une tradition – un pays de danseurs – n’est pas

un plateau d’intensité égale, mais un ensemble de foyers qui rayonnent, un nombre limité de garants – reconnus tacitement par l’assemblée – réexposant continuellement ce que tous considéreront comme l’étalon de la pratique commune. Si, pour des yeux étrangers, la région de Trabzon incarne le horon, les habitants du cru savent bien que c'est telle vallée – ou la rivalité entre telle et telle vallée – qui porte le tout sur ses épaules.