II. L’enfermement des ‘’malades mentaux dangereux’’, étude de l’internement dans
II.4. Discussion
II.4.3. Réduction des risques en santé
Notre analyse met en évidence un paradoxe des mesures de SPDRE, à savoir que
celles dont les motifs apparaissent justifiés aux yeux des personnes internées sont
également celles dans lesquelles elles consentent à leur internement. La mesure de
SPDRE est un exemple rare à l’échelle internationale et une spécificité française [110,115], en ce qu’elle permet d’étudier l’impact d’un internement dans lequel ni la capacité à consentir ni le désir de la personne ne sont interrogés et dans lequel, sur le
motif de la dangerosité psychiatrique, les personnes sont privées de capacité. Ainsi – puisque la majorité des mesures se fait dans l’urgence sur un simple avis médical, et que même un certificat médical n’est pas infaillible – il est possible qu’une personne soit internée à tort et, pour lever l’internement, il est alors nécessaire que son état de santé soit jugé adapté aux psychiatres en charge, ce qui représente une violation du
droit au consentement (Art. L. 1111-4 du CSP) et « constitue une violation du droit à
la liberté et à la sécurité de la personne, puisque ces mesures imposent un traitement
personne n’est pas internée à tort et est effectivement dangereuse au point d’avoir commis un acte délictueux, alors l’internement sera levé par la mise en détention. Parce qu’il n’admet pas de régulation de l’erreur, le système de santé mentale français fonctionne sur le modèle d’un système d’oppression [104,142].
Le JLD est le juge censé apporter un contrôle extérieur des mesures d’internement [118]. Notre analyse montre qu’au moins une personne sur trois y échappe. Ceci est sans compter les personnes dont l’internement prend la forme de mesures de contrainte ambulatoires qui ne sont plus sous le contrôle systématique d’un juge, si bien qu’il a été documenté que ces mesures sont utilisées pour maintenir en hospitalisation complète des personnes afin d’éviter l’intervention du JLD [143]. Le délai d’intervention du JLD a été pensé afin de permettre que l’état de santé de la personne soit compatible avec une audience [144]. Pour autant, ce système n’est pas en mesure de répondre aux personnes internées à tort, ou uniquement sur des temps
courts dont l’usage est pourtant en lien avec les services à rôle de police. La protection des personnes internées face à un possible détournement de la loi ne semble pas être
un problème que le système actuel est en capacité de gérer. Ceci est particulièrement
préoccupant étant donné que notre étude met en évidence une majorité de personnes
internées dont le motif d’internement est en lien avec le ressenti de non-justification, interrogation à laquelle le système en place devrait être en capacité de répondre.
Cette interrogation s’inscrit dans une logique de réduction des risques en santé. En effet, il a été établi que la santé comporte des risques et donc que le contact avec le
système de santé doit être limité aux situations où les bénéfices attendus les
surpassent [54]. De même, il a été établi que le vécu de privation de liberté est une
barrière majeure à l’accès aux soins [119], ce d’autant plus que les personnes touchées par les mesures d’internement semblent partager d’autres déterminants
documentés de santé à risque [145]. Enfin, les systèmes d’hospitalisation, et à plus forte raison d’internement, psychiatriques présentent des limites connues quant à leur capacité à reconnaitre des personnes faux positifs [1]. Il apparait donc comme central,
dans le cas d’une réforme, que le système mis en place soit en capacité de répondre à ces faux positifs qui sont liés pour partie à l’imprécision des outils de dépistage et à l’épidémiologie hypothétisée faible.
Les résultats mettent en évidence que les mesures de SPDRE admettent des durées
extrêmement variables. D’autres études réalisées sur l’internement étendent cette variabilité au contenu des soins forcés administrés [146]. Près d’un tiers des mesures dépasse deux mois, durée minimale d’emprisonnement prévue par la loi française et applicable aux auteurs de délits (Art. 131-4 du Code Pénal). Cette mise en perspective
est d’autant plus nécessaire que nous avons établi que ce système d’internement ne se substitue pas au système judiciaire et que donc les personnes privées de liberté en
hôpital psychiatrique sur lesquelles portent notre analyse sont innocentes aux yeux de
la loi. Ceci a lieu dans un contexte où il a été mis en évidence par le CGLPL des
situations d’atteintes majeures aux droits de l’Homme [3] et de détenus préférant refuser les soins face aux conditions de traitement dans les services de psychiatries
[3]. Cette variabilité importante de la durée des SPDRE interroge d’autant plus que nous avons établi précédemment la variabilité importante des décisions suivant le
paysage territorial et organisationnel.
Bien que des biais systémiques, notamment sexistes et ethniques [106], aient été mis
en évidence dans les systèmes de santé européens, aucun n’est apparu dans notre analyse de la prise de décision par les élus locaux. La monopolisation des
commentaires libres du questionnaire par la question de la décision d’internement évoque les nombreuses interrogations des élus. Ceux-ci semblent de principe se
limiter à un rôle administratif en soutien de l’opinion médicale. Cette dernière repose sur des éléments fournis par les forces de l’ordre, si bien que la mission du médecin est alors de médicaliser une situation relevant davantage de la vie de tous les jours
[147].
Une des forces de cette étude est la fiabilité des données relatives aux mesures de
SPDRE qui permet une évaluation précise de leurs durées, contrairement aux
données des systèmes d’informations administratifs dont la qualité de remplissage est incertaine, limitant les analyses à des échelles supra-organisationnelles [110]. Une
autre force de la méthodologie employée est de ne pas recourir aux diagnostics
psychiatriques comme critère explicatif ou d’ajustement visant à expliquer le réel, étant admis leur faible reproductibilité [148].
Un nombre important de mesures est levé à l’issue de la période d’observation de trois jours. Cependant, le taux de maintien de mesures, et donc d’accords entre psychiatres, est largement supérieur à la fiabilité des principaux diagnostics psychiatriques, en
suivant le Diagnosis and Statistical Manual of Mental Disorders 5th edition32 (DSM-5)
[148] (par exemple, un kappa de Cohen intra-classe de 0.28 pour l’épisode dépressif majeur, 0.46 pour la schizophrénie, ou 0.21 pour le trouble de personnalité antisociale
[149]), ou la International Classification of Diseases33 (ICD) [150]. S’il est difficile d’obtenir l’accord de psychiatres sur un diagnostic, nos résultats montrent qu’il semble plus facile de l’obtenir sur le statut de ‘’malade mental’’, voire ‘’malade mental dangereux’’. Cette étude montre par le faible taux de levées de mesures que les considérations des psychiatres dépassent celle de l’état clinique qui est pourtant censé régner [116]. Soit les procédures cliniques employées par les psychiatres souffrent de
32 [Traduction] Manuel Diagnostic et Statistique des troubles mentaux 5e édition. 33
nombreux biais, soit ils empiètent sur le rôle du juge, gardien de la liberté individuelle
(Art. 66 de la Constitution française de 1958). Une situation similaire avait amené à
proposer la création d’un psychiatric protection order34 sur le modèle des mesures d’éloignement pour protéger les battered mental patient35 des psychiatres [151].
– CONCLUSION –
Notre étude met en évidence que l’applicabilité pratique de l’article 12 de la CRPD de l’ONU passe par la réduction des situations de décision substitutive. Le système français actuel admet un nombre important de substitutions qui sont généralement
motivées par une atteinte aux facultés ou à la capacité à consentir. Pour autant,
l’exemple récent de la réforme péruvienne montre qu’il est possible de construire un système social qui fonctionne autour de l’accompagnement et de l’aide à la décision [152]. Les prises de décision anticipées semblent des exemples vers lesquels tendre
en santé mentale [119]. L’exemple français des SPDRE présente un cas unique permettant d’étudier la substitution de la décision en indépendance de la capacité à consentir et pour cela devrait être étudié davantage.
L’étude met en évidence trois atteintes distinctes à l’article 14 de la CRPD de l’ONU : les privations arbitraire, illégale, et discriminatoire de liberté. Ces atteintes semblent
sous-tendues par deux mécanismes distincts. L’illégalité est rendue possible par la facilité de mise en place des mesures et l’incapacité du système à réguler ses propres erreurs. Il apparait que ceci a été anticipé comme nécessaire puisqu’une réponse à l’urgence. D’autre part il a été établi que les mesures d’internement n’étaient pas en capacité de distinguer correctement les faux positifs [1]. La proposition du Hearing
Voices Network de limiter la privation de liberté à 72 heures semble une réponse
34 [Traduction] Ordonnance de protection psychiatrique. 35 [Traduction] Malades mentaux maltraités.
cohérente à ces deux impératifs [93] et est déjà en application dans certains pays
comme l’Islande [153].
L’usage arbitraire de l’internement est rendu possible par sa justification discriminatoire. En déclarant la maladie mentale comme motif suffisant de privation de
liberté, la pratique se retrouve confrontée à l’imprécision des outils d’évaluation qui lui sont liés [148,149]. Il convient de rappeler que l’existence d’une disability [154] ou l’étiquette de maladie mentale ne peuvent constituer des motifs de privation de liberté sans créer une hiérarchisation sous-tendant un système d’oppression [104]. S’il existe une situation où une privation de liberté s’avère nécessaire, des conceptions alternatives en conformité avec la CRPD ont été développées [89]. Le concept de
maladie mentale restant une hypothèse de recherche régulièrement remise en cause
[155], il semblerait préférable que, quand cela est absolument nécessaire, la loi se
base sur un concept davantage éprouvé et consensuel, tel que la psychosocial
disability de l’ONU [156].
L’exemple français de la SPDRE permet de mettre en évidence que les difficultés de mises en pratique de la CRPD ne peuvent justifier le maintien du statu quo. De plus,
la crainte d’une majoration de la stigmatisation liée à l’application de la CRPD ne semble pas prendre en compte les pratiques institutionnelles discriminatoires
actuellement à l’œuvre et il semble nécessaire que les professionnels travaillent en collaboration des (ex-)usagers et survivants de la psychiatrie avant d’en évaluer le bénéfice / risque. Dans le cas français des SPDRE, il semble difficile d’argumenter contre une réforme de fond de mesures contraires aux droits de l’Homme dont la filiation idéologique remonte en 1838, précédant de dix ans l’abolition de l’esclavage.