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II. L’enfermement des ‘’malades mentaux dangereux’’, étude de l’internement dans

II.1. Introduction

II.1.2. La dangerosité psychiatrique

Si, dans la tradition française, l’objectif national est ainsi de se conformer à l’exigence des textes des droits de l’homme, ces changements peinent à se voir concrétisés. Un an après la ratification de la CRPD, est entrée en vigueur la loi du 05 juillet 2011 venue

réformer l’ancienne loi régissant de manière temporaire l’internement des personnes étiquetées ‘’malades mentales’’ datant de 1990. En totale contradiction avec la convention, cette réforme prend place dans un climat sécuritaire mettant en avant une

dangerosité supposée. Ceci fait suite à plusieurs faits divers impliquant des personnes

étiquetées ‘’avec des maladies mentales’’, notamment celui du drame de Pau en 2004 dans lequel une personne avec des problèmes de santé mentale s’est introduite de nuit dans un service de psychiatrie et a tué deux professionnels.

Si l’interrogation sur la dangerosité des personnes avec des problèmes de santé mentale est largement partagée en France en population générale [98], elle est aussi

considérée comme un des axes centraux de leur stigmatisation [99]. La tradition

psychiatrique partage cependant cette interrogation et s’accorde sur l’idée que bien que la grande majorité des personnes étiquetées ‘’malades mentales’’ ne soit pas considérée dangereuse, il existerait un sous-ensemble de personnes qui le serait. Ce

raisonnement amène, entre autres, la Fédération Française de Psychiatrie à définir en

2007 la dangerosité psychiatrique comme une « manifestation symptomatique liée à

l’expression directe de la maladie mentale » [100]. Dans la suite, puisque la dangerosité est la manifestation de la maladie, c’est le traitement psychiatrique qui, par son action, réduirait voire supprimerait cette dangerosité, légitimant ainsi l’atteinte aux droits humains fondamentaux par l’internement et le traitement forcé [101].

Cependant, bien que largement partagé, ce raisonnement admet plusieurs limites.

D’abord un argument métaphysique : s’il est maintenant établi avec un bon degré de certitude qu’il existe une corrélation entre étiquette de maladie mentale et violence, aucune étude n’établit un lien de causalité entre les deux [102]. Ensuite un argument épistémologique : l’inférence de statistiques populationnelles à une personne reste non établie pour la dangerosité, définie comme un risque de violence [100]. De plus,

nous ne disposons pas d’évaluation reproductible au niveau individuel [36]. Un constat similaire vaut également pour les concepts connexes régulièrement mobilisés

d’’’insight’’, de ‘’capacité à consentir’’ ou de ‘’maladie mentale’’ [36]. Ceci amène plusieurs recherches sur le sujet à considérer que « mental health status makes at

best a trivial contribution to the overall level of violence in society17 » [103].

17 [Traduction] L'état de santé mentale contribue au mieux de façon négligeable au niveau global de

Ainsi, l’évaluation d’une dangerosité psychiatrique présenterait un risque important d’erreurs, prise entre le sophisme du procureur18 et le paradoxe des faux positifs19. Aussi, il semble cohérent de considérer l’association entre maladie mentale et dangerosité comme un facteur de stigmatisation. Ceci amène à repenser la

stigmatisation en santé mentale, non seulement dans ses composantes individuelles

ou sociétales, mais aussi au niveau systémique comme résultant d’une organisation inadaptée [104]. Récemment une attention particulière est portée à ces phénomènes

de discrimination institutionnelle et leur impact sur la santé mentale [105], amenant à

repenser le concept de stigmatisation vers un paradigme critique anti-oppression

[104]. Si le racism20 fait de l’appartenance sociale un déterminant négatif de santé, alors le sanism représenterait la composante institutionnelle de l’oppression [104]. De manière similaire au racism mis en évidence dans le fonctionnement institutionnel

britannique en santé mentale [106,107], il est nécessaire d’observer ces phénomènes au niveau systémique. L’étude que nous réalisons s’inscrit dans cette perspective. En France, les taux d’internement varient d’un facteur 6 entre les départements (Figure 13). Sachant que ces variations ne sont pas constatées au niveau épidémiologique,

cela amène à considérer d’autres mécanismes explicatifs.

18 Raisonnement invalide basé sur l’emploi dans les procès criminels d’éléments statistiques rendus

erronés en ne prenant pas en compte l’aspect conditionnel des probabilités [234]. Par exemple dans notre situation, si 1% des personnes étiquetées avec une maladie mentale sont dangereuses du fait de leur trouble, alors une personne étiquetée avec une maladie mentale impliquée dans un trouble à l’ordre public sera facilement considérée comme dangereuse puisqu’il lui sera opposé, à tort, qu’il y avait 99% de chance qu’elle ne soit pas dangereuse du fait de ses troubles et donc qu’elle ne se trouve pas dans cette situation. Ici on confond la probabilité qu’une personne étiquetée avec une maladie mentale soit dangereuse du fait de ses troubles avec celle qu’une personne étiquetée avec une maladie mentale impliquée dans un trouble à l’ordre public le soit du fait d’une dangerosité causée par ses troubles, et on se retrouve alors confronté au paradoxe des faux positifs.

19 Résultats statistiques impliquant que dans une population avec une incidence de l’élément

recherché inférieure au taux de faux positifs du test utilisé, un test d’évaluation même très fiable retrouvera plus de résultats faux que justes [235].

20 Le terme anglais est utilisé en référence aux études anglo-saxonnes, notamment en sciences

sociales, sur l’identité raciale comme construction sociale, et non, comme dans la tradition française, du présupposé naturaliste de l’existence de races.

Figure 13. Variations du taux de recours à l’internement entre les départements français en 2017.

In [108].

Cet aspect reste peu exploré, pour partie à cause des limites du système d’information existant [109] et de sa mauvaise fiabilité ne permettant pas une analyse détaillée des

mesures, notamment de l’activité ambulatoire dont les mesures de contrainte ambulatoires instaurées par la loi de 2011 [110]. Seules deux études, une de l’Institut de Recherche et de Documentation en Économie de la Santé (IRDES) [111] et l’autre de l’INSERM [112], ont cherché à expliquer ces variations et ont notamment mis en évidence le rôle important de facteurs d’offre de soins et socio-économiques, avec un rôle central de l’urbanisation. Une étude spécifique sur l’internement des personnes considérées ‘’malades dangereux‘’ réalisée par le centre de recherche de l’établissement public de santé mentale Lille-Métropole, Centre Collaborateur de

l’Organisation Mondiale de la Santé pour la recherche et la formation en santé mentale (CCOMS), a mis en évidence que les variations du taux d’internement n’étaient pas dépendantes de l’état clinique, mais de variables socio-démographiques et organisationnelles des services de santé mentale [113]. Ces résultats interrogent et

évoquent la possibilité de pratiques arbitraires, en opposition avec l’article 14 de la CRPD.