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LES THÉORIES ET LEURS MODÈLES

E. Réda Bensmaïa : l'avant-genre

L'Introduction au texte réfléchissant de Réda Bensmaïa est issu d'un travail de doctorat de 3ème cycle qui se consacrait à La forme de l'essai. (Etude sémiotique et génétique du genre)540. Cependant, Réda Bensmaïa annonce dès l'introduction que son objet

534 ibid., p.131. 535 ibid., p.16. 536 idem.

537 On reconnaît dans cette problématique les interrogations de Maurice Blanchot, auquel Beaujour ne manque pas de faire référence.

538 ibid., p.17. 539 ibid., p.18-19.

540 Doctorat de 3ème cycle soutenu à l'Ecole des hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) en 1980. Directeur : Gérard Genette.

d'étude "[conteste] la validité des théories des genres en vigueur541." A rebours, son analyse précise à plusieurs reprises les raisons pour lesquelles l'essai a été exclu de la théorie des genres. On a cherché des origines à l'essai, invoquant ses modèles antiques ou médiévaux ; mais cette "question toujours oiseuse des origines542" n'a pas pour autant permis à l'essai de faire son entrée théorique en littérature543. On a aussi cherché la rhétorique spécifique de l'essai ; mais Bensmaïa s'oppose, par exemple, aux conclusions de Beaujour, qui voit dans l'autoportrait (l'essai) un texte auquel l'auteur donne un sens après-coup, "en cours d'élaboration." Bensmaïa pense que ce retard concédé à la conscience rhétorique de l'auteur d'essais n'est pas suffisant pour comprendre le texte essayistique, radicalement résistant à toute catégorisation générique544. Enfin, Bensmaïa rappele que les opinions sur l'essai comme anti-genre, si elles lui semblent avoir respecté un principe majeur de l'essai, ont trop souvent eu recours à des concepts négatifs qui ne rendent pas compte des qualités de ce mode d'écriture545. Son travail veut donc sortir de "la fausse alternative dans laquelle la critique littéraire classique et la Rhétorique nous ont toujours engagés pour ce qui concerne l'essai : ou bien un genre dégénéré, un avorton générique, un texte sans frontière et informe, un abîme sans différences et sans propriétés spécifiques ; ou bien, un texte bien charpenté rhétoriquement, clairement individué et décodable […] une Forme fortement structurée et close malgré tout546."

La thèse de Bensmaïa est que l'essai ne peut se comprendre théoriquement qu'à l'aide du concept de Texte547. Sa démonstration s'attache aux différents procédés d'un fonctionnement, et non aux différents éléments d'un sens548. A partir d'une certaine conception des titres549, des citations, des néologismes, des ruptures de syntaxe, etc.550, il 541 BENSMAÏA 1986, p.11. 542 ibid., p.123. 543 ibid., p.122-123. 544 ibid., p.36. 545 ibid., p.123. 546 idem.

547 ibid., p.21 (définition de la notion de Texte) et p.76-77. 548 ibid., p.81, 87, 123.

549 Voir le chapitre "Logique du mot-bastant dans l'essai montanien", p.19-32. 550 ibid., p.38-39.

montre que "ce qui donc détermine en dernière instance la constitution des «objets» de l'essai comme «gestes de l'idée» et qui permet de comprendre ce qui les distingue du concept théorique ou de la catégorie philosophique, c'est une nouvelle «logique», un nouveau type d'agencement des «mots»551." Tout part en effet du langage ; il n'y a pas de concept fédérateur dans l'essai, ni "thème", ni "style", ni même "auteur", "œuvre" ou "lecteur". Cela se lit dès Montaigne :

"L'essayiste en [lui] — et c'est principalement à ce niveau que réside le «secret» du genre qu'il crée — n'affirme pas la nécessité et l'arbitraire de la même chose : la nécessité se dit toujours du mode d'exposition, de constitution et de fonctionnement des éléments toujours hétérogènes du texte essayistique, alors que l'arbitraire ne peut se dire que des propositions («pensées», «idées», «jugements», etc.) qui «tombent» comme de simples effets de fonctionnement de l'œuvre et qu'il est nécessaire de rapporter avant tout à sa structure formelle552."

Aussi l'analyse doit-elle porter, non sur le "sens profond" ou sur quelque mystérieux fondement du texte essayistique, mais sur le jeu des procédés553 ("protocoles de production et d'énonciation554") qui le constituent comme texte. Parmi ces procédés, il est clair que certains modèles rhétoriques ressurgissent ; mais il est encore plus clair que l'essai ne s'y réduit pas555. Parce qu'il est conscient des procédés qu'il emploie, l'essayiste surplombe, ou contourne, la matrice rhétorique.

"C'est en fait cette conscience de la présence silencieuse et insistante des Lieux communs, du caractère incontournable de l'Encyclopédie, des Fonds et des Images qu'utilise la Mnémotechnique rhétorique qui détermine tout ce luxe d'inventions formelles, et la fièvre avec laquelle l'essayiste contribue sans relâche à contourner le «mur» que toutes ces figures rhétoriques opposent à toute innovation556."

Pour comprendre ce "luxe", selon Bensmaïa, il ne faut donc pas raisonner "per articulatio" mais "per accumulatio"557 ; le problème de l'essai n'est ni l'Invention, ni la Disposition, mais la Complication558. Chaque procédé vise à inscrire les mots "hors code559" et le texte aboutit

551 ibid., p.41. 552 ibid., p.26.

553 Voir les définitions et les enjeux du procédé, ibid., p.55-56. 554 ibid., p.81.

555 C'est sur ce point que Bensmaïa s'oppose le plus nettement à Beaujour. Voir par exemple un résumé du débat dans BENSMAÏA 1986b.

556 ibid., p.81.

557 ibid., p.42. Il emprunte la formulation à FRIEDRICH [1949]. 558 ibid., p.130.

à une "conflagration générique560". C'est pourquoi la critique conventionnelle n'a pas pu le prendre en compte, "penser [sa] spécificité comme texte a-générique ou comme anti-genre […]. Là où l'essayiste affirme pratiquement : il ne faut pas que le sens prenne trop vite, il ne faut pas que le texte se fige dans un genre, la critique continuait de chercher le Sens, la Fin, le Commencement, les Origines561."

Le texte essayistique recourt ainsi à

"autant de figures […], autant de genres qu'il aurait été impossible de faire coexister dans un même texte mais qui du fait de la «puissance» de l'Essai comme système intensif vont pouvoir non seulement coexister, mais concourir à faire de l'Essai le texte inouï que nous tentons de cerner […] ; soit un texte où les contraires sont abolis en même temps que sont transgressées les hiérarchies pseudo-naturelles et les frontières génériques562."

Bensmaïa range les "genres littéraires" parmi les catégories rhétoriques et les concepts philosophiques qui ne peuvent rendre compte de l'essai comme Texte. Au cours de sa démonstration, il montre d'abord que l'essai conteste les genres563, puis montre comment ses procédés de fonctionnement les détruisent564 ; ainsi, l'essai "est comme la «matrice» de tous les genres : non pas le «Mélange des genres» […] mais le genre de l'auto-génération565." Les genres n'étant aussi que de "effets de texte", des "gestes de l'idée", Bensmaïa aboutit à la conclusion que l'essai

"ne mélange pas les genres, mais les complique : dès lors, ce sont les Genres qui sont en quelque sorte les «retombées», les effectuations historiquement déterminées de ce qui se trame potentiellement dans l'essai. Ce dernier se présente alors comme ce moment de l'écriture d'avant le genre et la généricité elle-même ou, si l'on préfère, la matrice de toute généricité possible566."

Lire l'essai suppose alors une petite révolution intellectuelle ;

"Si, au lieu de chercher l'essence de l'essai, en vain, parmi la hiérarchie des modes et des genres existants […] on posait d'abord l'essai, pour laisser ensuite chacune de ces modalités se définir à partir de lui567 ?"

560 Voir le chapitre portant ce titre, p.73-78. 561 ibid., p.123. 562 ibid., p.76-77. 563 ibid., p.11. 564 ibid., p.45. 565 ibid., p.11. 566 ibid., p.124. 567 ibid., p.125.

En effet, les inventions formelles de l'essai exigent du lecteur une nouveau mode de lecture, ouvert aux possibilités de sens ; tout doit se combiner pour que le sens ne "prenne568" pas, qu'il puisse à tout moment se continuer, se poursuivre (par un "allongeail", comme chez Montaigne ou chez Bacon ; par une "bouffée d'imagination", comme chez Barthes ; par une "biffure", comme chez Leiris, par exemple). Ici aussi, l'essai déboute les genres. Dans la mesure où ils sont un phénomène institutionnel visant à fixer le sens des textes, par une prescription d'écriture parfois mais le plus souvent par un protocole de lecture, l'essai est a-générique.

"On peut dire que l'essai n'est pas un genre comme un autre, et peut-être pas un genre du tout : d'abord parce qu'il n'en est pas un, mais aussi parce qu'il n'obéit plus à la règle du jeu, à la règle rhétorico-juridique des genres : en effet, dans l'essai il ne s'agit ni de raconter, ni d'édifier, ni d'instruire, mais, peut-être, de provoquer des événements569."

Cet événément, c'est peut-être la lecture ; c'est peut-être aussi l'impulsion de continuer d'écrire, ou du moins de continuer d'y prendre du plaisir.

Les formulations de Bensmaïa invitent donc elles aussi à considérer l'essai comme un anti-genre, et lui donnent une place "primitive", logiquement parlant, dans l'édifice des genres et des lettres. Nous ne sommes pas très loin de "l'anarchie primitive des langues" dont parlait Morot-Sir, à ceci près qu'ici l'anarchie est joyeuse, productive, "progressive (processive)". Elle est même présentée comme la seule manière de prendre l'écriture comme un plaisir, une jouissance. Là où Morot-Sir rappelait que les genres sont "les gardiens du sens", Bensmaïa valorise l'essai "à déchiffrer à perte de vue570".