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LES THÉORIES ET LEURS MODÈLES

F. John Snyder : le genre non-générique

Prospects of Power est une théorie des genres qui se donne pour radicalement nouvelle. Pour lui, Aristote, Corneille, Frye, Genette et Derrida ont tous manqué la dimension intrinsèquement historique du genre, et se sont donc tous fourvoyés en cherchant

568 BARTHES 1975, p.151. 569 BENSMAÏA, p.124. 570 ibid., p.125.

ce qui caractérisait tel ou tel genre : "genre […] cannot be defined because as a historical phenomenon it posseses no nature571." John Snyder cherche à réintégrer cette dimension historique du genre, sans pour autant verser dans le catalogue empirique ou dans une histoire littéraire qui décrirait les genres parallèlement les uns aux autres et se garderait d'en envisager les rapports. Il constate que toute taxinomie générique en arrive tôt ou tard à délaisser "l'historicité intrinsèque du genre" ; aussi propose-t-il de changer de concept organisateur. "There can be no grammar of genres" ; la notion de système des genres doit être remplacée par une vision plus souple, qui permette d'envisager les rapports entre les genres sans les immobiliser dans une structure hiérarchisée, sans en fixer la "nature" improbable. Il choisit le concept de pouvoir pour orienter sa réflexion. Dans le cadre d'une théorie des genres, définie comme "une sorte d'histoire littéraire dialectique" théorisée sous l'angle de l'étude des genres, ce concept lui paraît le seul apte à rendre compte des rapports que les phénomènes entretiennent les uns avec les autres572. Dans cette optique, les genres ne sont rien d'autre que des "configurations de pouvoir" (configurations of power573), et cette manière de voir s'oppose absolument à la notion de système des genres. Au lieu de celle-ci, il faut plutôt voir la théorie des genres comme l'étude d'un éventail (range) de formations de discours de pouvoir, "a kind of tectonic plate theory insofar as literary genres are constantly shifting in response to the conditions and forces of discourse574." Pour étudier les genres de cette manière, il ne saurait être question de considérer tous les genres et d'en déterminer la nature. S'il choisit trois "configurations de pouvoir" qui lui paraissent représentatives, éclairantes, ce n'est que pour dessiner le "squelette575" de l'éventail sur lequel se déploient les genres réels, dans une mobilité et une rivalité constantes.

571 "Le genre ne peut pas être défini, puisque, en tant que phénomène historique, il ne possède aucune nature." SNYDER 1991, p.1.

572 ibid., p.2.

573 Snyder évoque la notion très proche de "formation discursive" élaborée par Michel Foucault.

574 "Une théorie comparable à une tectonique des plaques, dans la mesure où les genres littéraires changent constamment, en réponse aux conditions et aux forces discursives." ibid., p.4.

Les trois "genres" qu'il décrit dans son ouvrage sont la tragédie, la satire et l'essai. Ils constituent trois figures possibles du déploiement du pouvoir discursif : un déploiement politique dans la tragédie, rhétorique dans la satire, et textuel, c'est-à-dire où la rhétorique est envisagée comme une action en elle-même, dans l'essai576. En tant que genres, ils représentent les trois points-clés de l'éventail de Snyder : la tragédie serait la quintessence du genre, le genre pur ; la satire serait le semi-genre, instable, piégé ; quant à l'essai, il serait à la fois plus qu'un mode littéraire et moins qu'un genre traditionnel577. Alors que la tragédie est une représentation du pouvoir en tant qu'il se prend ou qu'il se perd et que la satire est une représentation du pouvoir en tant qu'il est subi ou qu'il contre une critique discursive, l'essai est une représentation du pouvoir en tant que tel, qui est ou n'est pas, par le jeu d'une "philosophie de l'antiprésence", une "idéologie de l'absence critique578". De même, alors qu'une pièce de théâtre est ou n'est pas une tragédie, et qu'une œuvre satirique "glisse" en permanence d'un modèle discursif à un autre, l'essai élabore sa propre ontologie et sa propre épistémologie. Ecrire une tragédie consisterait à "prendre la parole", à se rendre maître d'une parole dont l'existence est posée, donnée, institutionnalisée. Dans la satire, il s'agirait d'opposer à la parole du pouvoir institutionnel une autre parole, sur le modèle d'une résistance rationnelle, rhétorique, dans lequel un discours cherche à en critiquer un autre par le jeu des contrastes et des dissonnances. Mais Snyder explique que dans le rapport au pouvoir, la satire est toujours perdante ; fondée sur la présence de principe d'un autre discours dominant à mettre discursivement en difficulté, elle avoue son échec dans sa réussite même. "Automatic winning is no victory at all579" : c'est pourquoi la satire n'a pas accédé au statut de genre stable. En termes de genres, en effet, la satire présuppose un genre plus stable, l'autre genre, qu'elle infiltre, subvertit, ridiculise. Dans la pensée de Snyder, tout se passe comme si la satire était une sorte de "fou du roi", qui peut tout se permettre dans la limite de son statut de fou. L'essai serait alors le fou devenu roi ; il se fonde lui-même en

576 ibid., p.16. 577 ibid., p.11-12. 578 ibid., p.12. 579 ibid., p.19.

droit. Dans le jeu du pouvoir, il est toujours gagnant, parce qu'il ne reconnaît même pas la pertinence de ce jeu580. En termes de genre, l'essai est la manifestation d'un "extrémisme anti-générique581" : un pouvoir "textuel", dans lequel la rhétorique est une affirmation d'être plutôt qu'une expression d'être582. Aussi faut-il le considérer en dehors des genres, ou plutôt en-deçà, comme pure parole se libérant elle-même du vide antérieur à la prise de parole, élaborant elle-même les conditions de sa réalisation discursive.

"This […] has something to do with freedom from generic limits, with an unboundedness sufficient to justify treating the essay as a nongeneric genre — or «nongenre».583"

Avec cette "extrémité" non-générique de l'éventail des genres, nous ne sommes finalement pas loin du "genre d'avant les genres" de Bensmaïa. Snyder cite aussi Michel Beaujour, dans un développement sur une notion repensée du "genre". Par opposition à une vision des genres, taxinomique, Beaujour invite à considérer le phénomène de genre en lui-même, en tant qu'il signale la frontière inévitable autant qu'intraçable entre ce qui peut se dire et ce qui reste innommé584. La notion d'antériorité logique ou chonologique (telle qu'on l'a vue se formuler dans Miroirs d'encre) n'apparaît pas dans la pensée de Snyder ; mais son programme de travail intègre parfaitement les thèses de l'essai comme "avant-genre" dans sa "théorie tectonique" :

"What I hope to accomplish is to describe the range of genres, not to elaborate its taxonomy. Simply, since I believe genre is power, I wish to show what genre at its maximum efficacy, the genre of tragedy, can do ; what a perfectly unstable genre, satire — which must become other genres to resolve the problems it poses and attempts to salve through rational critique — cannot do ; and what a kind that generates itself, the essay, can

avoid doing […]585."

580 ibid., p.20. 581 ibid., p.13. 582 ibid., p.19.

583 "Cela resemble fort à une liberté vis-à-vis des limites génériques, avec un caractère suffisamment illimité pour justifier le traitement de l'essai comme genre non-générique — ou «non-genre»." ibid., p.12.

584 L'article s'intitule "Genus Universum", in Glyph, 7, 1980.

585 "Ce que j'espère accomplir, c'est décrire l'éventail des genres, et non élaborer sa taxinomie. Tout simplement, comme je crois que le genre est un pouvoir, je souhaite montrer ce que le genre à son maximum d'efficace, le genre de la tragédie, peut faire ; ce qu'un genre instable à la perfection, la satire — qui doit se muer en d'autres genres pour résoudre les problèmes qu'elle pose et tenter de se sauver grâce à la critique rationnelle — ne peut pas faire : et ce qu'un genre qui se génère lui-même, l'essai, peut éviter de faire." ibid., p.20.

CHAPITRE 3