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LES THÉORIES ET LEURS MODÈLES

B. Edouard Morot-Sir : l'anti-genre ou l'anarchie primitive des langues

On trouve chez Edouard Morot-Sir une formulation claire :

"L'essai serait donc l'anti-genre chronique — refus du genre et de ses codifications, refus de laisser le langage enfermé dans des définitions et des règles opératoires, revendication de liberté, signe d'une anarchie endémique qui dériverait de l'invention même des langues499."

Son opinion a pour corollaire que "l'essai a envahi les genres institués, au point même que les genres établis sont devenus des essais polarisés, et que la production littéraire dans sa totalité est un immense laboratoire d'essais en toutes directions500." Morot-Sir réitère son opinion sur l'invasion de l'essai dans une critique qu'il donne en 1989 de l'ouvrage de Fraser, The French Essay (1986). Il étend même son hypothèse, appliquée seulement au XXème siècle dans sa communication de 1982 : il s'y demande "si l'essai, qui a joué un rôle d'anti-genre, n'a pas sourdement contaminé les grands genres, et surtout le roman depuis la fin du XVIIIème siècle501." La prise de position de ce critique est assez claire ; on peut déceler dans son style une réserve certaine sur "la compétence (et dans certaines perspectives, l'incompétence) du langage de l'essai502." Il affirme, d'autre part, que "le genre, quel qu'il soit, est, au contraire, une solution préalable. Il détermine les conditions d'existence d'un mode littéraire503" ; "les genres ont donc été les gardiens du sens de nos langues ; par leurs 498 COMPAGNON 1979, p.313. 499 MOROT-SIR 1982, p.118. 500 ibid., p.118-119. 501 MOROT-SIR 1989. 502 MOROT-SIR 1982, p.119. 503 ibid., p.118.

règles et leurs usages, ils ont canalisé les mots et servi d'intermédiaires efficaces à des philosophies de l'homme. En ébranlant les genres, l'essai a provoqué peu à peu la disparition de ces humanismes auxquels il semblait destiné504." Il explique aussi que l'essai triomphe au moment de l'échec d'un auteur, "moment où il ne peut plus écrire que sur la conscience qu'il a de lui-même et de ses limites505." On a lu une opinion semblable sous la plume de Besnier : l'essai témoigne "d'une littérature négative, qui ne peut plus dire que la perte de son propre pouvoir. Sa grandeur tient à cet aveu506."

504 ibid., p.129. 505 MOROT-SIR 1989. 506 BESNIER 1990, p.235c.

Morot-Sir nous semble ainsi être le représentant le plus explicite d'une certaine idéologie de l'essai comme anti-genre à la fois décadent, somptueux et dangereux. Dans la mesure où cette pensée de l'essai s'articule sur une valorisation des genres commes principes organisateurs, elle s'accommode du refus constitutif de l'essai dans une analyse de son inefficacité fondatrice, de son échec inéluctable, "anarchie endémique" ou même "sado-masochisme de l'écriture507." Sa théorie, en fait, critique l'idéal de l'entre-deux exposé plus haut. Dans son ambition d'allier les contraires dans un projet paradoxal, l'essai aurait finalement mis quatre siècles, depuis Montaigne, à s'épuiser dans une entreprise impossible. La cause de cet échec serait que l'essai, comme création littéraire, n'est constitué que de mots et ne peut donc endosser l'identité de discours critique du réel qu'il revendique : "la peur d'être dupe conduit à des rêves de destruction sémiotique508." Partant d'une même base, cette théorie arrive à une conclusion radicalement différente de celle d'Adorno (elle-même héritière d'une tradition de la pensée allemande de l'essai). Ce dernier pose en effet, lui aussi, que l'essai n'a pour objet et pour moyen que le langage, le déjà créé, le signe : c'est-à-dire la culture. Mais là où Adorno voit la possibilité d'une véritable et magistrale critique de la pensée occidentale, pour Morot-Sir "il n'y a qu'une unique tragédie — celle de la nature du langage comme signe. Les genres ont pour fonction de faire oublier ce péché originel des mots. Mais en vain ! C'est le sens de la prise de possession de la littérature par l'essai509."

Nous sommes ici dans un débat qui excède largement la réflexion sur le genre, et auquel il faudra bien évidemment revenir. Pour en rester à l'anti-genre tel que le théorise Morot-Sir, il faut encore signaler la façon dont il articule l'essai aux autres genres institués.

Il explique que l'essai joue un rôle majeur dans des "révisions radicales de notre conscience littéraire et, par voie de conséquences [sic], dans la conscience des genres510." La révision dont il parle qui concerne prioritairement notre propos est celle d'une "conscience de l'œuvre à faire par delà les genres institués511". On voit comment sa théorie associe une force qui préexisterait aux genres à un projet de la littérature contemporaine de les dépasser,

507 MOROT-SIR 1982, p.124. 508 idem.

dans une sorte de mouvement centrifuge où les œuvres quittent les domaines régulés par les genres. Il le formule ainsi :

"les genres dessinent, délimitent, codifient les modes d'expression possibles. […] Le doute sur la valeur de cet encadrement est corrélatif d'une nouvelle conscience de l'œuvre comme transcendante aux genres en qui elle s'incarne. Les genres cessent d'être des fins pour devenir des moyens relatifs qu'il convient d'essayer les uns après les autres, parfois simultanément. Alors l'essai prend une revanche éclatante512."

Il désigne ensuite comme conséquence de cette mutation l'interchangeabilité de la philosophie et de la littérature, et s'attachera donc à définir le projet spéculatif de la nouvelle littérature. C'est sur ce point qu'il faudra le confronter à toutes les pensées de l'essayisme513.

Mais on peut pour finir entrer dans le détail de deux analyses qu'il donne, l'une de Gide et l'autre de Camus, parce qu'elles révèlent bien, pensons-nous, ses prises de position sur la valeur de l'essai dans son rapport aux autres genres. Morot-Sir se montre extrêmement dépréciatif à propos d'André Gide, dont il pense que l'éditeur aurait dû donner pour unique titre aux œuvres publiées dans trois volumes de la collection de la Pléiade le seul mot "Essai". Pour lui, "si Gide se tortille ainsi et s'il ne peut dormir tranquille dans le lit d'un genre, c'est qu'il ne peut fondre en un seul texte l'événement et la réflexion morale514." Donc, si Gide a voulu transcender les genres, en les remettant sans cesse en question dans son écriture, et en convoquant l'essai, cet anti-genre, pour le mettre en abyme dans ses récits, cela ne lui a permis qu'un travail raté, "pas même essai, simplement «essayage515»." Le noyau de cet échec, c'est le principe du texte mis en miroir, se critiquant lui-même, c'est-à-dire du congé définitif donné aux genres par l'invasion de l'essai dans l'écriture. En revanche, Camus aurait refusé ce principe du texte mis en miroir, sauvant par là, "en intention et en réalité516", la qualité de son œuvre. Morot-Sir cite l'auteur, dans sa préface à la réédition du recueil en 1954, pour souligner son "intention" : Camus tenait beaucoup à ses premiers textes du recueil L'Envers et l'Endroit, qu'il qualifiait d'essais ; mais il souhaitait

510 ibid., p.124. 511 idem. 512 idem.

parvenir à les récrire. Le projet de l'écrivain est ensuite analysé comme un repli vers les grands genres :

"on sait que dans les phases de son œuvre, qu'il dit «même pas commencée en 1954», il a abandonné la fusion des genres qu'il avait spontanément réalisée dans ses premiers essais517."

Même si ce repli est donné comme incomplet, Morot-Sir souligne que le respect des règles génériques a donné à l'œuvre une ampleur devant laquelle il s'incline :

"il serait faux de dire que Camus a mis le roman, la nouvelle et le théâtre au service de l'essai, car il respecte cette «gauchissure» qui fait que le récit ou la tragédie ont leurs lois propres de création. En sens inverse, l'essai camusien emprunte au roman et au théâtre leur dynamique dramatique. […] C'est dans cette perspective, me semble-t-il, qu'il est légitime de dire que, grâce à l'essai, le sens de l'œuvre a transcendé les genres ; la différence entre les genres devient relative, et parfois, négligeable518."

On voit bien ce qui motive cette appréciation positive : l'essai s'est tenu en marge d'un balisage serré, est resté, si l'on veut, à sa place ; il n'en reste dans l'œuvre qu'une tonalité, la marque d'une liberté sous-jacente. Si mutation des genres il y a, c'est dans "le sens" de l'œuvre, non dans son profil générique lui-même ; autrement dit, la différence entre les genres est laissée au jugement de valeur du critique ("négligeable"). Dans l'analyse de ce dernier, on repère la satisfaction de pouvoir assigner à chaque œuvre son genre — notamment en recourant aux "intentions de l'auteur"—, et le plaisir donné comme supplémentaire de se perdre un peu dans un petit "quelque chose en plus", une transcendance qui sait se tenir en marge de la pensée des genres.