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LES THÉORIES ET LEURS MODÈLES

R. Lane Kauffmann : la diagonale de l'essai

L'hypothèse que Lane Kauffmann propose dans la revue Diogène admet l'idée de l'entre-deux et la rentabilise pour une défense de l'essai comme forme adaptée aux sciences humaines :

"l'essai est un mode de pensée situé entre la philosophie et la littérature, l'art et la science, qui maintient les antinomies de l'imagination et de la raison, de la spontanéité et de la discipline dans un état de tension féconde ; et c'est précisément ce caractère antinomique qui fait de l'essai la forme d'écriture la plus propice à la recherche interdisciplinaire contemporaine465."

Dans ce qui est exposé ici comme "le but de cet article", on reconnaît la confusion d'une pensée sur le genre qui ne peut se concrétiser que dans une pensée sur le mode (ou attitude

462 Dans un autre domaine, le sociologue Marc Augé remarque que notre époque se caractérise par des "non-lieux" : ce sont des sites non investis, constamment traversés, dynamisés. On n'y reste pas : gares, supermarchés, galeries marchandes. (Non-lieux. Anthropologie de la sur-modernité, Seuil, 1992.)

463 HOWARTH 1988 fait référence à la "contre culture" des années 60. 464 FAERY 1990, p.23 et 25.

mentale) : l'essai est défini comme "mode de pensée" et donc comme "forme d'écriture". De même que Réda Bensmaïa, et en empruntant souvent les mêmes arguments, Kauffmann est significatif d'une attitude qui ne fait qu'effleurer la problématique du genre avant de se déplacer vers un autre modèle d'analyse. Ils ont en commun, notamment, une approche rhétorique du problème de l'essai et de l'essayisme, ce qui ne manque pas d'être contradictoire — en apparence — avec le rejet traditionnel des catégories rhétoriques (et génériques) qu'on trouve dans l'essai (au moins dans celui qui se reconnaît de Montaigne). L'hypothèse consiste à dire que l'essai accepte de montrer celui qui parle ou qui écrit, refuse donc de cacher son énonciation, et admet par conséquent les contingences d'un sujet particulier, d'une circonstance d'énonciation particulière, etc, dans l'exposé d'un savoir sur le monde qui revendique une part de subjectivité. C'est en ce sens que "l'essayiste ne sépare pas les moments conceptuels des moments rhétoriques de sa pensée : les deux moments interfèrent constamment dans la méthode non-méthodique du genre466." On voit bien comment le mot de "genre" n'est plus ici qu'un terme de rappel, puisque le moment formel n'est pas pensé pour lui-même mais dans la perspective, que Kauffmann ne cache pas, d'une anthropologie :

"La carrière de l'essai n'est pas seulement une question d'intérêt local qui ne concernerait que la théorie littéraire et la critique. Incarnant comme elle le fait la vieille querelle dialectique entre le sujet pensant et les systèmes de pensée établis, la réflexion sur le genre de l'essai relève également de l'anthropologie philosophique467."

C'est peut-être ici que Kauffmann, qui présentait une pensée de l'entre-deux tout à fait en accord avec d'autres études sur l'essai, se détache de la démarche qu'adoptent par exemple Bensmaïa, ou Max Bense, qui se concentre sur l'aspect littéraire du problème de l'essai. On a presque l'impression qu'il en est radicalement à l'opposé : là où Bensmaïa, poursuivant la tentative de Barthes, développe et exploite les caractères de la "littérature" (ou "écriture") dans un renouveau du discours sur le savoir, Kauffmann de son côté règle le sort d'une forme littéraire à problèmes ("question d'intérêt local") dans un questionnement

466 ibid., p.82. 467 ibid., p.90.

épistémologique des sciences humaines. L'atopie littéraire du genre est ainsi significativement ramenée au phénomène de l'interdisciplinarité scientifique. Un avis similaire est exprimé par Gil Delannoi dans son "Eloge de l'essai" ; face aux difficultés de classement ou d'identification que pose le genre, l'aspect littéraire est écarté :

"Il faut aussi distinguer l'essai de la littérature. […] Quant au style, il n'est pas indifférent dans un essai mais il n'est jamais nécessaire. L'autobiographie intellectuelle ou l'interprétation du sens de l'époque se prêtent au talent littéraire mais ne s'épuisent pas en lui468."

Cette pensée de l'entre-deux fait donc de l'essai comme genre littéraire le point de départ d'une approche de l'essayisme comme attitude mentale. C'est aussi la démarche de toute une tradition épistémologique allemande, que Kauffmann analyse longuement et fait remonter aux thèses romantiques sur la littérature comme connaissance. De Schlegel à Adorno en passant par Lukács et Musil, l'article rappelle comment la pensée d'un genre atopique recoupe les questionnements du rapport entre science et littérature, pour arriver au XXème siècle à un questionnement de la science en tant que telle.

Robert Musil : le flottement et la zone intermédiaire

L'image de l'entre-deux apparaît ainsi dans les textes d'un des plus célèbres écrivains ayant écrit sur l'essai, Robert Musil. Dans une critique littéraire de 1914, il regrette que Walter Rathenau n'ait pas trouvé le style adéquat pour l'expression de ses pensées. Il termine son article sur l'idée que

"la pensée artistique et la pensée scientifique, chez nous [en Allemagne], ne sont pas encore entrées en contact. Les problèmes de la zone intermédiaire attendent encore leur solution469."

Mais dans la pensée de Musil, cette "zone intermédiaire" correspond moins à l'interdisciplinarité que prône Kauffmann, où l'essai est la forme qui remet en question les cloisonnements des disciplines. L'écrivain autrichien regrette lui aussi le cloisonnement des sciences, mais recherche surtout une expression adéquate de ce qu'il appelle tout simplement la vie. La raison rationnelle et la mystique irrationnelle sont deux modalités de l'existence ;

468 DELANNOI 1986, p.185.

mais Musil rejette ou ridiculise ceux qui ne privilégient qu'un seul aspect. Pour vivre pleinement, il faut savoir joindre les deux, alors que l'époque condamne l'esprit à s'épuiser de l'un à l'autre : "après avoir avalé coup sur coup deux romans allemands, il ne nous reste plus qu'à vite résoudre une intégrale, pour désenfler470." Celui qui vit dans cette "zone" doit trouver le moyen de dire (d'écrire) l'expérience très particulière qu'il a vécue ; c'est ici que l'essai doit être privilégié, car, selon Musil, les autres formes d'expression altèrent l'expérience de la vie pleine, et la dégradent, soit en mauvaise prose mystique, par exemple chez Rathenau, soit en langage scientifique décharné, comme dans les systèmes philosophiques. Musil se place dans l'entre-deux, en ce qu'il ne veut renoncer à aucun des avantages de la "science" et de la "littérature". Il critique, par exemple, l'ouvrage d'Oswald Spengler, Le déclin de l'Occident (1916-1920) : s'il est intéressé par une "philosophie de la vie", il rejette "la spiritualité dont on se couvre comme d'un manteau de mannequin ; le débordement de l'imprécision lyrique sur les terres de la raison471", qu'il estime inepte et archaïque, inadaptée au monde moderne et au progrès.

Musil développe son point de vue sur l'essai dans de nombreux textes, qui n'ont pas tous le même statut. Il ne propose nulle part de véritable "théorie du genre", mais livre des réflexions au détour d'articles de critique littéraire, d'ébauches472, ou dans son roman L'Homme sans qualités. Le titre du chapitre qui contient cette réflexion montre d'ailleurs que, plus qu'un genre, Musil vise un état d'esprit, et peut-être un état d'esprit "impossible" (comme on dirait d'un enfant, aurait précisé Barthes, ce qui correspond sans doute aussi bien à Ulrich, le héros du roman) : "La terre même, mais Ulrich en particulier, rend hommage à l'utopie de l'essayisme473." Il n'est pas indifférent que ce développement sur l'essayisme soit placé dans une œuvre romanesque qui bouleverse elle-même les conventions du genre474.

470 "L'homme mathématique" [1913], in MUSIL 1978, p.59.

471 "Esprit et expérience. Remarques pour des lecteurs réchappés du Déclin de l'Occident" [1921], in MUSIL 1978, p.116.

472 Voir par exemple dans MUSIL 1978 : "Franz Blei" [1918], p.78-79 ; "Forme et fond" [ébauche, 1910], p.322-323 ; "De l'essai" [ébauche, 1914] ; "Quelques essais" [1913], p.417-418.

473 MUSIL [1930-1938], tome 1, chapitre 62.

474 Voir à ce sujet Jean-Pierre Cometti, Robert Musil de Törless à L'Homme sans qualités, Mardaga, 1986 ; Jacques Dugast, Robert Musil. L'homme sans qualités, PUF, 1992, "Etudes littéraires" 33 ; Robert Musil, Cahiers de L'Herne, Paris, 1981.

On trouve cependant dans ce chapitre 62 des éléments d'analyse proprement littéraire. Après avoir exposé la sclérose des systèmes scientifiques et philosophiques du savoir, et la réticence d'Ulrich à se "caser" dans la vie (ce qui reviendrait à lui faire choisir l'un de ces systèmes, ou leur version sociale), Musil décrit l'"absence de qualités" de son personnage :

"il hésite à devenir quelque chose ; un caractère, une profession, un mode de vie défini, ce sont là des représentations où perce déjà le squelette qui sera tout ce qui restera de lui pour finir. […] Plus tard, quand sa puissance intellectuelle eut augmenté, Ulrich en tira une idée qu'il n'attacha plus désormais au mot trop incertain d'hypothèse, mais, pour des raisons bien précises, à la notion caractéristique d'essai475."

La notion est ensuite explicitée : c'est un certain état de conscience qui comprend le monde dans toute sa puissante subtilité, sans pourtant le figer dans un concept, lui préservant sa part de passion spirituelle. Musil en vient rapidement à une formulation de l'ambiguïté de cet état : "une combinaison d'exact et d'inexact, de précision et de passion476." Dans un développement principalement consacré à une modalité de la vie de l'esprit, Musil insère alors des considérations sur la forme littéraire de l'essai, pour mieux saisir la spécificité de cette modalité :

"La traduction du mot français «essai» par le mot allemand Versuch, telle qu'on l'admet généralement, ne respecte pas suffisamment l'allusion essentielle au modèle littéraire477."

L'état d'esprit essayiste ne se réduit à aucun système, aucune idée "claire" ou conviction identifiable, mais n'est pas pour autant irresponsable et fumeux ; de même, les textes essayistiques ne se laissent décrire par aucune explication de texte rigoureuse, sans pour autant perdre leurs "lois non moins strictes qu'apparemment subtiles et ineffables478." C'est pour ne pas tomber dans ce travers de l'explication philologique, semble-t-il479, que Musil en vient donc aux métaphores de l'entre-deux (entre deux eaux, pour commencer), seule manière d'appréhender ces textes sans les trahir :

475 MUSIL [1930-1938], tome 1, p.300-301. 476 ibid., p.304.

477 ibid., p.304-305. 478 ibid., p.305.

479 Rappelons que si raisonnement il y a dans ce texte, il est construit sur des bases narratives ; la succession des propositions, comme dans tout roman, exprime une certaine causalité dans la perspective d'une progression

romanesque, c'est-à-dire d'une progression qui fait assumer au déroulement linéaire du texte l'essentiel du "raisonnement" ou de "l'histoire".

"Assez nombreux furent ces essayistes-là, ces maîtres du flottement intérieur de la vie ; il n'y aurait aucun intérêt à les nommer ; leur domaine se situe entre la religion et le savoir, entre l'exemple et la doctrine, entre l'amor intellectualis et le poème480."

Ce que la progression du texte romanesque suggère (aussi bien, sans doute, qu'une théorie comme celle de Good, qui déclare ne pouvoir procéder que par adoption de la démarche essayiste), c'est qu'il n'est pas possible de parler de l'essai autrement qu'en évoquant ce qu'il n'est pas, qui est aussi ce qu'il cherche à dépasser : les discours rigides de la science, les illuminations des poètes détachés de la vie réelle. Comme pour légitimer (affirmer la responsabilité de) cette pensée de l'entre-deux, le roman évoque alors brièvement les deux échecs possibles d'une critique littéraire de l'essai. Soit on cherche à y relever des idées, une conviction claire, en mettant à l'écart la substance verbale du texte : "de tout cela, il ne reste plus alors que la délicate architecture de couleurs d'une méduse après qu'on l'a tirée de l'eau et déposée sur le sable481." Soit on se cantonne, à l'inverse, aux beautés du style, et on manque tout autant l'essentiel de l'essai :

"Il serait tout à fait déplorable que ces descriptions évoquent un mystère, ou ne fût-ce qu'une musique où dominent les notes de la harpe et le soupir des glissandi482."

On reconnaît précisément dans ces deux erreurs les deux versants d'une activité spirituelle devenue stérile, que Musil cherche à réunir pour leur redonner leur fécondité. C'est donc tout naturellement (c'est-à-dire avec toute la cohérence que donne la progression romanesque de ce chapitre de L'Homme sans qualités) que cette manière de présenter l'essai ("entre l'exemple et la doctrine, entre l'amor intellectualis et le poème") est entérinée : "que doit faire un homme qui cherche quelque chose situé entre deux483 ?" Une dernière allusion à l'explication littéraire vient confirmer la nature complexe de "ce qui est ainsi «entre deux484»" :

"Pas plus qu'on ne peut faire des parties authentiques d'un essai une seule vérité, on ne peut tirer d'un tel état [l'essayisme] une conviction ; du moins pas sans devoir aussitôt l'abandonner485."

480 MUSIL [1930-1938], tome 1, p.305. 481 idem. 482 idem. 483 ibid., p.306. 484 idem. 485 ibid., p.307.

Nous avons insisté sur le statut de la démonstration de Musil : intégrée à un roman, il nous semble qu'elle doit être prise en compte au sein d'un développement romanesque. Mais on a pu voir que l'image de l'essai qui s'y dessine est proche de celle qui peut apparaître dans un article de critique littéraire. Dans sa préface au volume d'Essais de Musil, son traducteur Philippe Jaccottet insiste quant à lui sur le fait que ce sont des écrits de circonstance, souvent de commande. Il cite des passages du journal de Musil où celui-ci montre une grande hésitation à l'idée de publier des textes éparpillés dans des revues diverses ; c'est à cette occasion qu'il ébauche des textes (il n'en a achevé et publié aucun) sur l'essai en tant que tel486. Si une théorisation de son écriture essayistique l'a préoccupé, c'est donc aussi "à l'occasion" d'autre chose. Le chapitre 62 de L'Homme sans qualités reste en définitive l'exposé le plus complet sur l'essai ; mais il reste aussi un chapitre de roman.

Theodor W. Adorno : la vérité en équilibre

Musil considère que les erreurs de l'esprit renforcent l'aspect négatif de la "pure littérature" et de la "science pure", qui s'excluent et se méprisent l'une l'autre, condamnant la connaissance à des vérités partielles et la philosophie à rester en-deçà de la vie : "l'homme qui pense en artiste est menacé à la fois par celui qui pense en non-artiste et par l'artiste qui ne pense pas487." Adorno reprend les mêmes thèses lorsqu'il rédige en 1958 son célèbre texte "L'essai comme forme". L'art et la science ne sont pas la même chose, et il serait ridicule de vouloir abolir leur frontière. Adorno critique sévèrement une certaine philosophie (celle de Heidegger, notamment), qui

"croit pouvoir abolir, par des emprunts à la poésie, la pensée objectivante et son histoire […] espérant même que l'être lui-même pourrait parler dans une poésie fabriquée à partir de Parménide et de Jungnickel488."

Ces tentatives n'aboutissent qu'à un "bavardage culturel éculé", "une malice paysanne déguisée en langage de l'origine489." Il s'agit donc bien de maintenir le sens de certains

486 MUSIL 1978, préface de Philippe Jaccottet, p.14-20. 487 "Quelques essais" [1913], in MUSIL 1978, p.418.

488 ADORNO [1958], p.9-10. Max Jungnickel est un écrivain berlinois des années 1920-1930, auteurs de romans et de pièces de théâtre romantiques.

systèmes, comme celui de "l'art" et celui de "la science", mais de lutter contre l'hégémonie de l'un ou l'autre en inventant un langage qui se maintienne entre les deux. Il faut rejetter aussi bien la conceptualité abstraite qui vide les concepts de leur vie qu'une certaine philosophie de la vie qui prend sa force dans l'irrationnel poétique. On a pu reconnaître dans ce dernier rejet l'horreur d'Adorno pour l'idéologie nazie, au point que Lane Kauffmann rappelle que dans sa pensée, "Faire des vers après Auschwitz, c'est pactiser avec le barbare490." Adorno cherche à accéder à ce qui se situe entre les deux, "utopie491" dont l'équilibre et l'efficace dépendent autant de la rigueur que de l'hérésie qui s'y conjoindront. Les métaphores de la musique et de la danse se retrouvent ici, qui développent pleinement l'idée d'équilibre entre rigueur et abandon, inspiration et construction492.

Avec Musil et Adorno, la théorie de l'essai vise l'objectif très exigeant d'une métaphysique de la connaissance et une philosophie de la vie, dans une pensée qui veut allier les valeurs de la science et de la littérature. L'essai sera moins pensé comme genre à identifier que comme pratique d'écriture apportant une solution au problème d'une vie devenue clivée. On y cherche l'expression adéquate d'une affirmation des sciences et de la littérature (dont l'union originelle n'est pas idéalisée, mais au contraire rejetée dans le mythe ou l'archaïsme) qui saurait en même temps exploiter les forces de l'intuition.

Avant de reporter notre analyse de ce phénomène à une étude plus générale de l'essayisme, on peut noter dans le cadre de notre modélisation des attitudes génériques que l'entre-deux de l'essai est presque toujours vu comme un "no man's land" — c'est-à-dire qu'il ne va pas de soi, et qu'il présuppose le conflit. Ni la littérature ni la science ne voient comme un phénomène bénin le refus de choisir de l'essai, comme si le fait qu'il se situe dans une zone intermédiaire remettait en cause par principe l'existence et le bien-fondé des zones bien délimitées. Par son incommodité, la théorie de l'essai comme genre, quand elle adopte le

490 Adorno cité par KAUFFMANN 1988, p.84. 491 ADORNO [1958], p.9.

point de vue de l'entre-deux, invite rapidement le théoricien à mettre en place un autre cadre que l'aristotélisme des essences génériques.

III.LA THÉORISATION PAR LA NOTION D'"EN-DEÇÀ"

Cette attitude a en commun avec la précédente la prise en compte du système des genres plus que de l'essence de l'essai. Mais elle radicalise ce que nous avons appelé l'atopie du genre jusqu'à le poser comme extérieur, en quelque sorte, au système des genres — ce qui revient, somme toute, à prendre acte de sa revendication ; ou, plutôt qu'extérieur, elle pose le genre comme antérieur (logiquement) aux genres, en-deçà des genres. L'essai sera ici l'anti-genre, le non-genre (Snyder), l'absence de genre. Dans sa version dépréciative, cette opinion fait de l'essai littéraire le refuge des écrivains paresseux, des penseurs incohérents (Huet) et de l'institution laxiste (Häny). Dans sa version positive, c'est une façon d'inverser le problème de l'hétérogénéité : si l'essai est la matrice des autres genres493, rien de surprenant à ce qu'il se caractérise par l'opulence des possibles stylistiques, énonciatifs et linguistiques ; chaque genre n'est, ensuite, que la spécification d'une possibilité d'écriture parmi d'autres présentes à l'état brut dans l'essai. Selon le cas, on aura donc la présentation soit d'un échec, voire d'une supercherie littéraire, soit d'une force de langage authentique dont l’énergie pourrait renverser les genres établis.