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Contre ce parti-pris structuraliste et moniste, il peut d’abord être argumenté que les contraintes structurelles ne déterminent pas toujours les acteurs ou pas de façon automatique et que des représentations subjectives peuvent être historiquement décalées par rapport aux conditions objectives et brouiller certains comportements en marge des déterminismes structurels. Par exemple, Jervis (1968, p. 470) évoque le cas des perceptions erronées que produisent les grilles d’analyse des acteurs, biaisées ou en retard par rapport aux réalités présentes, l’exemple typique étant la tendance des décideurs politiques et militaires à rejouer la guerre précédente1. De même, Bourdieu considère que l’habitus étant de l’« histoire incorporée », ou encore « la présence agissante de tout le passé dont il est le produit », il « confère aux pratiques leur indépendance relative par rapport aux déterminations extérieures du présent immédiat » et assure ainsi « la permanence dans le changement » (p. 94). Cet « effet d’hysteresis » peut conduire à un décalage entre l’environnement auquel les pratiques sont « objectivement ajustées » et celui auquel elles « s’affrontent réellement », les individus agissant alors « à contretemps » (Bourdieu, 1980, p. 104-105), ce que Dobry (1986, p. 244) souligne notamment dans les conjonctures de crise politique. De plus, l’habitus a également, selon Bourdieu, la capacité de s’adapter en opérant un « transfert de schèmes » d’une situation à une autre, « facilitant la substituabilité d’une réaction à une autre » pour faire face à des « situations nouvelles » (p. 158). Autrement dit, des pratiques nouvelles n’émergent pas

ex nihilo mais par le transfert de schèmes anciens d’une situation à une autre, ce que souligne

également Dobry (1986, p. 242) pour mettre en valeur le rôle de l’habitus dans les conjonctures de crise, y compris dans l’innovation. Et en effet, si l’on considère que les contraintes structurelles agissent à travers la sélection, les individus ne sont pas tant déterminés par une « nécessité mécanique » et instantanée que par un processus d’ajustement progressif face aux sanctions négatives et positives. De même, dans la logique de la sélection darwinienne, lorsque les conditions naturelles changent, les caractères des organismes vivants ne changent pas du jour au lendemain et du tout au tout, mais via la sélection progressive et la recomposition des caractères déjà en place. Et en même temps, c’est parce que l’habitus est plastique, transférable, qu’il ne se reproduit pas par « duplication pure et simple » (Dobry,

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Dans une perspective réaliste, on cherchera plutôt à éviter le psychologisme et à montrer que les perceptions erronées et les grilles d’analyse qui les biaisent ont elles-mêmes été sélectionnées par des contraintes structurelles ; et si les représentations des acteurs peuvent être en retard par rapport aux contraintes du présent, celles-ci finissent toujours par avoir le dernier mot. Typiquement, ceux qui jouent la guerre précédente alors que les réalités ont changé se heurtent au mur de l’échec.

65 1986, p. 242), qu’il est sensible à la sélection opérée par les contraintes structurelles. De même ce sont les « erreurs » de duplications dans la reproduction (Darwin parle de « descendance avec modification ») qui permettent aux gènes d’une espèce d’évoluer sous la contrainte de la sélection naturelle.

En somme, le changement social comme le changement biologique ne se fait jamais à partir de rien, mais à partir du passé soumis à la sélection. C’est la raison pour laquelle nous avons dû concéder le caractère tendanciel, c'est-à-dire systématique mais non mécanique, de la validité de nos principes1. Certes, en se focalisant uniquement sur les contraintes structurelles, ils ferment partiellement les yeux sur ces facteurs secondaires de retard, d’inertie et de brouillage, ce qui revient à « laisser de côté une part considérable du foisonnement phénoménal de la réalité empirique ou historique », ainsi que le remarque Dobry (2009, p. XIV) à propos de sa propre théorie ; et « cette réalité en ressort mutilée, appauvrie ou “réduite” ». Mais c’est au prix de cette mutilation, ou plutôt de cette hiérarchisation, que l’on peut arracher à une réalité « foisonnante » et mystifiante, un modèle simple et explicatif. La cécité à l’égard des variables secondaires (l’historicité propre à chaque individu, ou les prédispositions neurobiologiques de son cerveau par exemple) est le prix à payer pour poser les bases d’une théorie à un haut degré de généralité (expliquer le passage d’un système international en système interne, quelle que soit l’époque ou le lieu). Comme le remarque Waltz (1979, p. 6), la question qui se pose au sujet des théories n’est pas « Sont-elles vraies ? », mais bien « Quelle est l’ampleur de leur pouvoir explicatif ? ». Une théorie n’est donc pas faite pour refléter la totalité du réel, mais bien pour le rendre intelligible2. Et une théorie parcimonieuse explique plus qu’une description détaillée (p. 7). Ainsi, le réalisme répond à l’une des exigences méthodologiques fondamentales du raisonnement scientifique, celle de la parcimonie des hypothèses ou du rasoir d’Ockham, lorsqu’il affirme résolument que pour expliquer l’évolution des sociétés, il n’est pas nécessaire de savoir ce qu’il y a dans la tête des individus, de reproduire leur calcul supposé ou de retracer leur « histoire incorporée » par un quelconque habitus ; quelles que soient les prédispositions, la rationalité ou la constitution mentale d’un individu, le réalisme se contente de prédire qu’il finira, d’une

1 De même, Dobry (2009, p. XV) justifie le caractère tendanciel de ses assertions théoriques, non pour justifier quelque exception, mais pour indiquer que « les propriétés qu’elles visent ont de très fortes chances de ne nous apparaître dans l’empirie que, pour reprendre ponctuellement le vocabulaire de Weber, sous des formes relativement “impures” ».

2 Mais comme le souligne Dobry (2009, p. XIV, note 2), la démarche parcimonieuse qui consiste à ne pas tenir compte de toutes les variables se heurte souvent au « bon vieux positivisme », « qui veut que la théorie ressemble en tous points aux “données” qu’elle cherche à expliquer ».

66 manière ou d’une autre, par se soumettre à la logique des contraintes structurelles auxquelles il est soumis. Pour Morgenthau (1993, p. 5) l’intérêt d’une théorie réaliste est ainsi de rendre la politique intelligible « indépendamment des différents motifs, préférences et qualités intellectuelles et morales des hommes d’Etat successifs. » Les faits sociaux peuvent être expliqués par une sorte de physique du pouvoir et des relations qu’il induit. Pour paraphraser Weber, il n’est pas nécessaire de « comprendre César » pour expliquer l’empire romain.

Le réalisme structural part des caractéristiques du système, ce que Durkheim appelle le « substrat », contre les théories dites « réductionnistes » qui partent des caractéristiques des unités (Waltz, 1979, p. 61). C’est ce parti-pris qui rend ses explications « trop » générales, si l’on se place à un niveau d’analyse plus resserré. La théorie de la politique internationale de Waltz ne peut expliquer chaque décision particulière de politique étrangère d’un Etat, seulement les incitations et les contraintes structurelles qui l’orientent globalement. Certains auteurs (Allison et Zelikow, 1999, p. 145-147) ont ainsi insisté sur le fait que, dans le détail, les actions de politique étrangère découlent essentiellement de routines organisationnelles, de procédures prédéfinies et standardisées (sorte d’histoire bureaucratique incorporée) : la meilleures explication de ce qui se fait à un temps t est ce qui se faisait à t-1 (p. 175) et même le changement se fait largement à partir des procédures en place (p. 171). Autrement dit, comme pour l’habitus, c’est le poids du passé qui conditionne le présent. Mais Waltz (1979, p. 122) fait justement remarquer qu’une théorie des routines bureaucratiques n’explique pas la même chose et ne se situe pas sur le même plan qu’une théorie de la structure du système international, exactement de la même façon qu’une théorie des entreprises ne se situe pas sur le même plan qu’une théorie du marché. Et seule une théorie de la structure permet d’expliquer la sélection des routines suivies par les administrations et leur éventuel abandon ou modification, par le jeu des sanctions positives et négatives du système. Pour illustrer ce point, Waltz (1979, p. 20, 121) prend également l’exemple de la théorie de la gravitation universelle, incapable d’expliquer la trajectoire irrégulière d’une feuille tombant au sol. Alors que Newton prédit que tous les objets sont attirés par la terre avec la même force, dans la réalité, nous voyons certains objets tomber plus vite que d’autres, et ce en raison de facteurs secondaires (résistance de l’air, aérodynamique de l’objet, force du vent etc.). Mais la focalisation sur la force la plus générale (l’attraction universelle) ne diminue pas pour autant la valeur de la théorie de Newton dont l’intérêt est précisément d’être universelle, c'est-à-dire applicable indépendamment de l’atmosphère ambiante, de la nature, de la forme, ou de

67 l’histoire des objets concernés. Et de même qu’en biologie, la sélection naturelle n’est pas en contradiction avec le constat de la transmission génétique des caractères et de l’inertie qui en résulte ; de même, le réalisme structural n’est pas en contradiction avec le constat de la reproduction des pratiques (par l’habitus et les routines organisationnelles) et de l’inertie qui en résulte, mais constitue simplement un niveau d’analyse plus élevé, qui sélectionne, encadre et oriente cette inertie.

En plus du modèle des routines organisationnelles, Allison et Zelikow (1999, p. 255-258) mettent en avant le modèle de la « politique gouvernementale ». Suivant ce modèle, une décision de politique étrangère est le résultat d’un marchandage bureaucratique entre des groupes représentant des ministères, des agences différentes. Les préférences et les croyances des cercles de décideurs dépendent des intérêts des organisations qu’ils servent. La politique produite est le résultat de ce marchandage, que ce soit le triomphe d’un groupe sur un autre ou un compromis (p. 256). Ici encore, le réalisme ne nie absolument pas cet aspect, mais le place à un niveau d’analyse inférieur. Si des contraintes structurelles situées à l’échelle du système international expliquent les incitations qui pèsent sur l’orientation globale d’un gouvernement, des facteurs secondaires, à l’échelle d’une administration, peuvent expliquer plus précisément les différentes prises de positions individuelles. Et ce sont largement les contraintes internationales qui pèsent sur le gouvernement qui orientent les arbitrages entre groupes bureaucratiques concurrents en matière de politique étrangère. Par exemple, dans le Quai d’Orsay des années 1945-1950, certains diplomates sont, par leur trajectoire, prédisposés à valoriser un rapprochement avec l’Allemagne, par exemple parce qu’ils sont des spécialistes des relations franco-allemandes ou de la coopération européenne ; d’autres en revanche sont prédisposés à résister à une telle politique, par exemple parce que leur capital administratif repose essentiellement sur leur proximité avec le Royaume-Uni et que l’intégration supranationale avec l’Allemagne se fait sans Londres. Cependant, cette approche individuelle ne permet pas en elle-même d’expliquer pourquoi la politique française est passée en quelques années d’un partenariat privilégié avec le Royaume-Uni à une intégration avec l’Allemagne, alors même que les diplomates les plus haut placés étaient souvent de purs produits de « l’entente cordiale », à l’image de René Massigli, ancien directeur politique et influent ambassadeur à Londres. Seules les contraintes internationales qui pesaient sur le gouvernement et l’administration française en général permettent d’éclairer ce revirement. Les contraintes individuelles ne permettent que d’éclairer le fait que les individus se soient

68 ajustés à ce changement de cap avec célérité et enthousiasme pour les uns ou au contraire, tardivement et avec répugnance pour les autres. Autrement dit, les variables individuelles qui peuvent rendre compte de certaines résistances ou d’une certaine inertie sont fondamentalement des variables secondaires.

La méthode que privilégie Bourdieu, quant à lui, est celle d’une « histoire génétique » qui repose sur l’idée « qu’à chaque instant, toute l’histoire est présente dans l’objectivité du monde social et dans la subjectivité des agents sociaux », ce qui tend à limiter « l’espace des possibles » (2012, p. 135). Mais si cette approche, qui renvoie aux théories de la « dépendance au sentier » (Pierson, 2000), est efficace pour rendre compte de la continuité des trajectoires historiques, les changements de structure étant « façonnés en partie par l’état antérieur de la structure » (Bourdieu, 2012, p. 135), elle ne permet pas d’expliquer le changement lui-même, c'est-à-dire ce qu’une structure nouvelle a de nouveau. D’autre part, du point de vue des institutions, l’approche génétique revient à expliquer une institution par d’autres institutions antérieures, ce qui ne peut expliquer pourquoi il y a des institutions au départ. Autrement dit, l’inertie n’explique pas la force initiale. On peut même penser que l’idée de Bourdieu selon laquelle le passé restreint toujours l’espace des possibles risque de justifier des dérives « historicistes » (Popper, 1956), à la manière de ces théoriciens soviétiques qui affirmaient que la victoire du communisme dans un pays était nécessairement un phénomène irréversible puisque l’histoire avait un « sens ». C’est précisément parce que des institutions peuvent se désobjectiver, voire s’effondrer, comme l’URSS ou encore la Société des nations des années 1930, et que d’autres, comme la Communauté européenne, peuvent émerger en allant largement à l’encontre des institutions en place, des schémas traditionnels et des références historiques considérées comme évidentes (comme la politique allemande de la France héritée de Richelieu), qu’il est capital, au-delà de l’inertie du passé et du coût élevé du changement, d’étudier les contraintes qui orientent les trajectoires historiques. Ces contraintes s’exercent non seulement aux « origines », qui contrairement à ce que suggère Bourdieu ne sont jamais « arbitraires » (2012, p. 185) ou « contingentes » (Pierson, 2000, p. 263), mais aussi tout au long de l’histoire qui est souvent remplie de chocs, de retours en arrière, de virages brutaux etc., loin de l’évolution en entonnoir décrite par Bourdieu. C’est pourquoi, dans notre étude de l’intégration européenne, nous prendrons soin de ne pas partir du principe que l’intégration est portée par un effet d’engrenage irréversible, comme le pensaient les premiers néofonctionnalistes (Haas, 2004, p. XXI), mais nous

69 tenterons d’identifier les facteurs qui favorisent non seulement l’intégration au départ, mais également l’échec de l’intégration, voire la désintégration, avec l’exemple de la Communauté européenne de défense. Ainsi, l’analyse institutionnaliste de Pierson (1998, p. 44-50) souligne que des institutions, une fois en place, ont des effets contraignants et rendent les retours en arrière difficiles. De même, Parsons (2003, p. 20) estime qu’en créant des institutions, les dirigeants politiques les plus partisans d’une Europe communautaire ont réussi à contraindre leurs successeurs en les plaçant devant le « fait accompli » (p. 239) et ainsi à rétrécir l’éventail des alternatives futures. Or, si ces analyses pointent une réalité, elles tendent aussi à isoler les institutions des contraintes qui les environnent. Un choc exogène ou une modification des rapports de force peuvent, par exemple, favoriser la désuétude voire l’explosion d’une institution, si son respect devient beaucoup trop coûteux pour les acteurs. Un Etat pourrait ainsi être poussé à quitter l’Union européenne ou à reprendre certaines compétences. Pour véritablement expliquer l’origine et le changement des institutions, il est nécessaire de « sortir » des institutions pour en identifier le « substrat », alors que les explications génétiques se contentent de renvoyer toujours à d’autres institutions. En somme, si l’histoire a une inertie (Pierson, 2000, p. 263), elle ne va pas toujours dans le même « sens ». Elle subit des forces initiales qui l’orientent et c’est à ce niveau d’analyse le plus fondamental que s’attache le réalisme. Ici aussi, la clef est dans la hiérarchie des explications. S’il s’agit pour le chercheur d’expliquer un fait singulier (une conjoncture particulière, les pratiques d’un individu par exemple), la réponse sera essentiellement fournie par l’inertie (le poids du passé, de l’habitus) ; mais s’il s’agit, comme ici, d’étudier de vastes transformations (la mutation d’une trajectoire historique à l’autre, d’une société à l’autre) l’inertie ne lui sera pas d’une grande utilité et la réponse viendra plutôt du mécanisme sélectif (pourquoi telle trajectoire ou tel habitus s’est développé, alors que d’autres ont été éliminés). Refuser cette hiérarchie risque de conduire à un double écueil : soit surestimer la stabilité d’une institution alors que les rapports de force sous-jacents peuvent changer (la thèse de l’irréversibilité du communisme ou de l’unification européenne), soit au contraire sous-estimer la stabilité d’une institution en attribuant à un simple effet d’inertie ce qui tient en fait à des facteurs sous- jacents puissants et actuels (les pouvoirs du Parlement européen sont ainsi parfois expliqués par un habitus parlementaire hérité de l’histoire alors qu’il est possible de les expliquer par les rapports de force actuels entre gouvernements et parlements nationaux). Notre ambition d’expliquer le changement nous oblige donc à nous placer au plus haut niveau de généralité.

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