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A l’été 1948, la direction d’Europe réfléchissait donc à un changement de cap et était encouragée dans ce sens par les initiatives des ministres des Affaires étrangères successifs (Bidault puis Schuman). L’idée d’une assemblée parlementaire avait en particulier été lancée à La Haye par Bidault le 19 juillet 1948. Le 18 août, le gouvernement français reprit à son compte un mémorandum du Comité international des mouvements pour l’unité européenne (fondé le 11 novembre 1947), préparé à la suite de son Congrès de La Haye de mai 1948. Ce mémorandum était cependant moins ambitieux que la déclaration de Bidault et ne prévoyait qu’une assemblée n’ayant, au moins dans un premier temps, que des pouvoirs consultatifs. Le gouvernement français et le nouveau ministre des Affaires étrangères, Robert Schuman, demandèrent aux autres puissances signataires du traité de Bruxelles, le Royaume-Uni et les pays du Benelux, de s’engager dans la mise en place d’un « pré-parlement européen », désigné par les parlements nationaux (Bitsch, 1986, p. 167).

L’initiative répondait largement à la réflexion engagée pendant l’été à la direction d’Europe. Puisque les conversations de Londres avaient marqué l’échec de la politique traditionnelle de limitation de l’Allemagne, des garanties pourraient peut-être être obtenues dans un cadre européen. Le directeur d’Europe Jacques Camille Paris joua ainsi un rôle de premier plan dans les négociations qui conduisirent à la création du Conseil de l’Europe et finit par devenir, en 1949, le premier secrétaire général de cette organisation. La motivation essentielle de la direction d’Europe dans cette affaire était toujours d’éviter la renaissance d’une Allemagne puissante et incontrôlable : « Si l’on veut éviter que l’Allemagne reprenne le cours d’une politique indépendante, finalement nuisible à la sécurité du continent, il importe de la lier

1 MAE, Tarbé de Saint-Hardouin à Robert Schuman, 27 octobre 1948, Europe, Allemagne, vol. 39. 2

192 fortement au groupe en voie de formation1. » C’est cet objectif qui détermina la position de la France quant aux institutions à mettre en place. Puisqu’il s’agissait de limiter la souveraineté de la future Allemagne, les institutions européennes devaient être susceptibles à terme de limiter la souveraineté des Etats membres. Comme plus tard au moment des négociations sur le Plan Schuman, c’est la dépendance de la France à l’égard de l’Allemagne qui justifiait sa préférence pour un dispositif institutionnel relativement contraignant. Fondamentalement, la supranationalité était le produit d’une interdépendance incontournable.

Et c’est ici que la position française se heurta à celle du Royaume-Uni, nettement moins dépendant de la question allemande par sa position insulaire et dont le gouvernement trouva l’initiative précipitée et afficha sa préférence pour une institution intergouvernementale (Bitsch, 1986, p. 176). Plutôt qu’une Assemblée consultative, les Britanniques semblaient préférer des « réunions périodiques, soit des Premiers ministres, soit des ministres des Affaires étrangères des pays occidentaux » sur le modèle des réunions des Premiers ministres du Commonwealth2. Pour le Quai d’Orsay, au contraire, il fallait que les membres de l’Assemblée consultative soient indépendants des gouvernements pour que l’engagement soit réel : « il s’agit essentiellement de mettre en contact des délégués désignés par les divers parlements et qui examineraient librement, sans engagement d’aucune part, les problèmes posés et les solutions possibles3. » L’Assemblée consultative devait formuler des propositions sur l’union européenne aux gouvernements qui devaient rester totalement libres de les accepter, de les refuser ou de les modifier. Inversement, l’Assemblée devait être totalement indépendante et en aucun cas « un agent des gouvernements4 ». Les membres de l’Assemblée devaient être désignés selon une procédure fixée par la conférence préparatoire, elle-même composée par des délégués indépendants, qui « ne représentent ni le Parlement (dont ils peuvent ne pas être membres) ni le Gouvernement », même si elles devaient être désignées par les parlements. Ainsi, le souci majeur de la France n’était pas de mettre en place des institutions représentatives des acteurs nationaux mais au contraire des institutions susceptibles de contraindre les acteurs nationaux à un engagement européen durable. C’est la notion de crédibilité des engagements qui est ici centrale et l’indépendance de l’Assemblée devait fonder sa qualité de tierce partie capable de contrôler l’Allemagne : « Cet amalgame

1 MAE, note de la Direction d’Europe, 23 octobre 1948, Europe, Généralités, vol. 11. 2 Ibidem.

3 Lettre à l’ambassade de Londres, 7 octobre 1948, citée par Bitsch (1986, p. 176-177). 4

193 [de l’Allemagne à l’Europe] ne sera certainement pas la suite obligée d’une série de conférences de Premiers ministres ou de ministres des Affaires étrangères. Une formation aussi lâche éclatera à la première difficulté sérieuse. Seule la convocation d’une Assemblée européenne, même consultative, émanant des Parlements, donnera à l’opinion publique le sentiment qu’un pas décisif a été accompli sur le chemin de la fédération européenne. Il sera beaucoup plus difficile de retirer une délégation à l’Assemblée européenne que de s’abstenir de participer à un Conseil des Premiers ministres1. » On voit ici apparaitre les prémisses de la supranationalité, c'est-à-dire d’institutions internationales ayant précisément pour mission d’être indépendante des gouvernements, afin de garantir à ces derniers la solidité de leurs contrainte mutuelle et donc la régulation de leur interdépendance.

Mais la suite des négociations ne fut qu’une succession d’affadissements de la position française en direction de la position britannique. En octobre, Schuman accepta de faire entrer dans les discussions préparatoires une proposition de Bevin préconisant une simple réunion annuelle de représentants des gouvernements. Il accepta de renoncer à la conférence préparatoire de soixante-quinze membres élus par les parlements, prévue par le mémorandum, au profit d’un Comité d’étude de dix-huit membres choisis par les gouvernements (Bitsch, 1986, p. 178). La délégation française au Comité d’étude, qui comptait des personnalités prestigieuses comme Edouard Herriot, Paul Reynaud et Guy Mollet, maintenait des objectifs ambitieux, impliquant non seulement la création d’une Assemblée parlementaire mais aussi à terme, « une monnaie européenne, l’élaboration d’institutions politiques communes, la répartition de la main d’œuvre et des produits entre les différents pays du continent2».

De leur côté, les Britanniques proposèrent une formule alternative, un « Conseil de l’Europe » composé de délégations désignées par les gouvernements et dirigées par les ministres, décidant à l’unanimité et assisté d’un secrétariat permanent3. Cette proposition se heurta au Comité d’études à la vision française d’une assemblée parlementaire indépendante des gouvernements. En décembre 1948, un compromis fut proposé qui prévoyait de créer un Conseil de l’Europe dans lequel chaque pays devait être représenté par un ministre et éventuellement une délégation choisie par son gouvernement, une Assemblée consultative européenne élue par les parlements et un secrétariat (Bitsch, 1986, p. 187). Par ailleurs, le

1 MAE, note de la Direction d’Europe, 23 octobre 1948, Europe, Généralités, vol. 11.

2 MAE, note de la sous-direction de l’Europe du Nord, 26 novembre 1948, Europe, Généralités, vol. 11. 3

194 Conseil pourrait, par un vote des deux-tiers, interdire à l’Assemblée de se saisir d’une question de sa propre initiative, ce qui fit craindre à Paul Reynaud « une sorte d’Assemblée enchaînée qui serait simplement aux ordres des gouvernements alors que, d’après la conception qui est généralement admise, des hommes éminents devraient y prendre en leur nom personnel certaines positions1. » Mais de leur côté, les Britanniques exigèrent des concessions supplémentaires et refusèrent que l’Assemblée soit élue par les parlements et pratique le vote individuel, préférant la désignation par les gouvernements et le vote par délégation (Bitsch, 1986, p. 189). Finalement, les ministres des Affaires étrangères s’entendirent en janvier 1949 à Londres pour laisser chaque Etat membre choisir le mode de désignation de ses délégués à l’Assemblée consultative : l’élection par le parlement pour la France et les pays du Benelux, la nomination par le gouvernement pour les Britanniques ; en échange, les Britanniques acceptèrent le « vote par tête » (Bitsch, 1986, p. 191-192). Le nom même de « Conseil de l’Europe », voulu par les Britanniques s’imposa pour la nouvelle institution face à « Union européenne » défendu par Robert Schuman (Bitsch, 1986, 193). Le Conseil de l’Europe fut ainsi établi le 5 mai 1949 par le traité de Londres. Il comprenait deux organes assistés d’un secrétariat commun : le Comité des ministres réunissant les ministres des Affaires étrangères, siégeant à huis clos et décidant à l’unanimité de faire des recommandations aux gouvernements ; l’Assemblée consultative, discutant publiquement des sujets de sa compétence et pouvant adresser à la majorité des deux tiers des résolutions au Comité des ministres (Gerbet, 1991, p. 384).

A côté de la question institutionnelle et en cohérence avec leurs motivations initiales, les Français réfléchirent également au moyen d’intégrer rapidement l’Allemagne de l’Ouest dans le Conseil de l’Europe en formation. L’objectif fut d’abord que l’intégration de l’Allemagne précède et encadre la mise en place d’un gouvernement fédéral : « Si nous voulons amener l’Allemagne à s’engager sur le chemin de l’association européenne, nous avons tout intérêt à le faire avant que notre voisin n’ait retrouvé sa souveraineté et avant que ne se fasse sentir à nouveau le poids de ses traditions nationalistes2. » Dans cette perspective, une première option fut étudiée visant à intégrer d’abord des délégués des Länder, « moins préoccupés d’idées centralisatrices3 » qu’un gouvernement fédéral (Bitsch, 1986, p. 194). On voit bien ici

1 MAE, compte-rendu de la 4e séance plénière du Comité d’études, 16 décembre 1948, Europe, Généralités, vol. 12.

2 MAE, note de la sous-direction d’Europe centrale, 29 décembre 1948, Europe, Allemagne, vol. 40. 3

195 comment le Conseil de l’Europe fut envisagé en fait par les Français comme un moyen de relancer la thèse d’une Allemagne décentralisée et dominée par les Länder qu’ils n’avaient pas réussi à imposer au Anglo-américains dans les discussions de Londres. Mais cette option fut rapidement abandonnée car en contradiction avec la Loi fondamentale en formation qui retirait aux Länder tout compétence en matière internationale1. Selon Bitsch (1986, p. 195), Robert Schuman renonça aussi à intégrer immédiatement l’Allemagne à partir du moment où il jugea que le Conseil de l’Europe, tel qu’il résultait des concessions faites au Britanniques, n’était pas une organisation suffisamment intégrée susceptible de résoudre la question allemande. L’adhésion de l’Allemagne fut donc reportée en attendant que celle-ci retrouve un gouvernement. En revanche, les Français défendirent l’adhésion de la Sarre au Conseil de l’Europe, au moins comme membre associé, afin de conforter le rattachement économique de ce territoire à la France (Poidevin, 1986b, p. 322-325).