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Pour la puissance française à la libération, la principale menace résidait dans la puissance allemande et le risque de la voir se relever à nouveau comme après la première guerre mondiale. Ce risque était pris d’autant plus au sérieux que : « si la France devait au cours des prochaines générations subir une troisième fois l’assaut de l’Allemagne il serait à craindre que cette fois elle ne succombât définitivement1. »

Le point de départ de la politique française en Allemagne fut sa qualité de puissance occupante, reconnue par Roosevelt, Staline et Churchill réunis à Yalta. Alors que Roosevelt et Staline s’y opposèrent longtemps, ne cachant pas leur mépris pour la contribution française à la guerre et les prétentions du général de Gaulle, Churchill s’en fit l’avocat acharné. Puisque les Américains envisageaient encore de quitter rapidement l’Europe, une fois la guerre terminée, les Britanniques ne souhaitaient pas assumer seuls le risque d’une nouvelle agression allemande. Roosevelt expliqua ainsi à Staline : « Les Britanniques ont depuis deux

1 Note de la mission diplomatique française auprès des gouvernements alliés, 21 août 1944, citée dans Cuttoli- Uhel (1988, p. 94).

170 ans l’idée de refaire de la France une grande puissance capable d’aligner 200 000 hommes sur sa frontière de l’Est et de tenir durant le temps nécessaire à la mobilisation d’une puissante armée britannique1. » Ce fut ce statut de puissance occupante, finalement reconnu le 10 février 1945 grâce aux efforts britanniques, qui fournit par la suite à la France sa principale arme de négociation afin d’intervenir sur l’avenir de l’Allemagne (Senarclens, 1984, p. 76- 79).

Dès le début, l’objectif fut aussi simple que classique : diviser l’Allemagne pour empêcher la renaissance de sa puissance et ainsi préserver l’indépendance stratégique de la France. Le 5 février 1945, alors que les trois « grands » étaient réunis à Yalta, le général de Gaulle précisa de son côté les conditions de la France pour rendre impossible une nouvelle agression allemande : « Je puis préciser, une fois de plus, que la présence définitive de la force française d’un bout à l’autre du Rhin, la séparation des territoires de la rive gauche du fleuve et du bassin de la Ruhr de ce qui sera l’Etat ou les Etats allemands, l’indépendance des nations polonaise, tchécoslovaque, autrichienne, balkaniques [...] sont des conditions que la France juge essentielles2. » Après la Conférence de Potsdam, où la France n’avait toujours pas été invitée, s’ouvrit en septembre 1945 à Londres la première réunion du Conseil des ministres des Affaires étrangères des quatre puissances occupantes. La France eut alors l’occasion d’officialiser sa position en exprimant ses réserves à l’égard des conclusions de Postdam dans un mémorandum, présenté le 14 septembre : « Ces réserves portent sur la prévision d’une reconstitution d’un gouvernement central en Allemagne, sur la reconstitution des partis politiques pour l’ensemble de l’Allemagne et sur la création de départements administratifs centraux qui seraient dirigés par des secrétaires d’Etat dont la juridiction s’étendrait à l’ensemble du territoire allemand3. » Par ailleurs, le Gouvernement provisoire jugeait « indispensable pour la couverture de la frontière française » et « condition essentielle de la sécurité de l’Europe et du monde » la séparation de la « région rhéno-westphalienne » du reste de l’Allemagne. Il s’agissait donc d’envisager la division de l’Allemagne en plusieurs Etats et la France posa plusieurs fois son veto au Conseil de contrôle interallié pour s’opposer à la création d’organismes allemands compétents pour l’ensemble de l’Allemagne (Gerbet, 1991, p. 95). Dès 1946, cet objectif fut néanmoins modéré en une exigence d’un « fédéralisme le

1 Cité par Senarclens (1984, p. 77).

2 Allocution radiophonique de Charles de Gaulle, Président du Gouvernement provisoire de la République française, le 5 février 1945, cité par Cuttoli-Uhel, (1988, note 11).

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171 plus lâche possible, donnant aux Etats le maximum d’importance et réduisant au minimum le rôle du Gouvernement fédéral1 ». Derrière le mot ambigu de « fédéralisme » c’était même plutôt une confédération, voire une sorte d’organisation internationale que les Français avaient en tête, notamment lorsqu’ils envisageaient la souveraineté du gouvernement fédéral comme « basée sur une délégation volontaire par les Etats-membres adhérents d’une partie de leurs pouvoirs » et lorsqu’ils affirmaient : « Un gouvernement centralisé de type américain deviendrait tôt ou tard en Allemagne un gouvernement totalitaire2. » C’est ainsi que dans leur zone d’occupation, les autorités françaises organisèrent des élections en 1946 au niveau des municipalités, des districts et de chaque Land, mais prirent bien soin de ne créer aucune institution allemande à l’échelle de la zone entière, alors qu’il existait un Länderrat en zone américaine et une Commission consultative en zone britannique (Gerbet, 1991, p. 91). Cette politique devait préparer une Allemagne où la vie politique se jouerait essentiellement au niveau de chaque Land, idéalement sans partis nationaux. Parallèlement, l’idée de séparer la Rhénanie « militairement, économiquement et politiquement du reste du Reich3 » fut longtemps défendue. Le 18 janvier 1946, avant de quitter le pouvoir, le général de Gaulle résuma la position française : pas de gouvernement allemand centralisé, confédération des Etats de la rive droite du Rhin, séparation de la rive gauche devant se rapprocher de la France (Gerbet, 1991, p. 92). L’idéal de la diplomatie française était donc le retour à l’esprit des traités de Westphalie de 1648 : « Une organisation germanique fédéraliste doit donc être envisagée par la France dans la mesure où elle reprend l’idée de Richelieu de “maintenir l’Allemagne dans le plus grand état de désordre qu’il se pourrait”4. » Son ministre des Affaires étrangères, Georges Bidault, revenant dans ses mémoires sur la vision que le général de Gaulle avait de l’Allemagne dans l’immédiat après guerre notait également : « L’histoire et la géographie lui procuraient la rassurante image de l’Allemagne d’après les traités de Westphalie […]. En tout cas, la paix à ses yeux ne pouvait résulter que de l’impuissance de l’Allemagne5. » Loin d’innover, la diplomatie française cherchait à ce stade à retrouver l’équilibre de l’Europe classique, dans lequel la France était d’autant plus indépendante que l’Allemagne était faible et divisée.

1 MAE, note de la direction générale des Affaires administratives, 16 octobre 1946, Série Y internationale, vol. 288.

2 MAE, note du Commissariat Général aux Affaires Allemandes et Autrichiennes, 26 octobre 1946, Série Y internationale, vol. 288.

3 MAE, mémoire de la direction politique, 12 février 1945, Europe, Allemagne, vol. 30.

4 MAE, Note du Commissariat Général aux Affaires Allemandes et Autrichiennes, 26 octobre 1946, Série Y internationale, vol. 288.

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172 En plus de la division politique, les Français considéraient qu’il fallait désarmer l’Allemagne économiquement : « A longue échéance, la sécurité des pays occidentaux ne saurait être maintenue si l’Allemagne n’était pas privée de la plus grande partie de ses matières premières comme le charbon, et des installations qui sont indispensables au fonctionnement de son industrie sidérurgique et de son industrie chimique1. » Le détachement de la Rhénanie ne permettait pas seulement de créer un glacis protecteur entre la France et l’Allemagne mais aussi de répondre à ce problème économique : « Le moyen le plus efficace d’empêcher définitivement l’Allemagne de reconstituer sa puissance d’agression consiste à détacher de son territoire les régions qui comprennent le pourcentage le plus élevé de ses richesses industrielles : la Silésie à l’Est, le bassin rhéno-westphalien et celui de la Sarre à l’Ouest2. » La France milita ainsi pour « 1°) l’internationalisation de la Ruhr ; 2°) l’inclusion du Bassin de la Sarre dans le territoire douanier français ; 3°) un régime spécial dans la zone intermédiaire que constitue la rive gauche du Rhin […]. » La Ruhr devait être administrée par un « Comité international de gestion » et de plus, « les mines de charbon ainsi que les principales entreprises sidérurgiques devront appartenir à des consortiums internationaux. » La Sarre devait être rattachée économiquement à la France et sa production de charbon mise à la disposition de l’économie française. La rive gauche du Rhin devait avoir son propre régime douanier et monétaire par rapport au reste de l’Allemagne. Cette politique avait enfin pour but d’alimenter la reconstruction de la puissance française : « Il est nécessaire de ramener le potentiel industriel allemand à un niveau suffisamment bas pour rendre impossible toute nouvelle agression ; il convient de mettre à profit cette action pour modifier la structure économique de notre pays et pour en faire une grande puissance industrielle3. » Il s’agissait d’une part de s’assurer de livraisons régulières de charbon allemand, dont l’exportation vers les pays alliés devait être prioritaire par rapport au marché intérieur. D’autre part, la capacité de production d’acier allemand devait être maintenue au-dessous de la capacité de production française. Pour ce faire, il fallait envisager « la destruction ou le transfert au bénéfice des Alliés des industries directement utilisables pour des buts de guerre4 », ainsi que « le paiement des réparations dans la plus large mesure par transferts de capital (usines complètes, matériel industriel) […] ». Dans la zone d’occupation française, l’objectif était de

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MAE, mémoire de la direction politique, 12 février 1945, Europe, Allemagne, vol. 30, p. 4.

2 MAE, aide mémoire de la direction des Affaires économiques, 6 septembre 1945, Série Y internationale, vol. 369.

3 MAE, note de la direction économique, 24 juillet 1945, Série Y international, vol. 369. 4

173 « rendre au maximum l’économie de la zone tributaire de l’économie française appelée à devenir à la fois la principale cliente et le principal fournisseur des entreprises allemandes de notre zone1. » A ce stade, l’avenir économique de l’Europe était donc envisagé comme un jeu à somme nulle visant les gains relatifs, dans lequel la France ne pouvait assurer sa sécurité qu’au détriment de l’Allemagne.

Du point de vue des alliances, la politique française des années 1945-1948 fut tout aussi classique. Dès le 10 décembre 1944, le général de Gaulle conclut une alliance « de revers » avec l’URSS et reconnut implicitement la légitimité des régimes communistes en Europe de l’Est (Senarclens, 1993, p. 82). Cette stratégie était typique du mécanisme que nous avons décrit par lequel une puissance de rang n tend à chercher l’alliance de la puissance de rang

n+2 contre la puissance de rang n+1, c'est-à-dire contre le concurrent le plus direct. Un

mémoire de la direction politique du 12 février 1945, précisait ainsi que l’occupation de la Rhénanie par les forces françaises devait permettre, en cas de guerre, la coordination des opérations avec les forces alliées « tenant le plateau de Bohême et la ligne de l’Oder », c'est-à- dire avec l’Armée rouge2. En 1946, alors que la tension Est-Ouest se précisait, la France se rapprocha du Royaume-Uni, ce qui aboutit au traité de Dunkerque, signé le 4 mars 1947. Ce pacte d’assistance mutuelle était officiellement destiné à se prémunir d’une agression allemande ou de n’importe quel manquement de l’Allemagne à ses obligations. Les considérants étaient très clairs : « Résolus à se prêter mutuellement assistance pour faire échec à toute reprise d’une politique allemande d’agression, et estimant d’ailleurs hautement souhaitable la conclusion, entre les Puissances ayant compétence pour agir à l’égard de l’Allemagne, d’un traité ayant pour objet d’empêcher que celle-ci ne redevienne un danger pour la paix […]3. » En ce début d’année 1947, l’Union soviétique continuait à être présentée comme un allié contre l’Allemagne par les rédacteurs du traité de Dunkerque. Le développement de la guerre froide imposa cependant de repenser un système d’alliance qui prenne en compte la division Est-Ouest. Le 22 janvier 1948, le secrétaire aux Affaires étrangères britannique Ernest Bevin, dans une initiative concertée avec Georges Bidault, en appela devant les Communes à la consolidation d’un front commun de l’Europe occidentale pour faire face à la menace soviétique (Bezias, 2006, p. 431). Le coup de Prague de février 1948 accéléra le processus conduisant à la signature du traité de Bruxelles le 17 mars 1948.

1 MAE, note du Général Koenig, 30 décembre 1946, Série Y internationale, vol. 438. 2 MAE, mémoire de la Direction politique, 12 février 1945, Europe, Allemagne, vol. 30. 3

174 Le Royaume-Uni et la France étendirent le traité de Dunkerque aux pays du Benelux en y incluant également des clauses de coopération économique, sociale et culturelle. Mais même ici, la menace allemande était la seule à être explicitement évoquée par les clauses du traité, afin d’éviter de trop heurter les Soviétiques 1.