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Parallèlement à cette première tentative d’intégration européenne, le problème de la Ruhr était en train de se poser avec une acuité croissante. La perspective d’une émancipation totale de ce cœur économique de l’Allemagne incita rapidement les Français à ne plus concevoir des plans européens généraux mais plutôt des solutions directement adaptées à cette question. Ce ne fut donc pas seulement la solution européenne qui vint répondre au problème allemand mais aussi la solution au problème le la Ruhr qui vint débloquer la question européenne, enlisée du côté du Conseil de l’Europe. En réalité, pour les Français, les deux questions n’en faisaient qu’une, ainsi que le nota Tarbé de Saint-Hardouin : « Considérer que l’Union européenne est possible équivaut presque pour nous à supposer que le problème franco-allemand est résolu2. » Cette façon encore relativement neuve d’envisager le problème allemand par l’intégration plutôt que par la limitation commençait à être envisagée par le ministre des Affaires étrangères Robert Schuman, qui se rendit à Coblence les 9 et 10 octobre 1948 pour établir des contacts directs avec les élites allemandes (Gerbet, 1991, p. 294). Cependant, il est révélateur que les notes de la direction d’Europe appelant à un changement de cap aient été avant tout des notes pessimistes, voire angoissées, la perspective de la révision de la politique traditionnelle de la France étant généralement présentée comme douloureuse, mais nécessaire pour éviter des

1 MAE, note de la sous-direction d’Europe centrale, 29 décembre 1948, Europe, Allemagne, vol. 40. 2

196 dangers plus graves encore. Ce fut donc l’effondrement des positions traditionnelles qui poussa, au départ par résignation, à chercher des alternatives.

A l’automne 1948, les événements se précipitèrent. Alors que les recommandations de Londres de juin 1948 avaient posé le principe d’une Autorité internationale de la Ruhr, la situation de ce territoire sembla soudain totalement échapper aux Français. Le 10 novembre 1948, Américains et Britanniques décidèrent par la « loi 75 » de confier provisoirement la gestion de la production de la Ruhr aux Allemands et surtout, à terme, de « laisser aux Allemands le soin de régler la question de la propriété des mines et des industries sidérurgiques », ce qui allait à l’encontre de la position française construite autour de l’idée de propriété internationale1. A l’occasion des cérémonies du 11 novembre 1948, le Président de la République Vincent Auriol réagit en mettant en garde contre la reproduction des « erreurs de l’après-guerre de 1919 » : « […] il serait cette fois impardonnable de laisser restaurer l’arsenal de la Ruhr entre les mains des complices de Hitler ou d’une collectivité allemande susceptible de s’en servir contre la paix du monde2. » Les mêmes arguments furent développés le même jour par le Président de l’Assemblée nationale, Edouard Herriot : « […] je supplie que l’on ne fasse pas, au nom d’une fausse mystique ou pour des raisons moins avouables, les fautes qui conduisirent le vaincu de 1918 à être à nouveau une terrible menace pour le monde3. » Ces déclarations montrent qu’à ce stade, les réflexions de la direction d’Europe et du ministre des Affaires étrangères étaient encore en avance sur une grande partie du personnel politique français qui défendait encore la politique de limitation traditionnelle. Il est également intéressant de constater que suivant Herriot, le fait de tirer les conséquences de l’échec de l’après première guerre mondiale impliquait d’imposer à l’Allemagne des conditions encore plus dures. Mais plus généralement, ces déclarations montrent aussi à quel point la politique traditionnelle de la France était en fait dépassée par les événements. En effet, la loi 75 participait d’un mouvement général qui menaçait de vider de leur sens les maigres acquis des recommandations de Londres. Les Américains, soucieux du relèvement économique de l’Allemagne de l’Ouest, se montrèrent de plus en plus hostiles aux démontages d’usines au titre des réparations et annoncèrent une augmentation de la production d’acier visant à retrouver rapidement les niveaux d’avant-guerre4 et risquant de

1 MAE, note de la Direction d’Europe, 13 décembre 1948, Europe, Allemagne, vol. 40.

2 MAE, circulaire du Service d’information et de presse, 12 novembre 1948, Europe, Allemagne, vol. 83. 3 Ibidem.

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197 « consacrer le rapport défavorable entre la production d’acier allemande et la production d’acier française1 ». Par ailleurs, l’harmonisation des politiques économiques entre zones conduisait souvent les Français à « appliquer purement et simplement les décisions prises dans la bizone sans en avoir, d’une part été informés, et sans avoir pu, d’autre part en discuter les modalités ». Seule concession accordée aux Français à la suite de leurs protestations : les Anglo-américains admirent leur participation aux organismes de contrôle du charbon et de l’acier qui relevaient auparavant uniquement de la bizone2. La France était donc simultanément placée devant le fait accompli du relèvement de l’industrie allemande, tout en étant associée à son contrôle. Cette situation ne faisait que renforcer l’interdépendance entre Français et Allemands.

Par ailleurs, le 28 décembre 1948, un accord fut trouvé sur les conditions de la création de l’Autorité internationale de la Ruhr et de l’Office militaire de sécurité. Au sein de l’Autorité, dont les décisions seraient prises à la majorité, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France disposeraient de trois voix chacun et les pays du Benelux d’une voix chacun. L’Allemagne devait également y disposer de trois voix mais serait représentée par un général allié en attendant la constitution d’un gouvernement allemand (Defrance, 2004, 131). Lors des négociations qui précisèrent les pouvoirs de l’Autorité, les Français bataillèrent pour que celle-ci puisse hériter de pouvoirs détenus par les groupes de contrôle du charbon et de l’acier et ainsi pérenniser leur action, puisque ceux-ci était voués à disparaitre à terme (Milward, 2013, p. 227). Les Américains et les Britanniques acceptèrent ainsi que l’Autorité récupère les pouvoirs relatifs à la supervision des lois contre la concentration industrielle et à la lutte contre la réappropriation des usines par d’anciens nazis. Cependant, contrairement aux groupes de contrôle, l’Autorité internationale de la Ruhr ne devait pas disposer de pouvoirs exécutifs propres (p. 228). Elle était donc vouée à rester très dépendante pour la réalisation de ses missions du soutien d’autres organismes interalliés (Defrance, 2004, p. 131). En matière d’inspection et d’établissement de statistiques, elle devait passer par l’intermédiaire des groupes de contrôle du charbon et de l’acier (p. 132-133). L’AIR était donc loin de constituer la garantie solide et durable que les Français avaient espérée. De façon générale, la mise en œuvre des recommandations de Londres semblait donner raison à ceux qui y avaient vu l’effondrement des positions françaises. Le Conseil parlementaire allemand était en train de rédiger « une constitution très centraliste », dans laquelle « presque tous les impôts seront

1 MAE, note de la Sous-direction d’Europe, 24 novembre 1948, Europe, Allemagne, vol. 40. 2

198 perçus par les autorités fédérales, celles-ci versant aux Länder sous forme de subventions, le surplus de leurs revenus1. » Si une chambre haute était bien prévue, elle ne devait pas avoir les mêmes pouvoirs que la chambre basse et celle-ci, combinant le scrutin uninominal et le scrutin proportionnel, pourrait accueillir des députés « ne représentant aucun Land, mais les partis à l’échelon fédéral ». Et le sous-directeur d’Europe centrale du Quai d’Orsay, Pierre de Leusse, de conclure : « Il faut essayer par tous les moyens d’endiguer le flot qui risque de tout emporter2. »

Fin 1948, un constat s’imposa pour la direction d’Europe : « Il n’est plus possible d’empêcher le relèvement de l’Allemagne3 » que les Américains sont décidés à relever « avec ou sans nous4 ». Plusieurs solutions étaient alors étudiées : résister au relèvement de l’Allemagne en se « cloisonnant étroitement » dans la zone française était jugé impossible car la France n’avait pas les moyens de maintenir sa présence sans l’aide militaire et économique constante des Etats-Unis et du plan Marshall ; se retirer purement et simplement d’Allemagne était une solution possible mais envisagée comme « une véritable abdication aux yeux du monde » conduisant à la construction d’une Allemagne occidentale « sans nous et contre nous5 ». Dans ces conditions, l’intégration était considérée comme l’ultime recours : « Il ne reste donc qu’une solution : abandonner complètement et sans arrière-pensées notre politique de malthusianisme à l’égard de l’Allemagne Occidentale et nous placer sur un terrain d’association économique et politique avec cette Allemagne à l’intérieur de l’Union Occidentale en cours d’élaboration6. » La solution européenne devenait une réponse concrète au problème de la Ruhr : « Nous n’avons de réelles chances d’être assurés de savoir ce qui se passe en Allemagne ou d’y exercer un contrôle sérieux que dans la mesure où les Allemands eux-mêmes accepteront ces contrôles ou y seront associés7. » Le 13 décembre 1948, la direction d’Europe du Quai d’Orsay proposait alors de mettre en place « un pool de l’acier européen dans lequel Allemands et Français siègeraient à égalité et exerceraient en commun un contrôle de la production de l’acier en Europe. » L’objectif était « l’élaboration de l’ensemble Ruhr-Lorraine-Sarre-Bassin Belgo-néerlandais et Luxembourgeois », reposant

1 MAE, note de la Sous-direction d’Europe centrale, 24 novembre 1948, Europe, Allemagne, vol. 40. 2 Ibidem.

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MAE, note de la Direction d’Europe, 13 décembre 1948, Europe, Allemagne, vol. 40, p. 7 4 MAE, note de la Direction d’Europe, 30 novembre 1948, Europe, Allemagne, vol. 83, p. 2. 5 Ibidem, p. 8.

6 Ibid. 7

199 notamment sur la complémentarité entre le charbon de la Ruhr et le minerai lorrain1. Déjà les « experts du Plan Monnet2 » étudiaient la question et la possibilité d’une « ultérieure union douanière » était également suggérée. Dans cette perspective, il convenait également d’abandonner une politique de démontages d’usines au titre des réparations qui avait démontré son mauvais rendement économique (le matériel livré étant souvent périmé) et son caractère politiquement vexatoire. Cette politique de coopération et d’intégration économique « hardie et dangereuse », consistant à s’associer à une Allemagne « tenace, fourbe » et supposant de « sacrifier de notre côté une part de notre souveraineté » apparaissait cependant moins dangereuse que « celle qui consiste à s’endormir sur des interdictions ou des limitations qui craquent de toutes parts ou sur des contrôles qui s’exercent à vide3 ». Conscient des réticences britanniques, la direction d’Europe envisageait même une intégration réduite à un « cadre purement franco-allemand », concluant : « Nous sommes encore les plus forts, nous pouvons encore offrir à l’Allemagne une solution de ce genre, dont nous prendrions la direction. » Lors des conversations de Londres, au début de l’année 1948, cette possibilité d’extension du contrôle de la Ruhr à des régions françaises visant l’intégration européenne avait été proposée par la délégation américaine, mais refusée par les Français (Milward, 2013, p. 213). En décembre 1948, la réorientation de la politique française avait eu lieu sous la contrainte et Robert Schuman en approuvait désormais le principe (Gerbet, 1991, p. 297-298). En janvier 1949, l’ambassadeur de France André François-Poncet, nommé chargé de mission spéciale en Allemagne par Robert Schuman, présenta devant des journalistes allemands le contrôle international de la Ruhr comme « un premier pas vers un consortium européen du charbon et de l’acier4. » Dans un article publié dans un journal de Munich, il considéra également « évident que la reconstruction de l’Europe et de l’Allemagne doivent aller la main dans la main. L’Europe ne peut se guérir que dans la mesure où l’Allemagne est intéressée, grâce à un statut, à cette reconstruction et à une solidarité avec l’Ouest5. » Il fut peu après annoncé qu’André François-Poncet assurerait le rôle de haut commissaire français en Allemagne, qui remplaçait celui de gouverneur militaire6. Le choix de cet homme apprécié des Allemands, qui avait déjà été nommé ambassadeur à Berlin en 1931 avec pour mission de

1 MAE, note de la Direction d’Europe, 30 novembre 1948, Europe, Allemagne, vol. 83. 2 Ibidem., p. 200.

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MAE, note de la Direction d’Europe, 13 décembre 1948, Europe, Allemagne, vol.40. 4 MAE, déclaration de M. François-Poncet, 31 janvier 1949, Europe, Allemagne, vol. 84. 5 MAE, article de M. François-Poncet, 25 avril 1949, Europe, Allemagne, vol. 84.

6 MAE, l’opinion allemande en SFO et la nomination de M. François-Poncet, 27 mai 1949, Europe, Allemagne, vol. 84.