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Ré-enchanter le monde. Fred Forest, l’éthique et la « vérité »

3.3 Les écarts entre théorie et pratique

3.3.1 Ré-enchanter le monde. Fred Forest, l’éthique et la « vérité »

La pratique de Fred Forest est profondément marquée par une volonté de conscientisation des masses, dans le dessein, gorgé de naïveté, qu’émerge un monde ré-enchanté. Cette approche est exprimée dans de nombreux textes présentant les intentions projetées dans les œuvres ; Internet à la loupe (2004) en est un exemple. Forest propose un site internet sur lequel est montrée une image globale de la Terre. En faisant parcourir le pointeur de la souris sur l’image, la représentation d’un œuf apparaît, à partir duquel grandit la tige d’une fleur, « à regarder pousser à la loupe sur le réseau des réseaux comme un message d’espoir contre tous les intégrismes, les sectarismes et les manipulations d’opinions des partis politiques de droite comme ceux de gauche sans distinction aucune »; dans ce même texte il attribue à l’artiste le rôle de producteur de symboles, celui qui doit recharger le réel en symbolique et « promouvoir le parler vrai » 424.

Cette idée de vérité et de vrai est soutenue par Pierre Restany qui voit dans le travail de Forest que la communication relève de l’esthétique dans la mesure où son message est conçu non pas comme beau, mais comme vrai, affirmant que cette vérité « doit être perçue comme naturellement véridique dans le public au niveau du plus grand nombre », ce qui l’amène à penser que Forest est animé par un « humanisme de masse »425. Cette pensée se

424 Extraits de http://www.webnetmuseum.org/php/fr/php-news_fr/show_newsfr.php?start=63

425 Pierre Restany, « De l’art sociologique à l’esthétique de la communication, un humanisme de masse », in

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manifestait déjà sous la plume de Restany lorsqu’il rédige un texte de circonstance intitulé

« La bible électronique ou la révolution de la vérité »426, au sujet de La bible électronique ou la Guerre du Golfe427 ; œuvre composée de panneaux d’affichage électronique, diffusant des extraits de textes saints chrétiens, mêlés à des passages issus de communiqués de presse liés à l’actualité de la Guerre du Golfe menée par les États-Unis au Koweit et en Irak. Un moniteur diffuse des extraits de journaux télévisés, un condensé fragmenté d’images médiatiques où se croisent des acteurs politiques et militaires de ce conflit, notamment Georges Bush et Saddam Hussein. Pierre Restany pose la question de l’artiste révélateur de vérité affirmant, à peine exalté, que Forest réalise « la parfaite adéquation entre le symbole et le support. Quel symbole ! Le symbole des symboles, le livre par excellence, et quel support ! Le support électronique le plus disponible, immédiat et direct, l’ABC de la communication médiatique ». Restany y voit un geste désacralisant le message divin qui par là se « laïciserait tout naturellement », « le verset sacré devenant l’adage du bon sens »428. Cette recherche de sens ou de vérité augmentée de charge symbolique est tout aussi prégnante dans le propos que sert en 1989 la Ballade pour changements de régimes consistant à accompagner les changements de régimes politiques en chantant et en dansant, pour que ce passage se fasse en douceur. Forest réitère sa qualité de producteur de symboles et de « métaphores », comme lors de sa campagne en 1991, Fred Forest, président de la télévision bulgare, prêchant la portée symbolique de sa candidature429 :

« Ce qui compte c’est le symbole – les hommes ne peuvent pas vivre sans symboles »430 ou encore « dans un monde où la communication est devenue planétaire, il faut inventer de nouvelles valeurs »431, poursuivant par ces mots : cette action « vise manifestement à nous faire réfléchir. À opérer à partir de cet objet médiatique événementiel une cristallisation pour amorcer une prise de conscience » ; Forest veut s’adresser à « l’humanité toute

Fred Forest, 100 actions, Nice, Z’éditions, 1995, pp.55-58 (Citations p.55).

426 Pierre Restany, « La bible électronique ou la révolution de la vérité » (1991) au sujet de La bible électronique ou la guerre du Golfe : voir copie du texte/citations dans le catalogue Tome III, p.1434.

427 La bible électronique ou la guerre du Golfe réalisée à l’occasion d’une exposition collective « Les artistes et la lumière », organisée par le Manège Centre national d’art et de technologie, à Reims, en 1991.

428 Pierre Restany, « La bible électronique ou la révolution de la vérité » (1991).

429 Texte de présentation du projet Fred Forest, président de la télévision bulgare : catalogue Tome III, p.1476.

430 Texte « Allocution de Fred Forest à son arrivée à l’aéroport de Sofia » : catalogue Tome III, p.1474.

431 Texte « Fred Forest président, pour une télévision utopiste- une télévision imaginative, artistique et nerveuse », Tome III, p.1476. Plus loin il répète : « La mise en scène urbaine et médiatique de sa campagne vise à produire un objet-information symbolique » [...], « [les artistes] doivent être présents, activement, pour produire du symbolique, et encore du symbolique ! » […] ; Fred Forest entend « ancrer l’utopie au sein même de la réalité médiatique quotidienne ».

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entière » 432. Et le ton est analogue dans les intentions exprimées à travers Les eaux mêlées (1988)433 pointant une conscience européenne et écologique, La sentinelle du bout du monde (2006) pour que cesse le carnage aux origines multiples (de la pollution au terrorisme), Les miradors de la paix (1993) afin que le monde partage des ondes pacifistes et inoffensives, symboliques, donc.

Cette histoire de « parler vrai », de réinjecter du symbolique dans le réel, dans une quête de sens ou d’un bon sens qui se voudrait universel ; au fond cette intention d’œuvrer pour un certain ré-enchantement du monde, n’est-ce pas là porter (prêcher) une éthique, une morale, une conduite à suivre que l’artiste (là où les politiques ont échoué nous dit Forest) dans sa toute puissance révélerait et nous donnerait en partage ?

Du côté d’une esthétique relationnelle et de l’éthique.

Cette résolution éthique est en lien avec la volonté de stimuler les relations humaines, les rapports de communication entre les individus, pour un vivre ensemble meilleur, en tout cas autre. Le titre de l’ouvrage L’œuvre-système invisible emprunte à Nicolas Bourriaud le terme d’« esthétique relationnelle »434. Ce critique d’art rassembla autour de ce concept des artistes contemporains dont les travaux émergèrent au début des années 1990, et qui privilégient notamment la forme de la performance et d’événement de toutes sortes, impliquant les spectateurs, les faisant participer. Ces idées de relation et de participation sont primordiales chez Forest. C’est un fait. Or Nicolas Bourriaud ne reconnait aucun lien entre les multiples démarches artistiques qu’il décrit et regroupe, et l’art sociologique (assimilé au collectif ou à des démarches similaires reconnues)435. Les textes de

432 Ibid., citations Tome III, p.1477.

433 Les eaux mêlées : catalogue Tome III, pp.1293-1306.

434 Fred Forest, L’œuvre-système-invisible. Prolongement historique de l’Art sociologique, de l’Esthétique de la communication et de l’Esthétique relationnelle, Paris, L’Harmattan, 2006, 228p. ; Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du réel, 1998, 122p.

435 Nicolas Bourriaud : « Il serait absurde de juger du contenu social ou politique d’une œuvre

« relationnelle » en se débarrassant purement et simplement de sa valeur esthétique, comme le voudraient ceux qui ne voient, dans une exposition de Tiravanija ou de Carsten Höller, qu’une pantomime faussement utopique, et comme le voulaient hier les tenants d’un art « engagé », c’est-à-dire propagandiste ». Nicolas Bourriaud distingue l’esthétique relationnelle d’un art « social » ou

« sociologique » : « ces démarches ne relèvent pas d’un art social ou sociologique : elles visent à la construction formelle d’espaces-temps qui ne représenteraient pas l’aliénation, qui ne reconduiraient pas dans les formes la division du travail. L’exposition est un interstice, qui se définit par rapport à l’aliénation régnant partout ailleurs », dans Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du réel, 1998 p.86.

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l’esthétique relationnelle ont la caractéristique du manifeste qui regroupe parfois artificiellement des travaux et des pensées sous un chapeau unique alors que différences, nuances et écarts s’échauffent juste en dessous. Par conséquent, comme Forest, lorsqu’il cite l’expression « esthétique relationnelle », on s’en tiendra au discours du critique, et non aux formes et œuvres individuelles déployées436. Si aucun d’eux ne se revendique ni de l’un, ni de l’autre, les mots déclarés par le tenant de l’esthétique relationnelle des années 1990 font écho certain à ceux de Fred Forest.

Nicolas Bourriaud qualifie l’art comme terrain d’expérimentations sociales, comme le dessin d’« utopies de proximité »437. L’enjeu est d’après lui non plus de construire un monde et une réalité imaginaires ou utopiques, mais de « constituer des modes d’existence ou des modèles d’action à l’intérieur du réel existant » et de transformer le contexte de la vie, son rapport au monde sensible ou conceptuel en un univers durable, partant du principe que pour cela, « l’artiste habite les circonstances que le présent lui offre »438. L’art y est décrit et affirmé comme moment de socialité, comme objet producteur de socialité439. Cette attache au présent, ce désir d’une utopie de (dans) l’ordinaire440, de même que l’idée d’un art entendu comme la production d’événements de communication et de relations intersubjectives sont communes aux deux conceptions.

Comme Forest, le critique replace la question de la relation dans le contexte artistique des années 1960-70 où les questions de la participation, de la convivialité et de la fête étaient déjà là. Toutefois, un premier point semble rendre divergentes ces deux pensées a priori parentes. Nicolas Bourriaud déclare que dans le cas de son esthétique relationnelle, « le problème n’est plus d’élargir les limites de l’art, mais d’éprouver les capacités de résistance de l’art à l’intérieur du champ social global »441, alors que visiblement Forest

436 Forest a découvert l’esthétique relationnelle à travers les mots de Nicolas Bourriaud et non pas en amont dans une connaissance des pratiques artistiques qui lui sont explicitement associées.

437 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, op.cit., p.10.

438 Ibid., citations p.13.

439 Ibid., citations p.31.

440 Michael F. Leruth dira de Forest qu’il travaille à une « utopie de l’ordinaire » ; l’artiste pour sa part s’affirme en « utopiste réaliste ».

441 Ibid., p.31. Cela voudrait dire en somme que désormais le travail d’ouverture du champ de l’art effectué par les avant-gardes de années 1960-70 est communément admis : les limites formelles de l’art en cette fin de siècle ont largement été repoussées, démantelées voire effacées. Aujourd’hui, ces notions élargies de l’art sont « familières » aux institutions et au public. Maintenant que leur assise est solide, il s’agit pour Bourriaud que ces formes éprouvent leur résistance dans les champs du réel et du social. Or pour Forest, s’il est question de revendiquer et d’assumer des événements participatifs comme œuvres d’art,

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toujours attentif à intégrer des outils, méthodes et médias nouveaux dans le champ de l’art, entend par là-même contribuer à repousser les limites de l’art – de la vidéo aux mondes virtuels, en passant par le téléphone, le minitel et internet.

Il est reproché à l’esthétique relationnelle, telle qu’en parle Nicolas Bourriaud, la tournure éthique qu’elle emprunte, son approche consensuelle, finalement dégagée du politique442, notamment parce qu’elle est toujours exercée dans le milieu de l’art, mais surtout quand le critique d’art déclare sans détour que « ce n’est plus l’émancipation des individus qui s’avère la plus urgente, mais celle de la communication interhumaine, l’émancipation de la dimension relationnelle de l’existence »443. Une injonction morale ? Faut-il entendre par là que la qualité du « vivre ensemble » ne dépendrait pas (ou plus) des individus émancipés qui la font et de leurs possibles ? Comme un renoncement où l’éthique et le consensus – aimons nous les uns les autres – viendraient remplacer les conflits du réel. L’art – autant pour l’auteur que pour celui qui le reçoit – est quelque part une issue au réel (temporaire, furtive, redondante, permanente selon comment on la vit), mais cette issue ne devrait-elle pas être envisagée comme expérience intérieure à vivre, et non comme une conduite à suivre ?

Ce questionnement que provoque la formule de Nicolas Bourriaud n’est pas si éloigné de l’effet que procure Forest en se déclarant coaliseur d’individualités autour de valeurs, de mettent en jeu au-delà du concept de relation celui de communication et de ses extensions technologiques.

Une des méthodes de Forest pour faire valoir les pratiques qu’il héritait de ses prédécesseurs et contemporains fut le faire-savoir. Provoquer, communiquer, s’inviter, propension au scandale, procès, articles dans la presse généraliste, publications de plusieurs ouvrages qui se désirent polémiques, communiquer son travail auprès des institutions culturelles et politiques avec un langage de publicitaire ou d’agent conseiller en communication, etc. Cette stratégie a permis de diffuser, de répandre un certain discours sur les pratiques qu’il opérait. Ne pourrions-nous pas voir ici la contribution de Forest à ce que ces pratiques « se démocratisent », pour en venir à paraître familières au public, comme ce serait le cas de l’esthétique relationnelle de Nicolas Bourriaud ? Car ce qui différencie fondamentalement ces deux tentatives est que l’une s’exprime principalement dans des sites dédiés à l’art alors que l’autre combine un usage des canaux marginaux du monde de l’art à son appartenance à ce dernier.

442 En particulier, Jacques Rancière, dans Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, 172p..

443 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, op.cit., p.62.

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notre époque ou sur l’idiotie de la guerre en un ré-enchantement furtif par les arts et la danse. Ce sont les contours d’une intention éthique qui s’extériorise, impliquant inéluctablement le désir de l’artiste que l’on tire – nous les récepteurs – des enseignements de ses œuvres, qui mettent en évidence et démontrent, et qui en définitive ne donneraient à éprouver qu’un seul point de vue.

3.3.2 Fred Forest ne donne-t-il à éprouver que son point de vue ?

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