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Médiatiser le discours politique

2.1 Spectacle et détournement : cibles et méthodologie

2.1.3 Médiatiser le discours politique

Décrédibiliser les attributs du pouvoir et le discours politique.

Le discours politique, ou plus précisément le discours des politiciens, devient très vite une matière première des œuvres de Fred Forest, matière à détournement. Dès la fin des années

205 François Rabate, « Esthétique des réseaux et interactivité », in Fred Forest, 100 actions, Nice Z’éditions, 1995, p.22.

206 Apprenez à regarder la télévision avec votre radio : catalogue Tome II, pp.1003-1022. Performance réalisée le vendredi 19 octobre 1984, lors de la FIAC 84, au Grand Palais, à Paris – diverses radios ont bien sûr participé : Radio Libertaire, Radio Aligre, Fréquence gaie, La Radio Spectacle, etc.

207 Apprenez à regarder la télévision avec votre radio, compte-rendu de l’expérience : catalogue Tome II, pp.1016-1019.

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1970, le monde politique est une cible. Dans le seul but de tourner en dérision le discours stéréotypé de l’homme politique, il propose Discours dans un fauteuil 208 au Musée d’art contemporain de Montréal, présenté à l’occasion d’une exposition collective, en mars 1977. Il s’agit d’un fauteuil de bureau de couleur noire sur lequel sont disposés un magnétophone, un magnétoscope (U-Matic ¾ de pouce) et un moniteur (Sony CVM 90 UM), ces derniers étant reliés entre eux. Sur l’écran défilent des images préenregistrées de figures politiques en pleine élocution, alors que le magnétophone émet le son de la voix de l’artiste répétant sans cesse « blablabla ». Le message est direct et littéral : le fauteuil est l’attribut générique du pouvoir ; il accueille les images filmées d’hommes politiques en plein discours ; la bande son relève du non sens et de l’absurde. Forest passe le politique à travers le filtre de l’ultra simplification et de la mise en scène stéréotypée, grossissant les traits d’un sentiment sans doute éprouvé par l’opinion générale. L’image médiatisée de l’homme politique, aux paroles qu’on imagine aisément démagogiques ou populistes, est elle-même médiatisée à travers un dispositif qui la décrédibilise et la bêtifie définitivement.

Quelques années plus tard, selon une approche tout aussi sommaire, Forest montre Autopsie du discours politique, au Frauenmuseum à Bonn en Allemagne209. Cette installation consiste en la retransmission d’un discours du président de la République française, François Mitterrand, allocution diffusée à la télévision, enregistrée puis remontée par Forest avec la précaution de ne pas faire sens, laissant la déconstruction des propos se faire et prétendant faire apparaître le non-sens du discours du politique. Ce n’est qu’au début des années 1980, que l’artiste met en œuvre un projet qui semble concrétiser amplement sa volonté d’« autopsie » du discours politique : La conférence de Babel210. Cette œuvre se déroula du 18 au 31 janvier 1983, à l’Espace Créatis, à Paris avec pour partenaires, l’hebdomadaire TEL (Temps Economie Littérature) et la radio libre Ici et maintenant. L’espace d’exposition accueillait plusieurs éléments. Tout d’abord, est installée une série d’étagères métalliques sur lesquelles sont disposées des bocaux de conserve en verre remplis de pâtes alimentaires en forme de lettres de l’alphabet. Une étiquette portant le nom d’un chef d’état ou homme politique est collée sur chacun des récipients. Des conserves de lettres séchées, sans mots ou phrases composées, juste un

208 Discours dans un fauteuil : catalogue Tome II, pp.631-632

209Autopsie du discours politique, du 8 mai au 30 juin 1983 : catalogue Tome II, pp.951-956.

210 La conférence de Babel : catalogue Tome II, pp.917-942.

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potentiel discursif. Choisir d’exposer et de « conserver » (en mémoire donc) des discours possibles, en vrac : une invitation à les recomposer soi-même ? Ou la réduction de la parole politique en un met trivial, un bouillon lettré pour distraire les enfants ? Face à ces étagères se trouve une table de conférences sur laquelle neuf moniteurs sont posés, chacun diffusant une communication filmée de Brejnev, Schmidt, Mitterrand, Reagan, Begin, Thatcher et Arafat. Le neuvième écran est branché à une caméra et diffuse les images de la personnalité invitée par l’artiste à un entretien sur le thème du discours politique. Selon un programme établi à l’avance, Fred Forest accueille tour à tour des hommes et femmes politiques (Bernard Stasi, Huguette Bouchardeau pour ne citer qu’eux) pour venir s’exprimer dans la galerie, leur propos étant retransmis sur les ondes de la radio Ici et maintenant. Des intervenants (des habitués des mass media pour la plupart) sont également conviés, issus de champs aussi divers que la littérature avec Philippe Sollers, ou la publicité avec Jacques Séguéla. La question du détournement se pose ici à plusieurs niveaux. Forest utilise les mass media et les personnalités culturelles et politiques qui les habitent pour échanger et exposer le discours politique, contenus discursifs retransmis sur les canaux d’une radio indépendante. Une conférence de chefs d’état parmi les plus médiatisés de l’époque est mise en scène dans une installation qui caricature l’impossibilité de communication entre eux ; l’image des invités qui se succèdent est intégrée cathodiquement à cette table-ronde de sourds. Le tout singe une émission télévisée ou radiophonique traitant du discours politique.

Provoquer l’homme politique.

À notre connaissance, l’offensive la plus directe envers un homme politique s’est exprimée en 2005 à travers l’œuvre intitulée Chemin de croix211. Elle visait le maire de Nice et la série de travaux d’aménagement urbain qu’il avait entrepris. Il s’agissait d’un site internet et de l’exposition de plusieurs panneaux de moyen format présentant sur un ton léger, souligné parfois d’ironie, des sujets polémiques liés aux grands chantiers qui causent des désagréments aux habitants, à « l’affaire des platanes arrachés », à des institutions dont le Musée d’art moderne et contemporain et la Villa d’Arson, etc.212 La réaction excessive du

211 Chemin de croix : catalogue Tome III, pp.1783-1786

212 Les titres des quatorze stations : 1-Villa Arson 2-Chantiers 3-Tramway 4-Jazz 5-Musique Militaire 6-Gare du Sud 7-Grand Stade 8-Place Masséna 9-Platanes 10-Insécurité 11-Garibaldi 12-MAMAC 13-Contraventions14-Prisons.

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maire permettra la médiatisation de l’œuvre de Forest, qu’il juge nuisible à l’image de la ville : la Galerie Christian Depardieu se voit retirer la promesse de subventions municipales, et son ouverture lors de la Nuit des Galeries lui est interdite. Toutefois, à une question qui lui est posée lors du vernissage, Forest répond que la critique de la politique du maire niçois n’est pas le point central de son action, elle est prétexte à créer des moments de débats et de d’échanges sur les sujets soulevés. L’œuvre et sa portée critique se situent, d’après lui, dans les micro-relations qu’il provoque. Pour le moment on constate que si certaines œuvres prennent pour sujet la question du politique – de son discours dans La conférence de Babel ou de son action concrète dans la vie quotidienne à Nice – la méthodologie de l’artiste s’appuie essentiellement sur la provocation de l’homme politique par la caricature, afin de susciter des réactions auprès des participants et des prises de parole dans le public. Cette prétention à un art participatif, voire relationnel, sera le sujet du dernier chapitre de cette étude.

Si le détournement s’avère une pratique effective et revendiquée par Fred Forest, sa posture critique, envers ce qui s’institue comme pouvoir, revêt d’autres modes d’expression qui vont désormais nous occuper : de l’animation à la simulation, jusqu’aux différents scandales et procès dont les institutions culturelles et ses représentants en sont les principales cibles.

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