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Des œuvres pour saisir le contemporain depuis le seul présent ?

1.3 La convocation du réel. Agir dans le milieu et l’ordinaire

1.3.3 Des œuvres pour saisir le contemporain depuis le seul présent ?

On a vu que Fred Forest, à travers les dispositifs techniques de ces œuvres, tendait à brouiller la perception que le public (présent et/ou participant) a du temps. Il joue sur les registres du différé et du direct dans Intervention immédiate ou Célébration du présent, impliquant son public dans un rapport particulier au présent : rejouer le réel et l’exposer sous les yeux des retraités dans Vidéo-troisième âge, par exemple. Cette accroche au présent est à comprendre dans un contexte culturel plus général.

Une tendance générale de l’art à s’inscrire dans l’hyper-contemporain.

C'est une tendance générale de l'époque, bien que divergeant des méthodes et partis pris esthétiques de Forest. Cette inclination, que nous qualifions avec prudence de

« présentiste »153, connaîtra une sorte d'apogée dans les années 1980, à travers l'expression du « kitsch » inhérente aux œuvres des Simulationnistes ou du mouvement des Néo-géo.

En 1988, Germano Celant parle de la naissance d'un art « hyper-contemporain » qui s'inscrirait dans la recherche de l'instantanéité, dans la saisie du présent. Est atteinte, selon lui, la pointe extrême de la contemporanéité « lorsque l'art se perd dans le vertige du maintenant »154. D’après Celant, le contemporain se ferait plus léger et se célébrerait lui-même, définissant l'art hyper-contemporain comme « un monument qui désigne une sacralité de l'actualité et son infini présent ». Il s’interroge sur le fait que si, pour un artiste qui entre sur la scène des années 1980, « l'histoire du présent est aussitôt mise en question,

153 Nous empruntons cette idée de « présentisme », entre autres, à François Hartog, Régimes d'historicité.

Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.

154 Germano Celant, Inexpressionnisme, Adam Biro, Paris, 1989 (1ère édition Inexpresionismo, Costa &

Nolan, Gênes, 1988), p.6.

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puisque la continuité ou la discontinuité ne s'apprécient plus seulement par rapport au contemporain » 155, alors que devra faire cet artiste pour saisir le contemporain dans son œuvre ? Il s'agirait pour l'art de capter le contemporain, donc d'une certaine manière il lui faudrait le cristalliser et le définir. Celant tente alors d'aborder cet art hyper-contemporain en terme d'« inexpressionnisme »156, un travail sur ce qu'il nomme les « coquilles vides » du quotidien, sur l'absence d’originalité, du défaut d’imaginaire, etc. Par ce terme, il voulait proposer « une orientation qui permette d'échapper aux esthétismes et aux personnalismes en dissipant l'ivresse iconique et en s'adonnant à une recherche analytique et critique sur le banal et ses insuffisances ». L'inexpressionnisme chercherait à opérer sur l'apparence et sur ses applications. Ce sont en fait des approches du quotidien des objets, des images médiatiques, de leur théâtralité.

Ce que nous dit la société postmoderne de son temps.

Mais ce rapport singulier au temps et au présent se place dans une problématique plus générale, résultat des bouleversements sociaux, culturels et philosophiques, communément entendue en termes de postmodernisme. Ces transformations furent l'objet du projet précurseur mis en œuvre par Jean-François Lyotard, en 1985, à travers l'exposition Les Immatériaux, au Centre Georges Pompidou, à Paris. Laurence Bertrand Dorléac explique que cette manifestation relevait d'un ample mystère, soulignant la condition singulière de cette période charnière : elle « repérait tout ce qui attaquait les certitudes et les modes de comportements anciens, secoués en grande partie par l'essor des nouvelles technologies »157. Cette exposition émettait l'hypothèse que la crise contemporaine ne concernait pas uniquement les domaines économiques et commerciaux, mais également ceux « de la sensibilité, de la connaissance et des pouvoirs de l'homme (fécondation, vie, mort), des modes de vie (rapport au travail, à l'habitat, à l'alimentation) »158. Cet

155 Ibid., p.7.

156Par ce terme, Celant entendait condamner ce qu'il nomme « le caractère spectral » du néo-expressionnisme ; citation suivante, ibidem, p.12 – Celant regroupe sous le terme « innéo-expressionnisme » des artistes aussi divers que Reinhard Mucha, Lothar Baumgarten, Bertrand Lavier, Haim Steinbach, Sherrie Levine, Jeff Wall, Thomas Schütte, Tony Cragg, Gerhard Merz, Jeff Koons, Marco Bagnoli, Matt Mullican, Ange Leccia, Rebecca Horn, Barbara Kruger, Annette Lemieux, Roberto Longo, Cindy Sherman, Allan Mc Collum, Rosemarie Trockel, ou Richard Prince.

157 Laurence Bertrand Dorléac, « L'image puissance infinie », in Miguel Chevalier, ouvrage collectif, Paris, Flammarion, 2000, np.

158 Les Immatériaux, catalogue d'exposition, Centre Georges Pompidou, Paris, 1985, np.

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événement réunissait artistes et scientifiques, questionnant et montrant aux yeux de tous l'épuisement de la modernité prometteuse, celle-là même qui ne jurait que par la maîtrise de son avenir – par l'essor incessant de la connaissance, de l'économie, de la science et de la technique. Or les sociétés prirent le recul nécessaire à la constatation suivante : les idéologies du modernisme ne sont plus crédibles. Il faut désormais entendre l'aléatoire, l'imprévisible, la dérive technologique, elle-même à l'origine, entre autres, de la barbarie de la solution finale nazie. L'avenir est alors incertain. En 1979, comme en prologue à cette exposition, Jean-François Lyotard, qualifie de « postmoderne »159 la condition des sociétés déçues par le modernisme incarné par les idéaux progressistes de la raison et de la science liés à l'esprit du siècle des Lumières. Le postmoderne se constitue aussi à partir des conséquences de la modernité, soit l'accélération du temps, la contraction de l'espace, ainsi que l'exigence de liberté individuelle.

Amplifier l’accélération du système vers un présent unique ?

Les médias de communication amplifient les possibilités d’immédiateté et de simultanéité des actions. Paul Virilio, dont les théories sont connues de Fred Forest, avance la notion de

« temps mondial », caractérisé par l'instantanéité, la simultanéité et l'urgence ; même si ces termes ne sont pas équivalents, ils renvoient à une accélération du temps, notion clef de son œuvre. Le temps mondial serait, pour lui, un présent unique qui remplacerait le passé et le futur160, le temps d'un présent dilaté aux frontières du monde du présent161. Ceci étant dit, il serait intéressant de saisir comment Fred Forest appréhende et intègre ces notions de vitesse et d'accélération, tout en leur offrant une dimension supplémentaire.

Il était courant jusqu'aux années 1970 de penser que la fonction critique de l'artiste s'instaurait à travers une attitude de résistance au système en place. Il paraît alors que l'idée d'une critique radicale reste bien souvent perçue comme incompatible avec une participation au système, et encore moins à une dynamisation de celui-ci. Quand Fred

159 Postmoderne : ce terme existe dès les années 1960, dans les écrits de critiques littéraires américains pour désigner certaines œuvres avant-gardistes. C'est en 1975, sous la plume de Charles Jencks, que cet adjectif adopte un sens assez proche de celui d'aujourd'hui. Il exprime à ce moment-là l'attitude d'un groupe d'architecte – Graves, Venturi, Rossi, Ungers, etc. – qui réclament le droit de tourner le dos à l'innovation systématique, d'où émerge une architecture composite, faisant régulièrement référence au passé.

160 Paul Virilio, Cybermonde. La politique du pire, entretiens avec Philippe Petit, Paris, Textuel, 1996, p.55.

161 Paul Virilio, La Vitesse de libération, Paris, Galilée, 1995, p.164.

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Forest rédige le manifeste de l'Esthétique de la communication, son objectif est bel et bien d'affirmer une fonction critique qui selon lui ne consiste pas à s'opposer à cette vitesse, mais au contraire à l'accélérer162, non pas dans l'idée de désorganiser cette société, mais davantage en tentant de l'organiser autrement, qu’elle soit symboliquement et socialement plus viable et satisfaisante. Voici le propos du manifeste de l'Esthétique de la communication :

« Si la culture alphabétique a fait de nous en quelque sorte des ''résistances'', au sens électrique du terme, comme lieu de rétention de l'information pour la constitution du savoir, aujourd'hui nous sommes devenus des ''transistors'' qui au contraire accélèrent l'énergie de l'information dans son transfert »163.

L'objectif de Forest en tant qu'artiste est d'accélérer et d’amplifier l’information, quitte à provoquer des courts-circuits. Et c'est peut-être par cette issue que Forest parvient à rendre son œuvre éphémère dans l'apparence et durable dans la mémoire, en jouant, comme l'analyse Frank Popper, de la « dramatisation de la présence physique à distance », du

« télescopage de l'immédiat et du retardé » et enfin de la « combinaison de la mémoire avec le temps réel »164.

L’ambition de Fred Forest : agir dans le présent.

Une des caractéristiques du travail de Fred Forest pourrait donc se résumer en ces termes, agir dans le présent. Le présent entendu comme entité regroupant l’ici et le maintenant.

Cet ancrage dans le temps présent reste pour cet artiste une réelle priorité. Les médias, nous l'avons déjà dit, sont orientés spécifiquement sur le présent et le temps immédiat. En s'insérant dans la vie quotidienne, ce spectacle médiatique modifierait indirectement notre perception du temps et de l'histoire, qui conventionnellement s'organisent selon la

162 Extrait concerné du Manifeste de l'Esthétique de la communication : « Cet art agit comme pôle émetteur de messages originaux, spécifiques et perturbants. L'artiste se positionne comme un émetteur de messages. Il accélère et active la communication. Il innove, soit en introduisant des messages parasites dans les circuits institués, soit en installant ses propres réseaux parallèles. Quelquefois en établissant carrefours et connexions entre les uns et les autres. Cet usage a pour résultat immédiat une critique de l'informationambiante et déborde le fonctionnement routinier des circuits spécialisés. » Nous étudierons de manière détaillée cette conception dans le second chapitre, notamment à travers l'idée du détournement.

163 Fred Forest, Manifeste pour une esthétique de la communication, in +/- 0, octobre 1985, n°43, spécial

« Esthétique de la communication », p.14.

164 Frank Popper, « Être artiste à l'heure des nouvelles technologies. Fred Forest et l'art de la communication », in Fred Forest, 100 actions, Nice, Z’éditions, 1995, pp.43-46.

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tripartition passé, présent et futur, l'un s'agençant en fonction des autres. Ce postulat est au cœur de certaines pensées contemporaines formulées notamment par Jean Baudrillard, Paul Virilio ou Zaki Laïdi. Se développent chez eux des théories abondant vers ce constat inquiet d’un homme actuel ancré dans le seul présent. Zaki Laïdi parle d'un « homme-présent », successeur de « l’homme perspectif » né à la Renaissance165. L'homme occidental ferait aujourd'hui l'expérience d'une nouvelle condition temporelle, celle d'un homme qui aurait « décidé d'immoler l'avenir au bénéfice du seul présent ». Cette nouvelle condition ferait figure d'événement dont l'impact des plus symboliques se serait exprimé, selon lui, le 9 novembre 1989, le jour de la chute du mur de Berlin. Jour de liberté, mais également jour de rupture « avec une condition temporelle solidement intériorisée [...] au profit d'un présent vicinal, autarcique, autoréférentiel et inquiet ». Ce présent tendrait à se suffire à lui-même, en actualisant systématiquement une « réalité exclusivement réductible à la réalité réelle »166. L'homme-présent voudrait ainsi abolir le temps. Selon Zaki Laïdi, ce serait la figure du réseau qui incarnerait le mieux celle de l'homme-présent : « dans cet espace au temps comprimé, la vérité n'a de sens que dans l'ici et maintenant »167.

Le présent aurait donc cessé d'être une brèche entre le passé et l'avenir. Ouvrir une brèche, c'est fissurer un dispositif, ce serait donc faire en quelque sorte acte de violence, ou du moins de volonté. Cette idée de « brèche du temps » est exprimée par Hannah Arendt dans La Crise de la culture168. Elle fait référence à une métaphore de Kafka sur le temps169, dont l'idée centrale est celle d'un présent dont la place dans le temps ne va pas de soi. Le fait que le présent puisse s'imposer entre les deux puissances temporelles que sont le passé et l'avenir nécessiterait un véritable acharnement, sans qu'à aucun moment sa place ne soit garantie. Dans ce système, le présent n'est jamais chose acquise. Mais cette problématique

165 Zaki Laïdi, Le sacre du présent, Paris, Flammarion, 2000 – édition citée, 2002, 278p.

166 Ibid., p.6-7.

167 Ibid., p.8.

168 Hannah Arendt, La Crise de la Culture (1972), Paris, Gallimard, Folio, 1989, 380p.

169 Voici ce que nous dit Kafka : « Il y a deux antagonistes : le premier le pousse de derrière, depuis l'origine. Le second barre la route devant lui. Il se bat avec les deux. Certes, le premier le soutient dans son combat contre le second car il veut pousser en avant et de même le second le soutient dans son combat contre le premier, car il le pousse en arrière. Mais il n'en est ainsi que théoriquement. Car il n'y a pas seulement les deux antagonistes en présence, mais aussi, encore lui-même, et qui connaît réellement ses intentions ? Son rêve, cependant, est qu'une fois, dans un moment d'inadvertance – et il y faudrait assurément une nuit plus sombre qu'il n'y en eut jamais - il quitte d'un saut la ligne de combat et soit élevé, à cause de son expérience du combat, à la position d'arbitre sur ses antagonistes dans leur combat l'un contre l'autre » cité dans La Crise de la culture, op.cit. p.16.

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du temps telle qu'elle fut envisagée par Hannah Arendt se voit remise en question : selon Zaki Laïdi, le présent s'imposerait parce que le passé et l'avenir se sont détachés de lui.

L'homme serait alors contraint de reconduire en permanence cet état présent. Dans la brèche du présent, telle que l'entendait Hannah Arendt, les forces du passé et de l'avenir convergeaient en un point, le présent. Il serait aujourd'hui surchargé, ne se référant plus au passé, ni se projetant dans l'avenir. Il deviendrait seule référence, seul point de vue. Tout doit être conquis et accompli maintenant, ces exigences appelleraient celle de la satisfaction immédiate. Les œuvres de Forest font écho à ces conceptions quelque peu alarmistes d’un homme qui arpenterait le monde sans repère et noyé dans un présent totalisant, à ne vouloir satisfaire que lui-même dans un ici et maintenant.

Être dans le présent pour être contemporain ?

Fred Forest désire inscrire son action dans le seul présent. Est-ce une condition au fait de s’affirmer « contemporain » ? Qu’est-ce qu’alors « être contemporain » ? Giorgio Agamben, dans un texte intitulé Qu’est-ce que le contemporain ?170, tente de saisir la notion de « contemporanéité », faisant appel aux « considérations inactuelles » de Friedrich Nietszche (1874). Nietszche parle de considérations inactuelles, par lesquelles il voudrait régler ses comptes avec son époque et prendre position sur le présent ; en introduction à sa seconde considération, le philosophe nous livre ces mots :

« Inactuelle, cette considération l’est en ceci […] qu’elle cherche à comprendre comme un mal, un dommage et une carence quelque chose dont notre époque tire justement orgueil, à savoir sa culture historique, parce que je pense que nous sommes tous dévorés par la fièvre de l’histoire et que nous devrions au moins en rendre compte. »171

Il envisagerait sa prétention à l’« actualité », à sa contemporanéité vis-à-vis du temps présent, selon un certain décalage, ou « déphasage » comme nous le suggère Giorgio Agamben. Celui qui est conscient véritablement de son temps ne lui est pas parfaitement juxtaposé ou superposé. Cet écart lui permettrait de le percevoir, le saisir et de prétendre à prendre du recul sur celui-ci. Il s’agit pour le contemporain, d’être dans son temps, de le vivre, d’adhérer à lui, tout en prenant ses distances. Giorgio Agamben considère que

170 Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Payot et Rivages, Rivages poche/Petite bibliothèque, 2008, 43 p.

171 Cité par Giorgio Agamben, op.cit., p.9.

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« ceux qui coïncident trop pleinement avec leur époque » ne sont pas des contemporains,

« ils n’arrivent pas à la voir » et « ne peuvent pas fixer le regard qu’ils portent sur elle » 172. Celui qui prétend à la contemporanéité doit être apte à voir aussi les obscurités de son temps et ne doit pas se laisser aveugler par ce que son époque produit de plus spectaculaire. Un regard critique et distancié est nécessaire.

172 Ibid., p.11.

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DEUXIÈME PARTIE

SPECTACLE ET STRATÉGIES DU FAIRE SAVOIR.

DES ARTS DE LA COMMUNICATION.

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