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Fred Forest, peintre et dessinateur de presse

1.1 Comment et pourquoi Fred Forest en est-il venu aux médias et aux nouvelles technologies ?

1.1.1 Fred Forest, peintre et dessinateur de presse

De sa pratique des arts graphiques, de la peinture et de la tapisserie, ne reste que peu de matières visuelles. Certaines pièces furent vendues, et les acquéreurs perdus de vue, d’autres furent détruites, comme les tapisseries, par l’artiste lui-même. Faire table rase. Ce

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qui reste est ce qui résiste. Des traces, des indices, quelques cartons d’expositions, des coupures de presse, des « périphériques » médiatiques, de communication23. Ainsi nous n’avions pas sous les yeux les œuvres et disposions de peu de documents relatifs aux peintures et tapisseries de Fred Forest, celui-ci n’ayant conservé que de minces témoignages au regard du corpus global d’archives. Cet état témoigne de l’abandon, par l’artiste, de ces médiums dits traditionnels – l’emploi du tableau-écran (présenté à partir de 1969) étant le médium charnière, hybride, entre la peinture et l’usage quasi-exclusif des moyens de communication. Alors, s’il est un point commun entre ces peintures et tapisseries et l’essentiel du reste de la pratique de Forest, ce pourrait être leur quasi-absence « réelle » en tant qu’objet d’étude. Ce texte critique prendra inéluctablement en compte la singularité (et la fragilité) du fil sur lequel il repose, à savoir un rapport indirect aux œuvres, une lecture à travers le seul (et déterminant) filtre des périphéries24 : ainsi aborder une œuvre sous l’angle de ce qu’en dit l’artiste, ce qu’en ont dit les « autres » (théoriciens, presse et médias), de ces documents et archives audio, vidéo et textuels qui restent. Travail de composition et d’agencement, forcément biaisé d’emblée, mais tout de même là, traçant quelques lignes, quelques angles de vue, malgré tout.

Une première phase ou l’art comme représentation esthétique du monde.

De la lecture des documents, notamment des articles de presse collectés rendant compte des expositions, décrivant ou simplement évoquant les pièces peintes ou tapissées, on retient d’abord que Fred Forest désire procurer du plaisir esthétique au regardeur : « le résultat final […] ne vise à réaliser qu’une surface décorative pour notre délectation esthétique »25. Pénétrer le champ de l’esthétique, celui des faits sensibles, et savourer le plaisir prétendument induit ; se délecter donc. Forest peint des « surfaces décoratives » où il est question de motifs et figures imaginaires anthropomorphes, de bestiaires et de monstres, tableaux teintés d’abstraction, voire d’une dimension surréelle. Quelques uns des titres26 donnent une idée de l’aspect presque anecdotique, parfois symboliste, dans les

23 Voir catalogue Tome I, pp.57-68.

24 Nous exposons les enjeux historiographiques de ce catalogue raisonné et du corpus d’archives qui le composent dans le texte introductif à ce même catalogue, Tome I, pp.14-28

25 Propos de Fred Forest repris dans un article de presse « Garden vernissage pour l’exposition des tapisseries de Claude Fred Forest », L’indépendant, Perpignan, mardi 6 août 1968, catalogue Tome I, p.67.

26 Il s’agit ici des titres des œuvres qui furent exposées lors du Festival musical de Prades (France). Tome I, pp.11-12 Dès 1965, Fred Forest participe ainsi à plusieurs expositions collectives présentant des dessins,

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références qu’ils font aux mythes, d’Arlequin aux Rois mages en passant par les clichés de l’exotique « magie noire » : Le violoncelle, L’arroseur de chien, Le Printemps, l’Arlequin, Les Rois mages, Lost in the night, Les quatre cibles, Les flammes vertes, Magie nègre.

Plusieurs documents témoignent de diverses expositions personnelles et nous donnent quelques indices sur comment les œuvres de Forest étaient reçues. Des tableaux, montrés au Centre culturel français d'Alger en février et mars 1967 ou à la Galerie R.Tuffier, aux Andelys en mai et juin 1967, Michel Droit nous en parle en termes de « tachisme figuratif » au graphisme presque surréaliste27 ; Nahoual Taha, à propos d'une série de portraits, évoque une sorte de mise à nu, traduisant « tout le pathétique de la condition humaine »28, et instaurant, selon Vera Manuelle, « une ambiance surréelle »29. Forest donne à voir une représentation picturale du monde, située entre figuration et abstraction, puisant dans l’imaginaire des formes et figures qui s’inscrivent dans l’héritage des tentatives du début du XXème siècle, du cubisme au surréalisme.

La pratique de la peinture, de la tapisserie et du graphisme représentent pour Forest une porte d’entrée dans le champ artistique. Il commence par approcher l’art en posant des questions historiquement fondamentales –la représentation, l’agencement des formes, la figuration et l’abstraction – qu’il traite avec des moyens techniques traditionnels. Les enjeux esthétiques déployés sont de l’ordre de l’ornement : les œuvres s’inscrivent dans le prolongement des questionnements liés au beau et au goût. Pour la délectation et le plaisir du spectateur. Cette ambition ornementale et esthétique est paradoxale en regard des intentions qu’il déploiera par la suite : remettre en question la matérialité de l’œuvre ; privilégier l’action et le processus ; expérimenter les technologies nouvelles et les dispositifs participatifs ; affirmer les responsabilités de l’artiste par une attitude critique face aux institutions. Elle demeure toutefois un point de départ décisif dans l’engagement de Fred Forest en tant qu’artiste.

œuvres peintes et tapisseries : « Twenty French Artists », à la Galerie Ligoa Duncan, à New York, en janvier 1965 ; « Antoine Serra et les peintres des régions Rhône-Alpes, Provence Côte d'Azur », à Montélimar, en janvier 1968.

27 Commentaires de Michel Droit, critique d'art, cités sur le dépliant de présentation de l'exposition à la Galerie R.Tuffier (du 27 mai au 12 juin 1967) ; catalogue Tome I, p.63.

28 Commentaires de Nahoual Taha, in Révolution africaine, cités sur le dépliant de présentation de l'exposition à la Galerie R.Tuffier (du 27 mai au 12 juin 1967). catalogue Tome I, p.63.

29 Commentaires de Vera Manuelle, in Revue moderne des arts, ibid., catalogue Tome I, p.63.

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Fred Forest, dessinateur de presse ou l’interprétation des faits et des informations médiatiques.

La « représentation » du réel, ou du moins d’une certaine idée qu’il se fait du monde, à travers le filtre de l’imaginaire, se déploie également, bien qu’autrement, dans les dessins de presse qu’il réalise dans les pages des journaux Les Échos et Combat, entre 1970 et 197130. Nous sommes bien entendu dans un contexte éditorial qui conditionne à la fois les sujets des dessins et sans doute les formes et scénarios. Le dessin de presse relève d’une approche factographique du réel, il réécrit les faits, il les interprète. On s’accorde à dire que le dessin de presse est souvent caractérisé par son regard décalé, de biais ; une sorte de commentaire de l’actualité, des faits relatés, dans un but de faire réagir le lecteur. Alors que la caricature dominait le XIXème siècle, le dessin de presse la remplaça globalement au XXème siècle, tout en conservant une tonalité souvent ironique, satyrique et provocatrice. Il est un mode de réaction et d’observation des faits qui habitent le réel, les réalités culturelles, économiques, politiques. Inscrit dans le temps de l’actualité (des

« actualités »), il commente les informations retenues et diffusées par les médias, du sujet le plus anecdotique – comme en témoignent des dessins sur la chasse, telle saison de ski ou l’essor des plats cuisinés au détriment de l’industrie de la conserve, etc. – à des questions touchant plus directement les domaines économiques et politiques – comme la détresse du lecteur face au jargon de la finance ou les difficultés de Valéry Giscard d’Estaing, en attributs d’un Don Quichotte en lutte contre l’inflation31. Les propositions graphiques de Forest répondent à l’héritage traditionnel du dessinateur de presse : un fait ou événement médiatisé, auquel une illustration interprétative réagit.

Cette activité professionnelle plonge très tôt Fred Forest dans le « milieu » des mass media imprimés. Pendant ces deux années, il perçoit la presse écrite depuis l’intérieur et s’imprègne de ses codes graphiques et de mise en page, ainsi que de ses méthodes de hiérarchisation de l’information. Cette immixtion, dans les colonnes de Combat et des Échos, et l’expérience qu’il en tire seront fondamentales dans l’élaboration des différentes expériences qu’il mènera en qualité d’artiste dans, et avec, la presse.

30 Dessins de presse : catalogue Tome I, pp.121-140

31 Dessins de presse, respectivement : catalogue Tome I, p.132 ; p.135 ; p.127 ; p.126.

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Une première conscience des rapports complexes entre sciences, technologies et sociétés : l’exemple des Globulos.

Le lundi 6 avril 1971, est publiée dans Les Échos, la première planche d’une série mettant en scène des protagonistes, les Globulos, évoluant dans un environnement fait d'associations d'idées souvent surréalistes, jouant de la dérision et du burlesque. Nous voici face à des personnages en forme de boule, têtes sans corps, l’une cadenassée devant un poste de télévision, l’autre assise à une table en train de s’éplucher elle-même, ou encore une autre « posée » sur la cuvette des toilettes, prête à se faire anéantir par une chasse d’eau enclenchée hâtivement32. Des têtes sans corps qui semblent des créatures d’un autre monde, ou à venir, apparaissant aux yeux de l’artiste « comme le produit typique d'une mutation inattendue »33.

Dans le faire-part de naissance des Globulos, publié dans Les Échos, Fred Forest les présente comme le « chaînon ultime de l’évolution humaine ». L’auteur situe ces personnages « dans la logique rigoureuse du transformisme darwinien qui veut, avec l'usage généralisé de l'ascenseur, de l'automobile et autres gadgets technologiques, que bras, jambes et corps deviennent parfaitement inutiles » 34. À partir de cette fiction fantaisiste, Forest pose les bases d’une réflexion sur les effets produits par les technologies dans notre quotidien. Il extrapole sur les conséquences possibles de l’intrusion de ces techniques dans l’ordinaire. Dans un premier temps, elles se seraient imposées comme des prolongements de notre corps, augmentant notamment nos capacités à circuler dans l’espace, pour parvenir enfin à se substituer entièrement à nos propres corps. Se dégagent plusieurs interrogations concernant les thématiques médiatiques, technologiques, et plus globalement scientifiques, constatant des bouleversements en cours, leurs potentialités et leurs répercussions sur notre existence. Ces conséquences sont envisagées selon une optique amplificatrice, grossissant les traits de peurs fantasques et tournant en dérision l’expansion sans fin des progrès technologiques. Ceci laisse présager des préoccupations qui seront l’objet des recherches de l’artiste concernant les effets du développement des

32 Série « Les Globulos » : catalogue Tome I, pp.141-152.

33 Fred Forest, dans un texte manuscrit intitulé Globulos, non publié, consulté dans les archives de l’INA.

Catalogue Tome I, p.151.

34 In : Les Échos, 6 avril 1971, p.2 ; catalogue Tome I, pp.143-144.

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sciences et de la technologie sur notre vie quotidienne et notre perception du temps et de l’espace.

1.1.2 La question du médium. Les nouvelles technologies dans l’art, un gage pour

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