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Art critique, institutions et marché : des incompatibilités soulignées ?

2.4 L’art du scandale et de la provocation pour l’exemple

2.4.1 Art critique, institutions et marché : des incompatibilités soulignées ?

En 1987, la huitième édition de la Documenta organisée à Kassel (Allemagne)287 portait autour du « devoir social de l’art ». Concerné par cet axe de recherche, Fred Forest soumit sa candidature aux commissaires à travers un projet intitulé Ici repose le temps288, une installation qui d’après l’artiste évoquerait « un rituel sur le Temps », une « stèle dédiée au culte du Temps »289 : une sorte de monument en escalier, monté de plaques de marbre gravées « Temps » et « Ici repose le temps », aux airs de tombeau ; un dispositif d’affichage électronique est enclenché à distance par voie téléphonique (la nature des messages diffusés n’est pas précisée). Cette proposition ne fut pas retenue par les responsables concernés. À ce refus, Fred Forest répondit par deux gestes. Le premier est une œuvre, le second un pamphlet.

Nombre d’or et champ de fréquences 14000 hertz consiste en l’installation dans les locaux d’exposition de la Documenta de plusieurs boîtiers contenant des émetteurs-relais à ultra-sons, dont la fréquence se situe entre 5000 et 14000 hertz, et disposés dans les salles du Museum Fridericianum. Cette œuvre fut placée sans l’autorisation requise des membres organisateurs et son existence dévoilée d’abord, mais indirectement, dans un journal local Hessische Allgemeine (Kassel, le 1er août 1987, n°176) à travers une petite annonce insérée au milieu de réclames publicitaires et de la rubrique nécrologique290 (Forest y déclare avoir perdu des petits boîtiers dans les salles d’exposition) ; puis de manière explicite, dans les colonnes de l’hebdomadaire allemand Kölner Stadt Anzeiger, en date de la semaine du 14 au 20 août 1987. La provocation est motrice de ce geste : l’artiste s’impose littéralement dans la manifestation à laquelle la participation lui a été refusée. L’existence de cette œuvre est révélée officiellement et explicitement dans un texte intitulé « Action artistique média. Le devoir social de l’art. Appel aux populations artistiques au-delà et en-deçà du Rhin »291, communiqué à la presse et aux personnes concernées.

287 La Documenta 8 de Kassel s’est déroulée du 12 juin au 20 septembre 1987.

288 Ici repose le temps : catalogue Tome IV, pp.2047-2054.

289 Ici repose le temps : citations catalogue Tome IV, p.2048.

290 Nombre d’or et champ de fréquences 14000 hertz : catalogue Tome III, pp.1135-1143. Copie de l’annonce : Tome III, pp.1138-1139.

291 Fred Forest, « Action artistique média. Le devoir social de l’art. Appel aux populations artistiques au-delà

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Ce texte constitue le second geste polémique donné en « réponse » par Fred Forest. Le ton du paragraphe introductif est abrupt ; l’artiste y déclare que s’il n’accuse pas la Documenta 8 « d’avoir été inféodée au marché de l’art comme c’était le cas, tout à fait évident, de la précédente », il stigmatise, au nom du « devoir social de l’art », « avec la plus grande énergie », « cette complaisance plus subtile qui témoigne des usages en cours et des contradictions des pouvoirs culturels en place ». Les propos offensifs de Forest visent plus particulièrement l’artiste Hans Haacke, dont l’œuvre Kontinuität 1987 occupait alors l’espace central du Fridericianum. Kontinuität 1987 rapprochait une photographie témoignant des obsèques d’une victime de l’apartheid et un discours du président de la Deusche Bank. Pour Forest, la présence de Hans Haacke incarne un alibi pour le pouvoir culturel, qui n’exprimerait pas tant une dénonciation de l’apartheid en Afrique du Sud mais plutôt « l’exploitation trivialement mercantile d’un événement sociopolitique dramatique »292. Forest dénonce la récupération d’un discours critique d’un artiste par le système marchand et institutionnel de l’art, mais également le propos même de Haacke touchant au politique sans une sortie véritable du champ autonome de l’art.

Quand Pierre Bourdieu cautionne Hans Haccke, Forest accuse.

Forest poursuit sa critique quelques années plus tard en réagissant en 1994 à la publication de Libre-échange, un entretien entre le sociologue Pierre Bourdieu et Hans Haacke293. Il reproche à Bourdieu294 de ne pas avoir mesuré la légitimité intellectuelle qu’offrait cet entretien aux travaux d’un artiste que Forest juge contestables, pour les raisons exprimées précédemment. Si les échanges discursifs entre les deux hommes se réclamaient « libres », pour Fred Forest la responsabilité du sociologue engageait le fait que ce dernier s’informe davantage au sujet de son interlocuteur, qu’il accuse d’être un expert en « stéréotypes idéologiques quelque peu datés »295, usant d’arguments et d’intention critique sans jamais intervenir dans l’espace du politique, sans jamais s’exprimer en dehors du monde clos de l’art. Il invite alors Bourdieu à partager une correspondance avec lui afin qu’il puisse lui

et en-deçà du Rhin » : catalogue Tome III, pp.1140-1143.

292 Ibid. : catalogue Tome III, p.1140.

293 Pïerre Bourdieu, Hans Haacke, Libre-échange, Paris, Le Seuil/Les Presses du Réel, 1994, 147p.

294 Fred Forest dans un courrier adressé à Pierre Bourdieu, daté du 13 janvier 1994 : catalogue Tome IV, pp.2240-2241.

295 Ibid., lettre page 01/02, catalogue Tome IV, p.2240.

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présenter les modalités de ses propres pratiques et théories « au contenu critique »296 – de l’art sociologique puis de l’esthétique de la communication. Proposition laissée sans suite.

En 1996, Fred Forest réitère une prise de contact avec Pierre Bourdieu. Le contexte est quelque peu différent : le Centre Georges Pompidou vient d’être sommé de communiquer à Fred Forest le coût des œuvres de Hans Haacke acquises par le musée. Suite à cette

« victoire », Forest invite le sociologue à participer à un débat public au Musée d’art moderne et contemporain de Nice en janvier 1997, autour de l’intitulé « Enseignements à tirer d’un procès intenté par un artiste contre le Centre Pompidou ». Jean-Jacques Aillagon, alors directeur du centre est également convié. Les mots posés concluant la lettre d’invitation ne sont pas sans lyrisme : « En l’absence des invités, leurs chaises resteront vides. Les débats seront filmés par un chaîne nationale de télévision »297. On entend murmurer la « menace » de l’arme médiatique : les téléspectateurs pourront constater l’absence et le refus des désignés « responsables » à prendre part à un débat où leurs prises de positions sont remises en question. Ce séminaire s’est déroulé en absence des invités cités et sans les caméras de télévision. Cavalier, Fred Forest interpelle à plusieurs reprises Pierre Bourdieu par courrier et met finalement en évidence ce qui apparait explicitement dans la collaboration tissée entre l’universitaire et Hans Haacke : à savoir surtout le changement de posture et de discours de Pierre Bourdieu face à l’art contemporain298. Nathalie Heinich rappelle à ce sujet que « croire qu’une position d’ordre politique effectuée dans le champ de l’art touche directement le champ du politique, c’est ignorer l’autonomie du champ artistique »299 ; pour elle, le Bourdieu de Libre-échange « contredit manifestement le premier, pêchant par cette même naïveté qu’il dénonçait naguère », contradiction qui révèle une méconnaissance « par le second Bourdieu d’un des concepts-clés de la sociologie de Bourdieu : celui d’autonomie relative du champ »300.

296 Ibid., lettre page 02/02, catalogue Tome IV, p.2241.

297 Lettre de Fred Forest à Pierre Bourdieu datée du 6 novembre 1996 : catalogue Tome IV, p.2278.

298 Fred Forest : « Le même Bourdieu nous paraît être « coupable » (et ici être en radicale contradiction avec le discours qu’il développe continument …) d’accepter, sans réagir, la « confiscation » que les institutions publiques de l’art contemporain font de la culture et de s’en rendre complice », in Fonctionnement et dysfonctionnements de l’art contemporain. Un procès pour l’exemple, Paris, L’Harmattan, 2000, p.194.

299 Nathalie Heinich, « Pierre Bourdieu et l’art contemporain », in Artension, n°6, juillet 2002. Consulté sur Magazine des arts (le 30/08/09) : http://www.magazinedesarts.com/wordpress/?p=93

300 Ibid. Nathalie Heinich poursuit son analyse en ces mots : « En effet, croire qu’une proposition d’ordre politique effectuée dans le champ de l’art touche directement le champ politique, c’est ignorer

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