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1. Le droit au travail : un principe sous-jacent de validité et d’interprétation des clauses

1.3 La règle de l’article 2095 C.c.Q

L’article 2095 C.c.Q. est bien plus qu’un critère de validité des clauses de non-concurrence s’ajoutant à ceux prévus à l’article 2089 C.c.Q.; en effet, cet article le prédomine littéralement, puisqu’il pose en quelque sorte une condition obligatoire d’applicabilité de la clause de non- concurrence.

Cet article codifie un courant jurisprudentiel antérieur à l’année 1994 qui se basait sur la théorie des mains propres442 («clean hands») et sur l’exception d’inexécution en droit civil443. Le C.c.Q., à cet article, nous apprend que «[l]'employeur ne peut se prévaloir d'une stipulation de non- concurrence, s'il a résilié le contrat sans motif sérieux ou s'il a lui-même donné au salarié un tel motif de résiliation»444. La situation où l’employeur donne au salarié «un tel motif de résiliation» fait appel à la notion de congédiement déguisé, qui survient «lorsque l’employeur n’a pas avisé l’employé de la fin de son emploi mais lorsque les changements unilatéraux apportés par l’employeur sont tels que l’employé est bien fondé de considérer le contrat de travail comme ayant été résilié»445. Cet article est donc une condition préalable d’application de la clause de non- concurrence qui nécessite une évaluation sérieuse quand elle est soulevée : s’il est au préalable prouvé que l’employé fut congédié sans motif sérieux ou qu’il y a eu congédiement déguisé, il sera inutile d’analyser la validité de la clause de non-concurrence selon l’article 2089 C.c.Q., puisque l’employeur n’aura aucun droit sur lequel se reposer.

C’est ainsi dire que, même si un employé travaille activement pour un concurrent direct de l’employeur et que son contrat de travail contient une clause de non-concurrence absolument valide,

439 Préc., note 205. 440 Id., par. 49. 441 Id., par. 45.

442Selon artine GRAVEL, « L’impact des Chartes sur le recours en injonction», dans Service de la

formation continue du Barreau du Québec, Développements récents en droit administratif (1994), Cowansville, Éditions Yvon Blais, p. 23, à la page 42, la théorie des mains propres «repose sur le principe que celui qui veut recourir à l’injonction doit avoir respecté ses propres obligations».

443 G. AUDET, R. BONHOMME et C. GASCON, préc., note 107, par. 10.3.80. 444 C.c.Q. art. 2095.

445 Jean-Marc FORTIN, «Tendance en matière de congédiement déguisé», dans Service de la formation

continue du Barreau du Québec, L’A-B-C des cessations d’emploi et des indemnités de départ, Cowansville, Éditions Yvon Blais, p. 71, à la page 74.

75 aucune action ne pourra être prise contre lui si l’employeur l’a cavalièrement mis à la porte, sans motif sérieux, ou s’il lui a donné un tel motif de quitter son emploi. L’étude de la jurisprudence nous apprend que les employés menacés de l’application d’une clause de non-concurrence plaideront plus souvent la question sous l’angle du congédiement déguisé. Selon la Cour supérieure, «dans l’optique d’assurer un équilibre entre les parties et éviter les abus de la part de l’employeur, la nécessité d’un motif sérieux pour renvoyer le salarié pour se prévaloir d’une clause de non- concurrence assure une cohérence entre les intérêts en jeu»446, intérêts qui sont «les intérêts financiers de l’un et le droit à la liberté de travail de l’autre»447.

Il est évident que de permettre l’application d’une clause de non-concurrence malgré un renvoi intempestif serait venir directement contrecarrer l’intention du législateur à l’article 2089 C.c.Q. Selon l’auteur Dominic Roux, la règle de l’article 2095 C.c.Q. «fort logique, confirme que le travailleur ne peut subir deux atteintes consécutives à son droit au travail, d’abord contractuellement, et résultant de la faute de l’employeur, par la suite»448. Cet article possède donc un but commun avec l’article 2089 C.c.Q. : protéger le droit au travail de l’ex-employé en essayant de rétablir une certaine égalité entre l’employeur et le salarié, ce qui est d’ailleurs confirmé par les commentaires du ministre de la justice concernant cet article449.

Les notions de «motif sérieux» justifiant un congédiement et de «congédiement déguisé» sont complexes450 et débordent largement l’objet de ce mémoire. Sur ces sujets, nous renvoyons le lecteur à l’arrêt de principe Farber c. Royal Trust Company451 de la Cour suprême, à la récente décision Global Entertainment Inc. (Global Events) c. Goldfarb452 ainsi qu’aux propos des auteurs Dufresne et Launey dans leur article sur «l’obligation de non-concurrence lorsque le contrat d’emploi est résilié sans motif sérieux (a. 2095 C.c.Q.)»453. Il est par contre important de souligner rapidement quelques incertitudes jurisprudentielles qui rendent l’application de cet article plus ardue.

446A. DUFRESNE et D. LAUNAY, préc., note 387, p. 223, à la page 230. 447 Id., p. 223, aux pages 232 et 233.

448 D. ROUX, préc., note 9, p. 224.

449 MINISTÈRE DE LA JUSTICE DU QUÉBEC, Commentaires du ministre de la Justice, sur l’article 2095

C.c.Q., dans « Commentaire du ministre de la Justice. Un mouvement de société », Québec, Publications du

Québec, 1993, Droit civil en ligne (DCL), EYB1993CM2096.

450 J.-M. FORTIN, préc., note 445, p. 71. 451 [1997] 1 R.C.S. 846.

452 2011 QCCS 2324.

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L’article 2095 C.c.Q. étant d’ordre public454, une clause de non-concurrence ne pourra chercher à l’écarter en indiquant, par exemple, que la clause doit s’appliquer «quelle que soit la cause du renvoi» ou «pour quelque cause que ce soit». Par contre, la question reste litigieuse à savoir si l’article 2095 C.c.Q. peut s’appliquer dans un cas où l’employeur mettrait fin au contrat de travail sans motif sérieux, mais en se basant sur une clause de préavis tout à fait légale ou encore dans le cadre d’un contrat à durée déterminée ou d’une quittance455. Concernant le cas du préavis contractuel, «force est de conclure que les cas où l’inclusion d’une clause de préavis contractuel au contrat individuel de travail peut rendre déraisonnable une clause restrictive autrement valide ne sont pas encore clairement définis»456. Un argument pourrait évidemment être soulevé en faveur de l’application de l’article 2095 C.c.Q. si le préavis remis ne respecte pas les principes reconnus en cette matière.

En ce qui concerne plus spécifiquement notre sujet, il est donc important de retenir que l’article 2095 C.c.Q. pose une condition fondamentale pour faire naître le droit de l’article 2089 C.c.Q. Si l’employé réussit à prouver au tribunal qu’il a été congédié sans motif sérieux ou qu’il a été victime d’un congédiement déguisé, il n’y aura pas lieu de se pencher sur la validité de la clause de non- concurrence, puisque celle-ci sera inapplicable et le droit de l’employeur d’y avoir recours, inexistant. Il sera très important de garder ceci en tête quand nous reviendrons, dans la partie 2 du mémoire, sur le cas très particulier de l’application de cet article dans les procédures d’injonctions recherchant la mise en application d’une clause de non-concurrence.