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L’étude prima facie de l’article 2095 C.c.Q au stade de l’injonction

2. La mise en application des clauses de non-concurrence : le droit au travail en péril ?

2.2 La mise en application par voie d’injonction et les critères de validité des clauses

2.2.1 La clause de non-concurrence dans le cadre des injonctions interlocutoires

2.2.1.1 Le critère l’apparence de droit

2.2.1.1.3 L’étude prima facie de l’article 2095 C.c.Q au stade de l’injonction

spécifiquement l’article 2095 C.c.Q., cette règle de droit empêche complètement un employeur de soulever la clause de non-concurrence à l’encontre d’un ex-employé dans le cas où il a mis fin à son emploi sans motif sérieux ou s’il a donné un tel motif à l’employé643. Ainsi, s’il y a bel et bien eu congédiement sans motif sérieux ou congédiement déguisé, la clause de non-concurrence ne sera pas applicable : le droit de l’employeur de la soulever et de revendiquer son application sera

641 Préc., note 227. 642 Id., par. 62. 643 C.c.Q. art. 2095.

111 inexistant. Au stade de l’injonction interlocutoire, lorsque l’employé soulève l’application de l’article 2095 C.c.Q. pour nier le droit de l’employeur de bénéficier d’une clause de non- concurrence, l’étude de ces prétentions doit-elle être faite?

La question reste encore aujourd’hui entière. En effet, la jurisprudence à ce sujet est chaotique. Nous avons recensé autant de jugements faisant une étude complète de l’argument fondé sur l’article 2095 C.c.Q. soulevée par la partie défenderesse dès le stade interlocutoire que de jugements renvoyant le tout au juge du fond sans se pencher le moindrement sur la question. Les fondements théoriques soulevés par les juges diffèrent aussi. Les tribunaux qui acceptent d’entendre et d’analyser les arguments de l’ex-employé fondés sur l’article 2095 C.c.Q. se basent sur le fait que «[m]ême si la clause de non-concurrence paraît valide, à prime abord, la doctrine enseigne que son usage doit aussi paraître légal»644. Ainsi, à notre avis, la clause de non-concurrence, en plus d’être valide, se doit tout d’abord être applicable, ce qui n’est pas le cas s’il y a eu congédiement sans motif sérieux ou congédiement déguisé.

De plus, «soulignons aussi que les tribunaux québécois ont souvent usé de leur discrétion pour rejeter une demande d’injonction en utilisant la théorie des mains propres connue en droit anglais, notamment lorsque la partie requérante avait elle-même failli à ses obligations.»645 En effet, surtout au stade interlocutoire, le tribunal jouit d’une grande discrétion pour analyser les faits en l’espèce. La théorie des mains propres, dont l’article 2095 C.c.Q. s’inspire, est normalement prise en compte par les tribunaux dans tout type d’instance interlocutoire. Dans d’autres décisions analysées, le tribunal effectue parfois l’étude de l’argument fondé sur l’article 2095 C.c.Q. sans fournir de justification, effectuant cette recherche comme s’il était normal de la faire, à l'instar des décisions Positron Public Safety Systems inc. c. Cardoso646 et Tourbières Berger Ltée c. Lussier647.

Les juges dans deux décisions récentes de 2012 ont aussi analysé en détail, au stade de l’injonction interlocutoire, les allégations d’ex-employés selon lesquelles ils avaient été victimes d’un congédiement déguisé ou d’un congédiement sans cause juste et suffisante. Par contre, dans l’une de ces décisions, le congédiement sans cause juste et suffisante avait été admis par les procureurs de la partie demanderesse648, et dans l’autre, le tribunal avait bénéficié d’une preuve

644 9009-6256 Québec Inc. c. 9133-4722 Québec inc., préc., note 182, par. 33. 645 Groupe Serge Landry audioprothésistes Enr. c. Laliberté, préc., note 160, par. 15. 646 Préc., note 195.

647 Préc., note 595.

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complète par témoignage et de deux jours d’audience, permettant d’analyser cette question comme au jugement sur le fond649.

À l’opposé, les tribunaux qui refusent d’analyser les prétentions des parties en inopposabilité de la clause de non-concurrence selon 2095 C.c.Q. se basent tous sur un seul argument : cette analyse doit revenir au juge du fond. En effet, :

«à cet égard, comme le mentionne la Cour d'appel "… il faut préciser qu'en matière d'injonction interlocutoire il n'appartient pas à la Cour de se prononcer sur les présumés manquements contractuels allégués par les parties ou sur la validité même du contrat les liant"[…]. Ce sera au Juge du fond à le faire. Comme mentionné plus haut, le rôle du président du Tribunal "doit se limiter à vérifier si le requérant paraît avoir droit au remède recherché", ce qui est le cas en l'espèce»650.

Plusieurs autres décisions reprennent cette idée que seul le juge du fond, bénéficiant de toute la preuve651, pourra évaluer l’allégation de 2095 C.c.Q. Les tribunaux justifient parfois leur approche par le fait que la preuve présentée devant le juge de l’instance interlocutoire est contradictoire652 ou insuffisante653 pour se prononcer sur l’application de l’article 2095 C.c.Q. Nous n’avons pas de difficulté à croire qu’il est problématique pour un juge de déterminer s’il y a eu congédiement déguisé sur la seule foi d’affidavits, surtout lorsqu’aucun témoignage ne sera entendu, ce qui est majoritairement le cas en pratique à ce stade préliminaire. La position de ces tribunaux semble s’appuyer sur le fait que le juge du fond sera mieux placé pour entendre les arguments des parties en bénéficiant d’une preuve complète.

De plus, dans un autre jugement de la Cour d’appel souvent cité, Ubisoft Divertissement inc. c. Champagne-Pelland654, le tribunal refusa de se prononcer sur une allégation du défendeur selon laquelle il n’était plus lié à la demanderesse par un contrat d’emploi contenant une clause de non- concurrence, préférant renvoyer le tout au jugement au fond. Dans cette affaire, l’allégation selon

649 Spa Bromont inc. c. Cloutier, préc., note 247, par. 82.

650 Astral Radio Inc. c. Roy, préc., note 363, par. 37. Le jugement mentionné par le tribunal dans cette

décision est l’affaire Télémédia Communications Inc. c. Sonison, [1985] R.D.J. 478, 479 (C.A.).

651 À titre d’exemple au stade provisoire, dans le jugement Astral Radio Inc. c. Roy, préc., note 560, par. 16 et

17, le juge indique que l’allégation de l’employé selon laquelle il a été forcé de remettre sa démission «crée un doute additionnel» quant à la validité de la clause de non-concurrence, mais n’effectue pas d’analyse de ce reproche. Voir aussi à ce sujet : Compagnie de gestion MDJ inc. c. Cadieux, préc., note 235, par. 36 ; Groupe

Option Retraite inc. c. Bégin, 2005 CanLII 9624 (QC C.S.), par. 2.

652 Ubisoft Divertissements inc. c. Tremblay, 2006 QCCS 2475, par. 35. Il est par contre intéressant de noter

dans cette affaire que le juge indique bel et bien qu’«il est possible lors d'un débat contradictoire soit au niveau de l'injonction interlocutoire, soit au niveau de l'injonction permanente, que Tremblay puisse démontrer qu'il a été l'objet d'un congédiement déguisé».

653 Société Laurentide Inc. c. Naud, préc., note 295, par. 32.

113 laquelle le contrat de travail était nul, était sérieuse et aurait pu avoir de grandes conséquences sur le litige; pourtant, le tribunal refusa d’analyser cette question et décida tout simplement de conclure que l’employé, au stade provisoire, était «apparemment» lié à l’employeur par contrat d’emploi contenant une clause de non-concurrence655.

Donc, les tribunaux ne semblent pas tous sur la même longueur d’onde quand il s’agit de déterminer si une allégation de l’ex-employé selon 2095 C.c.Q. devrait être analysée au stade interlocutoire ou seulement lors du jugement au fond. De plus, lorsque cette étude est effectuée, la conclusion du tribunal selon laquelle l’ex-employé a bel et bien été congédié sans motif sérieux, au lieu de rendre le droit à l’application de la clause de non-concurrence par injonction interlocutoire inexistant, est plutôt interprétée comme rendant uniquement le droit douteux, rejoignant ainsi les propos tenus concernant l’article 2089 C.c.Q. dans la section précédente656. Par exemple dans l’affaire 9009-6256 Québec Inc. c. 9133-4722 Québec inc.657, le tribunal conclut que, «à première vue, […] la décision unilatérale de la demanderesse, à l’effet de mettre fin au contrat P-1, sans avis préalable, comporte un caractère intempestif, incompatible avec le sérieux requis pour justifier le recours à la stipulation de non-concurrence au sens de l’article 2095 C.p.c.»658. Ensuite, au lieu de déclarer l’absence de droit, il indiqua que cela jetait simplement une ombre sur le droit de l’employeur, que celui-ci était donc douteux et qu’il fallait procéder au reste de l’analyse659, soit la recherche de la balance des inconvénients.

Dans d’autres jugements, au contraire, le tribunal indique plutôt que quand la preuve, même prima facie, démontre qu’il y a eu congédiement déguisé ou congédiement sans cause juste et suffisante, l’article 2095 C.c.Q. trouve application et le droit de l’employeur à la mise en application de la clause de non-concurrence est inexistant. Ce fut la conclusion du juge dans le jugement Positron Public Safety Systems inc. c. Cardoso660, où le tribunal indiqua que même si la clause de non-concurrence était valide, le demandeur ne pouvait s’en prévaloir, étant donné le congédiement sans motif sérieux661. Dans la décision récente World Assurance Inc. c. Al Imam662, le tribunal indiqua aussi clairement qu’en présence d’un congédiement sans cause juste et suffisante,

655 Id., par. 14. 656 Supra, section 2.2.1.1.2. 657 Préc., note 182. 658 Id., par. 37. 659 Id., par. 40 et 41. 660 Préc, note 195.

661 Positron Public Safety Systems inc. c. Cardoso, préc., note 195, par. 76. 662 Préc., note 478.

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le requérant ne pouvait bénéficier de la clause de non-concurrence, et ce même au stade interlocutoire663.

Ainsi, la question de l’étude du critère d’application de la clause de non-concurrence selon l’article 2095 C.c.Q. au stade interlocutoire lors de l’analyse de l’apparence de droit n’est pas encore résolue aujourd'hui.