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L’évaluation globale de la clause : l’impact sur le droit au travail

1. Le droit au travail : un principe sous-jacent de validité et d’interprétation des clauses

1.1 La règle de l’article 2089 C.c.Q

1.1.2 Les critères prévus à l’article 2089 alinéa 2 C.c.Q

1.1.2.2 L’article 2089 alinéa 2 C.c.Q

1.1.2.2.3 L’évaluation globale de la clause : l’impact sur le droit au travail

«La jurisprudence considère […] que la nécessité de protéger les intérêts légitimes de l’employeur doit être appréciée en tenant compte du droit fondamental de l’employé de travailler et de gagner sa vie.»332 Ainsi, une fois déterminé que les trois limitations de durée, de territoire et de genre de travail sont raisonnables en elles-mêmes pour protéger les intérêts légitimes de l’employeur, il reste une étape primordiale de l’analyse à effectuer : l’évaluation globale de la raisonnabilité/nécessité de la clause pour protéger les intérêts légitimes de l’employeur. Cette analyse globale devrait se faire, et se fait souvent en l’espèce, sous l’angle de l’impact de la protection de ces intérêts légitimes sur le droit au travail, la liberté de travail et la capacité de l’employé de gagner sa vie.

En effet, tel que nous l’avons déjà mentionné à de nombreuses reprises, l’article 2089 C.c.Q. existe en quelque sorte pour rétablir l’équilibre des fources entre l’employeur et l’employé et permettre de protéger adéquatement les intérêts commerciaux du premier tout en respectant le droit au travail du second333. Ainsi, la «liberté de travailler et de gagner sa vie sont des valeurs fondamentales véhiculées au sein de notre société. Les clauses de non-concurrence portant atteinte à de telles valeurs, elles ont généralement été envisagées sévèrement par les tribunaux.»334 Les tribunaux interprètent de manière très restrictive les clauses de non-concurrence335 et «le rapport de force qui favorise l’employeur constitue l’un des fondements de l’attitude restrictive dont font preuve les tribunaux à l’égard des clauses restrictives»336. Ce rapport de force mène d'ailleurs souvent à la conclusion que la clause de non-concurrence est comprise dans un contrat d’adhésion, dont les règles d’interprétation seront étudiées dans une section ultérieure337.

330 C.c.Q. art. 2089.

331 M. ST-PIERRE PLAMONDON, préc., note 84, p. 35, à la page 62. 332 N.-A. BÉLIVEAU, préc., note 4, p. 16.

333 M.-F. BICH, préc., note 3, p. 243, à la page 267.

334 N.-A. BÉLIVEAU et S. LEBEL, préc., note 99, p. 113, à la page 126.

335 Beau-T Stop distribution inc. c. Mailhot, préc., note 13, par. 28 ; voir aussi à ce sujet M.-F. BICH, préc.,

note 3, p. 243, aux pages 263 et 264.

336 N.-A. BÉLIVEAU, préc., note 4, p. 3. 337 Infra, section 1.3.2.

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Ainsi, afin de respecter l’objectif de protection du droit au travail du législateur et la jurisprudence majoritaire, il est très important d’évaluer si, malgré la raisonnabilité apparente de chacune des limitations de fond, celles-ci dans leur globalité briment indûment la liberté de travail338. L’auteur Dominic Roux, cité en cela avec approbation par la juge Thibault dans un récent jugement de la Cour d’appel339, indique que «le processus d’évaluation de la justification de la clause de non-concurrence doit tenir compte des intérêts légitimes de l’entreprise et de l’effet de son application sur la liberté de travail»340. La Cour supérieure dans l’affaire Beau-T Stop, argumentait aussi en faveur d’une analyse distincte et prioritaire de l’impact de la clause sur la capacité de gain de l’ex-employé341. Il sera donc primordial pour les tribunaux d’étudier «l’impact réel découlant de [l’application de la clause de non-concurrence] sur la liberté du travail»342. Pratiquement, la jurisprudence récente prend de plus en plus en compte ce critère, qui semble devenir un incontournable.

Quelle sera donc l’analyse à effectuer pour déterminer si la clause de non-concurrence sous étude ne «cause pas indûment atteinte à la capacité de gain de l’employé ?». Le juge Dalphond dans Beau-T Stop indique :

«Il s’agit d’un test objectif en vertu duquel l’atteinte à la liberté d’emploi du salarié ne peut être légale qu’en autant qu’elle est raisonnable et justifiée eu égard aux circonstances (caractéristiques de l’emploi, nature de l’entreprise, reconnaissance de la présence d'un intérêt pour l'employeur suffisamment important pour justifier une restriction, comme par exemple, sa vulnérabilité face à un ex-employé quant à certaines informations acquises par ce dernier dans le cadre de son emploi et non connues des concurrents, conséquence de la restriction sur la capacité de gain de l'ex- employé, proportionnalité entre la restriction et l'intérêt reconnu…)»343.

Ceci revient à dire que la restriction à la capacité de gain de l’employé édictée par la clause de non-concurrence et ses trois limitations devra être proportionnelle aux circonstances et aux intérêts légitimes que l’employeur cherche à protéger. C’est ainsi que la Cour supérieure résume ce critère dans Ikon Solutions de bureau inc. c. Docu-Plus Conseillers en gestion de documents inc.344, en indiquant que «le présent cas en est un où les restrictions imposées et leur impact sur la capacité de l’employé de gagner sa vie n’avaient aucune commune mesure avec ses fonctions et surtout son

338 À titre d’exemple, dans la décision récente Spa Bromont inc. c. Cloutier, préc., note 247, par. 109, le

tribunal indique que «la combinaison de ces trois facteurs (la durée, le territoire et le travail visé), fait en sorte que la clause est disproportionnée».

339 Guay inc. c. Payette, préc., note 17. 340 D. ROUX, préc., note 9,p. 224.

341 Beau-T Stop distribution inc. c. Mailhot, préc., note 13, par. 32. 342 D. ROUX, préc., note 9, p. 224.

343 Beau-T Stop distribution inc. c. Mailhot, préc., note 13, par. 32. 344 Préc., note 97.

59 niveau de rémunération. Les clauses de non-concurrence en l’instance ne passent pas le test de la proportionnalité et de l’équilibre.»345 Cet équilibre sera donc primordial, puisqu’un employeur ne peut avoir un intérêt légitime à empêcher purement et simplement un employé de travailler dans son domaine d’expertise346.

Nous sommes donc face à un test de proportionnalité et de raisonabilité fermement ancré dans les circonstances de chaque cas d’espèce. Toujours dans Beau-T Stop, dans une citation qui peut aujourd’hui être qualifiée de «célèbre», le juge Dalphond conclut en indiquant :

«En somme, l’exercice s’apparente au processus applicable en matière d’atteinte à une liberté fondamentale protégée par la Charte canadienne des droits et libertés ou la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, soit l’obligation pour la partie qui demande le maintien de la restriction de démontrer que celle-ci est raisonnable et justifiée, incluant la preuve d'une proportionnalité entre l'atteinte et l'intérêt légitime que l'on veut protéger»347.

En résumé, après avoir déterminé que la durée, le territoire et le genre d’activités restreintes par la clause de non-concurrence sont en eux-mêmes raisonnables, le tribunal évaluera si, en fonction de divers critères comme les fonctions occupées par l’employé, la taille de l’entreprise ou encore la nature de ses activités, la restriction globale imposée à la liberté de travail de l’employé par l’addition de ses trois limites est proportionnelle et raisonnable par rapport aux intérêts légitimes que l’employeur cherche à protéger348. «Pour être valide, une clause de non-concurrence doit être raisonnable. Pour ce faire, un équilibre entre la protection des intérêts légitimes de l’employeur et l’intérêt général à sauvegarder la liberté de travail est requis.»349 Si cette restriction est proportionnelle et raisonnable, la clause de non-concurrence ne portera donc pas illégitimement atteinte au droit au travail.

ais quels sont donc les droits que l’ex-employé doit mettre dans la balance pour déterminer si l’atteinte à sa liberté de travail causée par l’addition de trois limites de durée, de territoire et d’activité est proportionnelle aux intérêts légitimes de l’employeur? Que comprend donc le droit de

345 Id., par. 46.

346 A.R. Medicom inc. c. Bergeron, D.T.E. 2004T-4 (C.S.), par. 16, conf. par AZ-04019528 (C.A.). 347 Beau-T Stop distribution inc. c. Mailhot, préc., note 13, par. 34.

348 P.-A. GENDREAU, préc., note 169, p. 116 : « Il s’agit pour le tribunal de soupeser les différents aspects

pour vérifier s’il existe un équilibre entre la protection des intérêts légitimes de l’employeur et ceux du salarié qui doit gagner sa vie.»

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gagner sa vie? La Cour supérieure, dans l’affaire Automatisation JRT inc. c. Roy350, explique de manière limpide les droits opposés en présence :

«Chaque fois, en pareilles circonstances, deux droits fondamentaux et légitimes s’affrontent. D’une part, le droit de l’entreprise de protéger le produit de ses efforts et de ses divertissements dans un marché de plus en plus ouvert, varié et concurrentiel. D’autre part, le droit de toute personne de travailler et de gagner sa vie dans un domaine de sa compétence, dans sa langue maternelle et dans un environnement géographique qui lui convient»351.

Souvent, à cette étape, le tribunal reprendra certaines parties de son analyse déjà effectuée concernant la validité de la durée, du territoire et des activités couvertes, mais dans une optique plus globale axée sur le droit au travail. Le tribunal déterminera donc si, dans les circonstances réelles en cause, l’addition des trois limites empêche le salarié de gagner sa vie.

Plusieurs facteurs ont un impact majeur pour déterminer de quel côté penchera la «balance» de l’analyse globale du tribunal. L’un de ceux qui revient souvent en jurisprudence concerne la nature des fonctions occupées par l’employé. En effet, elle reconnaît souvent qu’un employé ne détenant pas de qualifications poussées ou de spécialisations, comme un simple câbleur et installateur de systèmes téléphoniques352, un technicien d’usine353, un ouvrier effectuant quelques tâches administratives354 ou encore un employé en mécanique355, pourra plus difficilement être empêché de travailler et de gagner sa vie qu’un spécialiste du jeu vidéo détenant une expertise extrêmement pointue ou un cadre supérieur356. Selon M. Grenier et M. St-Pierre-Plamondon, «s’il est pour le moins aisé de comprendre l’intérêt légitime d’un employeur de restreindre la liberté de travail d’un cadre supérieur ou encore d’un vendeur, il en est autrement dans le cas d’un ouvrier.»357 Le salaire de l’employé pourra aussi être pris en compte pour déterminer son importance au sein de l’entreprise, tel que noté dans Ikon358.

350 Préc., note 64.

351 Automatisation JRT inc. c. Roy, préc., note 64, par. 10.

352 GS/C Communication inc. c. Maurice, préc., note 205, par. 30 et 41. 353 Automatisation JRT inc. c. Roy, préc., note 64, par. 17.

354 Fleurexpert inc c. Trudel, 2008 QCCQ 6327, par. 97. 355 9024-1027 Québec inc. c. Drainville, préc., note 187.

356 Ubisoft Divertissement inc. c. Champagne-Pelland, préc., note 6 ; Ubisoft Divertissements inc. c.

Tremblay, 2006 QCCS 2475 ; Ubisoft Divertissements inc. c. Tremblay, 2006 QCCS 2677.

357 M. GRENIER et M. ST-PIERRE PLAMONDON, préc., note 2, p. 4.

358 Ikon Solutions de bureau inc. c. Docu-Plus Conseillers en gestion de documents inc., préc., note 97, par.

61 Un autre facteur entrant dans la balance sera la taille de l’entreprise ainsi que son niveau de spécialisation. Toujours dans le jugement Automatisation JRT inc. c. Roy359, la Cour supérieure note qu’une entreprise de haute technologie ayant un chiffre d’affaires impressionnant ne saurait voir ses intérêts légitimes mis en danger par un simple employé de 24 ans360; il n’y aurait aucune proportionnalité entre la restriction de la liberté de travail de ce simple employé et la protection d’intérêts d’une si grosse entreprise. Aussi, le fait qu’une clause de non-concurrence empêcherait un employé de travailler alors que l’âge de la retraite approche pourra être pris en considération361.

alheureusement, les tribunaux ne font pas preuve d’une cohérence exemplaire concernant la détermination de ce qui constitue une atteinte indue à la capacité de gain de l’employé, ou encore concernant le degré de proportionnalité requis. En effet, si, pour certains tribunaux, une clause de non-concurrence ne saurait empêcher un employé de travailler dans le seul domaine qu’il connaît362, pour d’autres, l’ex-employé empêché de travailler dans son domaine n’a qu’à se relever les manches et se trouver un autre emploi, quel qu’il soit. L’exemple du jugement Astral Radio Inc. c. Roy363 est révélateur. Dans cette affaire, la Cour supérieure indiqua tout simplement à un représentant des ventes dans le domaine de la radiodiffusion que la balance des inconvénients n’était pas en sa faveur puisque la clause de non-concurrence ne l’empêchait de gagner sa vie que pendant trois mois dans son domaine et que, de toute façon, qu’il n’avait qu’à aller travailler en anglais en Outaouais ou, si cela n’était pas possible, redevenir vendeur de vêtements364! Autant dire au jeune concepteur de jeux vidéo, empêché de travailler par une clause de non-concurrence en quittant son premier emploi dans son domaine, qu’il n’a qu’à redevenir serveur dans un café, puisque c’était le travail qu’il effectuait alors qu’il était étudiant.

Ainsi, pour conclure, le critère d’analyse globale par excellence de la clause de non- concurrence est le droit au travail. Cette affirmation est soutenue par la jurisprudence récente, qui mentionne ce critère dans la majorité de ces décisions lors de l’analyse de la clause comme un tout. Il est évidemment logique que ce critère soit proéminent dans l’étude de la validité de la clause de non-concurrence, étant donné l’intention du législateur à l’article 2089 C.c.Q. de protéger le droit au

359 Préc., note 64. 360 Id., par. 17.

361 Rake & Thériault inc. c. Pageau, préc., note 88, par. 21.

362 Par exemple, dans l’affaire Chaumière Baie-St-Paul inc. c. Giguère, préc., note 227, par. 59, le tribunal

indique clairement que la balance des inconvénients penche en faveur de l’ex-employé, puisque si l’injonction est accordée, celui-ci devra «en conséquence se trouver un emploi dans un autre domaine d’activité» alors qu’«il travaille dans le domaine de la décoration intérieure à Baie-St-Paul depuis au-delà de vingt-deux ans et c’est son unique gagne-pain».

363 2002 CanLII 23817 (QC C.S.). 364 Id., par. 39 et 40.

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travail et de rétablir l’équilibre entre l’employeur et l’employé. Ainsi, bien que n’étant nullement mentionné à l’article 2089 C.c.Q., le droit au travail sera autant un critère de validité de la clause de non-concurrence qu’un principe de base soutenant l’intégralité de cet article et conditionnant l’interprétation sévère qu’en feront les tribunaux.