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Questions d’identité, de création et de transmission en contexte de surdité 80

2.5 Travailler et documenter “en LSF”

3.1.1 Questions d’identité, de création et de transmission en contexte de surdité 80

La poésie entretient un lien crucial avec ce qui constitue l’identité d’une com-munauté et représente bien davantage qu’une façon esthétique de s’exprimer

(Blondel 200855). Ce lien et phénomène culturel s’illustre parfaitement par la simultanéité entre l’explosion artistique dans les communautés sourdes et les progrès dans la reconnaissance des langues des signes. Au XIXe siècle, lors de ce qui est considéré comme “l’âge d’or” aux Etats-Unis et en France, on constate un lien évident entre l’utilisation de la langue des signes en classe, et “la période pré-vidéo de la littérature en ASL” (Padden 2006 : 235) ; c’est d’autant plus évident et bien documenté pour les années soixante-dix et après. Comme C. Padden l’a détaillé pour les États-Unis, il y a eu au tout début des années soixante-dix, une transition rapide vers ce qu’elle nomme une “self-conscious sign language performance” (p. 235). La poésie en langue des signes existait depuis des siècles, mais ce qui était nouveau à ce moment-là, c’est que les sourds l’appellent “ASL”. Padden dit (p. 236) que “l’appellation de la langue comme ASL a beaucoup à voir avec le début de la poésie ASL”. A titre d’illustration, rappelons la fondation duNational Theater of the Deaf en 1967 pour les Etats-Unis et l’International Visual Theater pour la France en 1976. Ces deux naissances institutionnelles coïncident approximativement avec l’utilisation des noms “LSF” et “ASL”, avec des publications traitant de la description linguistique de ces langues, des pu-blications assumant les langues des signes comme un aspect crucial de l’identité Sourde, et avec des performances célèbres dans le registre poétique (incluant poésie et théâtre).

Ormsby (1995) et plus récemment Sutton-Spence (2005) ont clairement mon-tré que la diffusion de la poésie en langue des signes a contribué à l’émancipation (ou empowerment) de la communauté Sourde. Les thèmes et les formes de la poésie gestuelle révèlent comment les interprètes ou performeurs sourds créent leur identité en tant que personnes Sourdes signantes. Certains poèmes traitent des sentiments négatifs suscités par /et de l’expérience associée à l’oralisme, et plus généralement de l’environnement entendant. D’autres poèmes célèbrent la langue des signes, leur potentiel visuel, les yeux, les mains. En cohérence avec son contenu engagé, certains poètes affirment que la poésie gestuelleauthentique n’a rien à voir avec la culture entendante environnante, qu’elle doit être créée directement en langue des signes et ne peut trouver sa source ni sous forme orale, ni sous forme écrite. Cohn (1986), qui a écrit une sorte de manifeste pour la poésie visuelle, a suggéré que la métrique, et plus généralement la poétique issue de la tradition écrite n’est pas appropriée pour rendre compte de la poésie des signes, puisque celle-ci est visuelle. La recherche de l’équivalent de strophes, vers, rimes correspond selon l’auteur à une imitation des langues parlées et de la poétique de la langue parlée (il veut dire essentiellement dans sa forme écrite). Les personnes sourdes assument alors leur identité en se définissant par op-position à l’identité (majoritaire) entendante, mais la communauté Sourde dif-fère en partie des autres minorités dans la mesure où la plupart des personnes sourdes ne partagent pas cette langue Sourde avec leur propre famille. En effet, un phénomène de discontinuité (géographique et génétique) s’observe dans la transmission de la langue et de la culture au sein de la famille parce que la

plu-55“Two cultures in hands: signed poetry in contact with an ‘hearing’ environment”, Deaf and other lives ; Living in multiple cultures. Working Conference Amsterdam September 25-26 Royal Netherlands Academy of Arts and Sciences

part des enfants sourds ont des parents entendants. Ce qui peut être présenté comme un tiraillement entre deux langues, deux cultures antinomiques, peut aussi être présenté comme une combinaison sereine entre ces deux éléments de l’environnement linguistique et culturel des personnes sourdes. Ainsi, Grosjean (1993b) suggère que tous les sourds sont bilingues, en concevant le bilinguisme comme la connaissance et l’utilisation régulière de deux langues ou plus, et l’au-teur indique que le bilinguisme LS/oral est pour lui le seul moyen pour l’enfant sourd de répondre à ses besoins, c’est-à-dire de communiquer de manière précoce avec ses parents, de développer ses capacités cognitives, d’acquérir des connais-sances du monde, de communiquer pleinement avec le monde environnant et de s’acculturer dans le monde des entendants dans celui des Sourds. L’auteur adjoint à cette notion de bilinguisme celle de biculturalisme.

3.1.2 Bi-culturalisme et formes en contact

Comme Ormsby (1995 : 84) le mentionne, les signeurs sourds sont entourés par-et ils participent à- une culture parlée. En conséquence, aucun récit de poètes sourds en Amérique (de même en France) ne peut négliger le rôle que l’anglais (ou le français) jouent dans la mise en forme de leur oeuvre. La poète française sourde contemporaine Chantal Liennel, par exemple, a d’abord écrit des poèmes en français ; certains d’entre eux ont été adaptés ensuite en LSF et elle a aussi créé des poèmes originaux en LSF, sans traduction écrite. De même, d’après Ormsby (1995), il est difficile de distinguer la version originale (en anglais ou en ASL) du recueil Gestures de Dorothy Miles. Enfin, certains entendants de parents sourds ont également joué un rôle dans le contact harmonieux entre les langues et les cultures.

Il pourrait être simple d’expliquer les similarités entre littérature sourde et entendante d’un même pays, et plus encore entre folklore pédagogique dans les langues orales et dans les langues des signes, par le fait que certaines productions sont adaptées de productions orales (c’est le cas pour six des seize comptines en LSF du corpus Blondel 2000). Pourtant, les auteurs de ces comptines ont souligné qu’ils avaient adapté (et non traduit) en LSF les comptines en français, ne mentionnant qu’occasionnellement les sources de référence et considérant, à raison il nous semble, que la parenté avec une comptine en langue orale ne dimi-nuait pas la valeur poétique d’une comptine en langue des signes. Pour illustrer la circulation entre les langues dans le cadre du folklore et des liens avec le dyna-misme du lexique, nous pensons à une étude sur les signes utilisés autrefois pour compter dans différentes écoles de sourds. Delaporte (2000) suggère que certains de ces signes pourraient provenir de comptines. En effet, la ressemblance entre ces signes (emplacement, configuration manuelle) et des mots (en LSF) apparte-nant aux registres classiques des comptines des entendants – comme les étapes de la vie, les activités quotidiennes, les couleurs ou les moqueries – laisse penser que ces anciens signes de chiffres ont pu être créés par l’appariement avec un autre mot dans une comptine. Delaporte suggère ainsi que, suite à l’association entre le chiffretrois et le mot bois dans “un deux trois, nous irons au bois”, les enfants s’amusent par exemple à utiliser le motbois pour signifier ’trois’.

D’autres formes poétiques en langue des signes sont issues du contact avec la langue écrite, tout comme la poésie vocale joue elle-même avec ses formes écrites. Ainsi on relève des jeux autour de l’alphabet vocal (“un jour la troupe campa, AAA...”) ou manuel (lesABC stories, Bauman et al. 2006) et l’épellation vocale (B.R.A.V.O. Bravo) ou manuelle (“F.L.E.U.R”, “D.U.E.L”, “F.I.S.K” etc.).

Autre exemple de circulation entre les langues et les modalités est évoqué par Davidson (2006 : 217) qui propose que “l’éruption de la parole (ou du texte) dans la performance des Sourds défie l’opposition conventionnelle signer / parler et permet des combinaisons hybrides plus complexes” comme les performances bilingues dans lesquelles le ou les interprètes utilisent les deux langues et canaux (visuo-gestuel et audio-vocal). Ainsi la compagnieThe Flying Word Project joue-t-elle avec ces performances hybrides : Peter Cook –comme la moitié sourde– et Kenny Lerner –la moitié entendante–, avec selon les dispositifs artistiques, ce dernier signant occasionnellement une partie du poème ou ponctuant de mots ou de parties de mots la performance en signes de Peter Cook (p. 218).

Le poète sourd signeur devrait-il obligatoire être déchiré entre son identité sourde et son identité française / anglaise / néerlandaise ? Ou la poésie gestuelle offre-t-elle un moyen de réconcilier les identités plurielles (Gaucher & Vibert 2010) et de proclamer une identité bi- voire pluri-culturelle chez les sourds ? Nous le pensons et l’illustrons tout au long de notre parcours en recherche (section 3.3 et section 6.4).