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Expression de la négation

Dans le document Les langues des signes, des langues incarnées (Page 159-163)

5.3 Co-construction du bilinguisme bimodal

5.4.3 Expression de la négation

L’état de l’art concernant les formes cibles, ou adultes, nous a indiqué que, selon les auteurs, les formes gestuelles partagées exprimant la négation sont soit inté-grées dans l’inventaire de la langue des signes proprement dite, soit considérées comme para-linguistiques, en marge de la langue. Pour mieux rendre compte de la variété des combinaisons possibles, nous avons compilé les formes de né-gation (Figure 36) selon les distinctions suivantes : manuelle vs non-manuelle ; formes communes aux signeurs et non-signeurs vs formes spécifiques aux si-gneurs ; formes indépendantes vs formes liées.

al. (2007 : 18) indiquent que “[...] certaines langues des signes utilisent aussi un mouvement de la tête vers l’arrière pour exprimer la négation [...]. Clairement, il s’agit là de la grammaticalisation d’un geste spécifique à une culture”. En outre, et pour des gestes qui nous intéressent particulièrement, Capirci et al. (1996 : 654) suggéraient que le mouvement de l’index est plus marqué cultu-rellement (propre à une convention gestuelle dans une culture donnée) que les secouements de tête ou paumes vers le haut (qui seraient davantage partagés entre communautés).

Malgré cette diversité linguistique et culturelle, et en lien avec la recherche de systématicité, y compris dans l’interface gestes-signes, nous avons montré que les gestes de négation peuvent être modélisés à partir de leurs caractéristiques kinésiologiques et que ces patrons communs peuvent être retrouvés dans l’étude comparée du lexique de négation dans plusieurs langues des signes ainsi que dans la gestualité des entendants. Cette approche kinésiologique de la gestualité de négation nous a permis de rendre compte de la production gestuelle des enfants qui s’expriment dans différentes langues et en différentes modalités, et de rechercher les invariants de la négation gestuelle.

Dans la série de travaux associant les corpus Illana, Charlotte d’une part et les sous-corpus Madeleine et Ellie du projet COLAJE (Morgenstern & Parisse 2017), nous avons considéré l’expression multimodale de la négation dans les productions de quatre enfants âgés de dix mois à quatre ans en interaction avec leur parent dans différents environnements linguistiques : monolingue français, monolingue anglais, monolingue LSF, bilingue français/italien et français/LSF (Morgenstern et al. 2016, 2018 ; Blondel et al. 2017). Nous nous sommes in-téressés à l’ensemble des énoncés mono- et multimodaux incluant des actions significatives permettant à l’enfant entendant et sourd-signeur d’exprimer une opposition (‘ce n’est pas à moi de faire cela’), un rejet/refus (‘je ne veux pas faire cela’), une ignorance (‘je ne sais pas’), un déni (‘ce n’est pas ce que tu veux dire’), une non-existence (‘il n’y a pas de jouet dans le frigo’) ou une absence (‘il n’y a pas de yaourt dans le frigo’) et nous avons retenu quatre types principaux d’expression de la négation :

1. (Signe propre à la) LSF : Charlotte utilise le signe IL-N-Y-A-PAS dans le cadre d’une interaction avec sa mère avec qui elle joue à la marchande. On ne trouve pas ce geste (ce signe) dans la production d’un non-signeur et c’est donc ce que nous appelons une négation “LSF”.

2. Français / Anglais : Illana répond “nan c’est à moi”, avec une variante du non. C’est ce que nous appelons une négation “français” (pour Illana et Madeleine, avec l’équivalent anglais pour Ellie).

3. Geste (partagé) : Dans la session des 1 ;5, la grand-mère d’Ellie lui de-mande où est son panier et Ellie lui répond avec un mouvement d’ou-verture des paumes vers le haut. C’est ce que nous appelons un “geste (partagé)” de négation.

4. Action : Illana repousse le verre d’eau pour signifier que ce n’est pas ce qu’elle veut, nous avons un exemple de ce que nous appelons une “action”.

(a) Charlotte (LSF)

(b) Illana (LSF & français)

(c) Ellie (anglais) (d) Madeleine (français)

Figure 37 – Quatre profils différents (Blondel et al. 2017)

Nous avons observé que les quatre enfants produisent une gestualité partagée qui se combine avec les langues cibles pour l’expression bimodale de la négation (Fi-gure 37) . Les deux enfants signeuses produisent des formes de négation gestuelle qui se grammaticalisent progressivement avec l’âge, par exemple une négation de l’index qui est d’abord produite de façon isolée, puis qui peut être distribuée dans une structure prédicative. Les deux autres enfants évoluent dans une fa-mille monolingue française (Madeleine) ou anglaise (Ellie). N’étant pas exposées à la langue des signes, ces enfants présentent une évolution de leur négation ges-tuelle différente de celle des deux enfants signeuses. Cependant les deux enfants signeuses ont elles aussi des stratégies différentes dans leur développement, qui, outre la variation individuelle, nous semblent liées à la spécificité des interac-tions avec leurs parents : à dominante monolingue unimodale (Charlotte) versus à dominantes bilingue bimodale (Illana).

Ainsi, en étudiant plus précisément deux types de gestes partagés dans l’ex-pression de la négation : les mouvements de l’index et les mouvements de paume en supination (associés à des haussements d’épaules) (Figure 38), nous avons montré que leur proportion respective dans les productions des quatre petites

(a) Palm-up & shrug

(b) Mouvement d’index

Figure 38 – Deux types de gestes expressifs de négation

filles était en lien avec la place que chacun de ces types de gestes (négation de l’index / palm-up & shrugs) a dans la langue et la modalité du modèle adulte (Figure 39).

Nous avons recherché, au-delà des différences d’environnement modal et lan-gagier, des invariants formels, liés à la négation gestuelle, qui apparaissaient chez les quatre enfants. Ces invariants se déclinent en deux patrons gestuels contrastifs selon l’approche kinésiologique développée par D. Boutet : l’expres-sion gestuelle de la négation épistémique prend sa source sur le bras, avec un mouvement d’adduction – vers les hanches – et d’extension – vers l’arrière ; l’autre type de négation gestuelle prend sa source sur la main et a un lien avec la préhension et la manipulation manuelle. Ce type gestuel est davantage lié à l’action sur le monde. Le déni, le refus, le rejet et les assertions négatives ont en commun les invariants gestuels suivants : pronation et adduction. Les gestes et les signes de négation rencontrés dans les corpus et répartis dans la littéra-ture selon deux familles (supination et pronation) partagent donc selon nous des invariants formels constituant des pôles distincts. La forme des signes de négation est davantage conventionnalisée en LSF qu’elle ne l’est en gestualité

Figure 39 – Répartition des deux patrons gestuels chez les quatre enfants

partagée, mais gestes partagés et signes lexicaux respectent ces invariants po-laires qui constituent dès lors un possible lieu sémantisé de négation, se déclinant en sous-types de négation.

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