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Approches typologiques

L’approche typologique d’une langue des signes peut se décliner en deux axes : inter-LS et inter-modalités. Selon le premier axe, et notamment depuis le col-loque de TISLR2000 à Amsterdam, la communauté des linguistes des LS s’est particulièrement intéressée aux différences entre LS (1.4.1) pour nuancer l’uni-formisation d’un groupe LS qui se constituerait uniquement en contraste avec un groupe (prétendument) homogène des LV. Par ailleurs, selon le deuxième axe, les langues des signes sont intégrées dans une réflexion typologique plus vaste

et transmodale (1.4.2) à l’instar de Slobin (2013 : 48) qui indique que “[...]all typological generalizations and attempts to formulate true language universals must be based on both sets of languages.” Parmi les auteurs mentionnés dans la section précédente, Filhol et Braffort (2016) attirent, comme Slobin (2013), notre attention sur le risque d’ethnocentrisme sur des langues fortement do-tées et à institutionnalisation longue et nous invitent à considérer les langues minoritaires ou moins dotées, notamment sans écriture, pour réinterroger les modélisations existantes.

1.4.1 Etudes inter-langues des signes

Les langues des signes diffèrent entre elles pour le lexique : même des langues comme la BSL et l’ASL, qui sont pourtant au contact avec la même langue vocale, l’anglais, ont des lexiques mutuellement inintelligibles. Au niveau pho-nologique, les inventaires de configurations manuelles diffèrent également légè-rement d’une langue à l’autre, tout en conservant un inventaire commun de qui est appelé, dans la littérature,les configurations de base.

Pour autant, les langues des signes présentent entre elles de grandes simila-rités, d’une part en raison de l’importance de l’iconicité dans toutes ces langues visuo-gestuelles (Guerra Currie et al. 2002), d’autre part en raison de l’incor-poration de gestes partagés avec la culture entendante environnante, et enfin en raison des liens historiques entre les communautés usagères des langues des signes (Quinto-Pozos 2002). L’unité des langues des signes semble donc davan-tage relever des contraintes phonologiques et des règles morphosyntaxiques que des inventaires lexicaux, qui toutefois sont le lieu d’une grande circulation et d’emprunts multiples inter-LS (cf. section 6).

Nous allons moins nous attarder sur l’axe typologique inter-LS que sur l’axe typologie entre langues et modalités, mais néanmoins nous notons avec inté-rêt que deux des approches préalablement décrites, l’approcheformelle et l’ap-prochesémiologique (cf. 1.2 et 1.3.2) sont de nouveaux sollicitées dans la com-paraison inter-LS pour souligner des différences, tant pour les structures syn-taxiques (comme la portée d’un morphème de négation par exemple) que pour les structures mobilisant plus ou moins le potentiel iconique des langues des signes (pourcentage de prises de rôles, ou “transferts personnels”, dans un récit par exemple). Une des principales difficultés reste, selon nous, que ces compa-raisons inter-LS nécessitent des groupes de signeurs comprenant suffisamment de signeurs par langue et ce, toutes choses égales par ailleurs (conditions d’éli-citation et de recueil, parcours langagiers et profils sociolinguistiques des par-ticipants, degré de contact ou de circulation entre LS étudiées...). Or, comme nous le soulignerons en section 2, la plupart des études (y compris les nôtres) se concentrent sur quelques locuteurs et en dégagent des généralités parfois osées. 1.4.2 Etudes inter-langues du monde : effet ou non de la modalité Pour conclure son introduction au volume traitant des effets ou de l’absence d’effet de la modalité sur la structure des langues, Meier (2002) rappelle que la

variation entre les LS (décrites) concerne essentiellement les inventaires lexicaux alors que les structures morphosyntaxiques et discursives présentent de grandes similarités entre LS. Il présente trois explications possibles : tout d’abord, les LS présentent des universaux que l’on pourrait qualifierd’a-modaux en ce sens que la modalité n’a pas d’impact sur eux ; deuxièmement, les LS respectent des contraintes articulatoires et d’analogie formelles qui sont communes aux différentes langues visuo-gestuelles ; et enfin, la “jeunesse” des langues des signes pourrait expliquer leurs propriétés communes.

Nous ne partageons que partiellement ces trois propositions. En ce qui concerne la première explication, nous proposons que les universaux inter-LS ainsi que inter-modalités ne sont pas tant le fruit du caractèrea-modal des notions consi-dérées que le fruit du caractèreincarné que partagent ces langues (y compris les langues dites ’vocales’). D’une part, ce point de vue nous permet de suivre Meier (2002) ou Slobin (2013) lorsqu’ils soulignent l’effet de la modalité sur les contraintes articulatoires et les ressources d’analogie formelle que les contraintes articulatoires gestuelles offrent pour constituer les structures des LS, renforçant ainsi la ressemblances entre LS ; et ceci renvoie donc à la deuxième explication donnée par Meier (2002). D’autre part, ce point de vue (sur le caractère incarné des langues) nous permet de sortir de la dichotomie que nous exposons dans la section suivante (1.4.3) et de privilégier une pondération et une gradation qui nous semblent applicables dans différents domaines mentionnés précédemment, généraux (caractères iconiques ou arbitraires, linéaires ou simultanées, ...) ou plus spécifiques (Channon 2002 note ainsi que la répétition rythmique est cou-rante dans les langues des signes et rare dans les langues parlées vocalement). Quant à la troisième explication proposée, nous discuterons en section 6 de la “jeunesse” des LS ainsi que de l’impact de cet aspect ou biend’autres facteurs sur les indices relevés.

1.4.3 Diversité typologique, incluant des langues minorées et peu décrites

Nous avons mentionné (section 1.3.1) un accord, entre plusieurs approches, pour identifier des catégories lexicales ou parties du discours des LS qui seraient semblables à celles des LV (Meier 2002 : 2). Ce thème nous permet de faire le lien avec un débat prolifique autour de la recherche (in)appropriée des universaux et de la prise en compte des LS dans cette discussion théorique. Ce débat a été initié par Evans et Levinson (2009) et poursuivi par leurs commentateurs. Dans cette section, nous essayons d’en extraire les arguments liés à la prise en compte des LS en y apportant notre propre éclairage.

D’une approche binaire vers un aperçu plus gradué et nuancé Le point de départ et la posture adoptés par Evans et Levinson (2009) sont une confrontation binaire : “universaux” versus “diversité typologique”. Pourtant, leur argumentaire déploie la perspective suivante : au lieu d’universaux, il fau-drait parler d’un choix d’options dans un fond de ressources communes, ce qui n’exclut pas le relevé de fortes tendances (d’origine biologique ?), et

d’in-fluences environnementales (d’origine culturelle ?) permettant de distinguer des ensembles de langues. D’après les auteurs, les universaux ne résideraient pas tant dans les systèmes linguistiques obtenus, que dans d’autres capacités mentales (mémoire, “action control”, “sensory integration” p. 439) et plus généralement des “exigences générales de conception des systèmes de communication” (p. 439) avec, par exemple, une distinction entre des “opérateurs et autres termes” (ope-rators and other terms). Nous nous posons donc la question suivante : n’est-ce pas une façon d’envisager d’autres universaux, même si ces derniers sont moins spécifiquement linguistiques que les universaux qui sont contestés par les au-teurs ?

La place des LS dans ce raisonnement La prise en compte des LS (dans cette controverse autour de la recherche d’universaux) sert à contester le carac-tère universel de certains principes (par exemple ‘une langue a des voyelles’, ‘une langue a des pronoms’, ‘une langue présente une double articulation’ . . .) en uti-lisant les LS comme des contre-exemples. Pour autant, les auteurs veulent éviter toute ambiguïté en rappelant que les LS sont des langues à part entière. Par ailleurs, toujours dans cette logique de la diversité, les auteurs veulent conserver les LS dans le panel de la variation (des variations typologiques y compris entre LS).

Or, plusieurs aspects saisis comme des contre-exemples aux ‘universaux’ peuvent néanmoins être appréhendés et discutés (ailleurs dans la littérature) dans une analogie avec les LV. Et c’est en ce sens qu’argumentent certains des commentateurs. Ainsi, on trouve, ailleurs et depuis longtemps, dans la littéra-ture linguistique des LS, des discussions autour des points suivants.

• “Les LS n’ont pas de pronoms”14 renvoie au débat autour de l’analogie “pointages = pronoms”, autrement dit la question du statut linguistique ou non linguistique du pointage manuel (Liddell 1990 ; Meier 1990 ; Liddell 2000 entre autres) et plus précisément à la question de la non distinction phonologique de la seconde versus troisième personne dans les LS (cf. aussi Pizzuto et al. 2007 pour revoir la distinction établie selon que le pointage indique un référent présent ou absent. . .). Comme nous l’avons vu en section 1.3.1, cette proposition fait débat au sein de la linguistique des LS et il nous semble biaisé d’utiliser les LS comme contre-exemple comme si c’était une évidence pour tous les linguistes des LS.

• “Les LS n’ont pas de consonnes/voyelles”15

est asséné sans tenir compte du fait que plusieurs auteurs, dont Perlmutter (1992), ont proposé une analogie entre saillancesonore (voyelle) et gestuelle (mouvement, versus tenue). Là encore le débat a lieu au sein de la littérature sur les analogies à faire ou non entre organisation syllabique et subsyllabique des LS et celles des LV.

14Ce point est mentionné en box1 ou section 2.2.5 op. cit.

15Ce point est mentionné, avec paradoxalement une mention du contraste mouvement/tenue en section 2.2.1 op. cit., sans lien explicite avec la référence Liddell & Johnson, 1989.

De plus, la plupart des travaux qui sont cités par les Evans et Levinson (notam-ment pour asseoir le statut de langues pour les LS) sont juste(notam-ment des études qui, soit s’inscrivent dans une recherche des universaux, soit s’appuient sur ces universaux (un ordre séquentiel contraint, etc.) y compris quand ils concernent la comparaison inter-LS. Il nous semble que l’intérêt de l’approche typologique est de relativiser ce que l’on considère comme spécifique aux LS plus que de relativiser la portée des universaux mais ce va-et-vient nous permet de revenir sur les LV comme des langues incarnées (embodied).

Gestualité partagée et prosodie : absentes du débat ? La question de la modalité n’est envisagée qu’à travers le clivage audio-oral versus visuo-gestuel. Or, si l’on considère une gestualité partagée, à caractère systématique, cela permet d’aborder différemment certains des débats (comme ceux autour du pointage, du statut du mouvement en phonologie des LS, de l’intonation). Par exemple page 435, il est question de langues sans numéraux (Gordon 2004), mais que sait-on de la gestualité coverbale dans ces langues ? N’inclut-elle pas cette dimension de numération ? Et si c’est le cas, comment considérer le statut de ces éléments gestuels dans le système linguistique ? Quelle place a la multimodalité dans la recherche des universaux ou dans la mise en évidence de la diversité des langues du monde ? A l’instar de Cormier et al. 2010, qui font partie des commentateurs de l’article de Evans et Levinson, nous soulignons :

“[...] the need for all linguists to consider the multimodal na-ture of language (including gesna-ture and “paralinguistic” character-istics such as intonation and prosody) rather than just the classic linguistic characteristics which are the exclusive focus of much work in mainstream approaches to the study of language”.

Par ailleurs, lorsqu’il est question de la “distinction hiérarchique”, de la “struc-ture informationnelle” (ordering information) et des rôles que pourraient jouer respectivement chacune dans l’analyse (parsing), le rôle joué par la prosodie n’est pas envisagé. Plus généralement, l’impact des languesavec versus sans écriture est peu évoqué dans la recherche des universaux ou dans la mise en avant de la diversité. Par exemple, l’argumentaire avancé (p. 442) autour des limites de la récursivité (via l’enchâssement) dans certaines langues polysynthétiques n’est-il pas un aspect qui contraste les langues avec écriture et langues sans écriture (où les aspects pragmatiques pourraient impacter les usages qui permettent de tester les modèles) ? Par ailleurs, quel rôle joue encore ici l’intonation, dans la mesure où, dans une phrase ‘parlée’ on peut avoir un enchâssement à plusieurs degrés au sein d’un topique, dès lors que le contour prosodique réassure les fron-tières du constituant topicalisé ? Ne devrait-on pas intégrer la dimensionlangues de face à face – incluant la pragmatique et la prosodie – dans la réflexion me-née sur les universaux, et notamment la question de la récursivité et des degrés d’enchâssement (p. 443) ?

1.4.4 En conclusion

Elargir au domaine de la typologie le champ de l’étude d’une LS permet donc de nuancer les approchesformelle et sémiologique que nous situons aux deux extrémités d’un continuum mesurant l’impact de la modalité. En effet, d’une part les variations inter-LS viennent relativiser l’impact de l’iconicité et de la ’cognition sourde’ dans l’organisation des LS et d’autre part, la faible proportion de ces variations inter-LS souligne leurs points communs autour de l’utilisation conventionnelle de l’espace et du mouvement (Slobin 2013). Par ailleurs, nous avons évoqué la discussion générale autour des universaux linguistiques, la fa-çon dont la diversité typologique viendrait remettre en cause l’étendue de leur inventaire, et la façon parfois paradoxale dont les LS sont mobilisées pour servir l’un ou l’autre des penchants. Au risque d’ethnocentrisme dénoncé par certains auteurs que nous avons cités, s’ajoute selon nous le risque de minimiser la part de multimodalité présente dans les interactions en ’LV’.