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1.1. La prise en compte des usages du numérique en contexte extrascolaire : quel dispositif d’investigation ?

Engagé sur le terrain avec l’intention de réunir des données sur les usages du numérique par des apprenants de langue seconde au lycée, nous nous sommes rapidement retrouvé face à une diversité de pratiques par rapport auxquelles nous n’avions pas de questions de recherche théoriquement élaborées. L’absence d’hypothèses construites rendait difficiles les choix à effectuer. C’est après la lecture d’un article de Reuter (2001) que nous avons commencé à prendre la mesure des implications méthodologique et épistémologique de l’ouverture de notre problématique au contexte extrascolaire. Dans son article consacré aux pratiques d’écriture extrascolaires des élèves, ce didacticien soulève le problème de la connaissance même de ces pratiques. Il est toujours possible de partir d’une revue de la littérature sur les pratiques en question pour en dégager et retenir les catégories ou les variables qu’on estime pertinentes pour sa problématique de recherche. Mais cette

manière de procéder présentait un double inconvénient : elle nous obligeait à disposer d’un modèle d’analyse préalable aux données sans compter que ce type de démarche ne permet pas toujours de voir « ces choses profondes, indicibles au premier abord, qui sont refusées à un interlocuteur qui n’est que de passage » (Vienne, 2005 : 178). À cet égard, Reuter (2001) pose le problème méthodologique et éthique concernant la connaissance des pratiques extrascolaires des apprenants de la manière suivante :

comment recueillir et traiter des données concernant les pratiques sachant que, généralement, l’observation est exclue aussi bien pour des raisons de déontologie que de faisabilité et que l’on est réduit à solliciter et à analyser des déclarations

avec tous les biais que cela peut induire ? Comment gérer le fait que ce type d’investigations est souvent ressenti comme une tentative d’intrusion (voire d’ingérence) dans la vie privée des enfants et des familles ? (p. 13).

Ces questionnements de Reuter ont constitué comme une sorte d’épine dorsale de notre réflexion méthodologique : comment récolter des données auprès de lycéens adolescents sur leurs usages numériques ? En faisant des sujets les informateurs de leurs propres usages numériques, quelles implications épistémologiques cela entraîne-t-il ? Quels outils de collecte mettre en œuvre ? Faut-il que nous nous inscrivions au quotidien dans les espaces sociaux qu’ils parcourent ? Comment ? Quelle faisabilité ? Quelle temporalité ? Si ces questionnements méthodologiques se sont précisés dans les premiers jours du travail de terrain, il n’était pas envisageable d’y apporter des réponses définitives, mais de maintenir une réflexivité qui permette d’interroger à chaque fois la cohérence des choix à faire (cf. section 3).

En plus de ces questionnements méthodologiques cruciaux, Reuter soulève un problème d’ordre épistémologique :

Comment éviter de pré-construire les formes d’une activité par le jeu du questionnement qui sélectionne et met l’accent sur un aspect du faire humain isolé de ses contextes d’exercice ? (p. 13).

Ainsi, s’est-il posé la question de savoir s’il fallait dès le démarrage de l’enquête mettre l’accent sur les usages du numérique dans le travail scolaire des lycéens. Cette question pointe le problème du double principe de dominante et de sélection des usages. Selon Reuter (2001), le principe de sélection consiste à se demander ce qu’il convient de sélectionner et pourquoi. Ce type de questionnement demeure pertinent quand on veut faire jouer aux faits empiriques prélevés sur le terrain un rôle de vérification d’un modèle d’analyse et d’hypothèses élaboré préalablement à l’enquête, ce qui ne correspondait pas à la manière dont nous envisagions d’approcher le terrain. Quant au principe de dominante, il peut consister à ne solliciter et à ne retenir que tels ou tels usages numériques en et hors la classe selon la manière dont on a construit

théoriquement le sujet-lycéen (sujet didactique, sujet scolaire ou sujet-adolescent). Le risque devient alors d’exclure de la catégorie d’usages sollicités et retenus « ce qui est plus marqué du point de vue de l’identité et de l’implication » (Reuter, 2001 : 15) du sujet-lycéen-adolescent. Dans la mesure où nous cherchions à comprendre comment des êtres singuliers mobilisent des outils numériques nomades dans une pratique sociale située, pourquoi ils s’autorisent ou pas tel ou tel usage selon les situations et les contextes, le recours au double principe de sélection et de dominante en amont de l’enquête devenait une option méthodologique peu pertinente.

Une seconde option était de privilégier une approche holistique de sorte à faire émerger au fil de l’enquête des régimes d’usage. Cette possibilité soulève à son tour le problème de la prétention à l’exhaustivité à laquelle l’enquête ne saurait prétendre, quelle que soit la complexité du dispositif méthodologique à l’œuvre. Face à cette incomplétude inéluctable de la démarche méthodologique, il s’est agi par conséquent de penser comment faire pour que l’inaccessible au chercheur ne soit pas un impensé (Schneider, 2013). C’est la double question de la restitution et de la portée scientifique des résultats de la recherche qui s’est trouvée ainsi posée : face à des données hétérogènes et forcément incomplètes collectées auprès de sujets singuliers évoluant dans des contextes sociaux qui façonnent leurs expériences avec les outils numériques, quel type de raisonnement peut-on adopter, sachant qu’il est impossible d’entretenir l’illusion d’un individu autonome ou de le réduire à la somme d’habitus sociaux (Dubet, 2005) ? D’un point de vue épistémologique, nous avons pensé qu’il fallait considérer les limites méthodologiques comme étant la manifestation d’une tension permanente « entre l’aspiration à un savoir non parcellaire, non cloisonné, non réducteur et la reconnaissance de l’inachèvement et de l’incomplétude de toute connaissance » (Morin, 1990 : 11). La prise en compte de cette tension entre l’exigence de cohérence dans toute production scientifique et la reconnaissance de ses limites internes incite à plus de réflexivité sur la nécessité d’un outillage conceptuel et méthodologique complexe pour appréhender les usages du numérique par des apprenants de langue. Dans cette perspective, le principe épistémologique de ne pas pré-construire les usages exigeait que nous mobilisions un dispositif d’enquête pouvant prendre en charge la circulation des usages dans le temps et dans l’espace, l’objectif étant de les appréhender en tant qu’ils font sens pour le sujet et qu’ils se nouent à son identité (Collin, 2013 ; Reuter, 2001).

Les conséquences théoriques de cette seconde option méthodologique a été pensée au cours de l’enquête. Le choix d’une approche intercontextuelle des usages du numérique par des lycéens-adolescents exige en effet une conceptualisation complexe de la notion même d’usage où l’accent doit être mis moins sur l’usage per se mais davantage sur les significations qui lui sont attribuées, sachant que celles-ci

sont fonction des circonstances et des situations qui le font advenir dans le cadre d’une pratique sociale (cf. chap. 1). En plus de cet effort de conceptualisation de la notion d’usage, une approche non sélective des usages numériques des lycéens-adolescents oblige à une construction théorique de ce dernier qui corresponde à la diversité des usages qu’il déploie à travers les contextes sociaux où il s’inscrit au quotidien (Fluckiger & Hétier, 2014). Dès lors, la question principale a été de savoir à quelle construction théorique du sujet-lycéen-adolescent fallait-il procéder : en ne voyant en lui que l’apprenant d’une L2, nous courions le risque de sélectionner ses usages ; ne l’envisageant que comme un adolescent, le risque était grand de nous éloigner d’une problématique didactique à travers laquelle nous souhaitions interroger ses usages scolaires du numérique ; en le ramenant au seul statut d’élève soumis à des normes scolaires, la tentation était grande de ne chercher que ce qui est autorisé en classe de langue en termes d’utilisation d’outils ordinaires de travail scolaire.

1.2. Des présupposés à expliciter sur l’intérêt de la prise en compte des usages du numérique en contexte extrascolaire

L’élargissement au contexte extrascolaire de la problématique de l’intégration des outils numériques dans le travail scolaire des apprenants de langue oblige à expliciter et interroger les présupposés qui sous-tendent un tel choix. Ce questionnement critique est nécessaire si le chercheur en didactique ne souhaite pas poser que tout usage numérique extrascolaire des apprenants peut ou doit être

scolarisé. Reuter (2001) formule, à propos des pratiques d’écriture extrascolaires des apprenants, le présupposé suivant que la recherche doit questionner : la prise en compte des pratiques extrascolaires des apprenants « engendrerait nécessairement des effets positifs » (p. 16). Le principal argument à l’appui de ce présupposé est que « la prise en compte de ces pratiques est sans doute une nécessité si l’on souhaite mieux connaître les élèves et si l’on ne se satisfait pas des fonctionnements scolaires actuels et de leurs effets » (p. 19). À cet égard, prendre en compte les usages numériques extrascolaires des apprenants présente trois avantages potentiels : leur objectivation contribue à les faire connaître, ce qui peut engendrer un « effet de reconnaissance » (Reuter, 2001 : 20). Pour ce dernier, il s’agit de la « reconnaissance des élèves par les enseignants en dissipant la cécité sur leurs pratiques (…) ainsi que certains malentendus générés par une confusion entre manque de visibilité ou de légitimité des pratiques et absence de celles-ci » (p. 20). La mise au jour des usages numériques extrascolaires des apprenants ‒ de même que ceux qui se déploient en classe de langue mais invisibles à l’enseignant ‒ et leur (re)connaissance par les enseignants permet de construire une démarche qui tente de transformer « un état des lieux en un état des

relations entre extrascolaire et scolaire » (p. 20). Du double point de vue épistémologique et méthodologique, une telle démarche de problématisation des relations entre le scolaire et l’extrascolaire implique que le chercheur adopte une double posture : une posture compréhensive, qui oblige à construire sa problématique et ses questions de recherche à partir du travail de terrain ; une posture doublement critique : d’abord vis-à-vis des discours autour de l’objet d’étude qui émergent du terrain de recherche ; ensuite face à son propre discours de chercheur en posant que si sa recherche doit être utile à la communauté éducative en lui fournissant des informations et des analyses pouvant aider au changement des pratiques pédagogiques, elle n’a pas à être prescriptive ni à se substituer en outils de décision, laquelle relève du seul ressort de l’institution scolaire et finalement des enseignants (Guichon, 2011).

La clarification de ces présupposés nous oblige à préciser les postulats qui fondent notre démarche méthodologique. La section suivante a pour objectif la définition de tels postulats.

1.3. Quels postulats pour la prise en compte des usages numériques extrascolaires des élèves ?

Notre choix de prendre en compte les usages numériques extrascolaires des lycéens-adolescents repose sur deux postulats empruntés à Reuter (2001) : il s’agit d’abord de tenir que « les élèves sont des objets d’investigation (…) et de valeur, (…), objets d’investigation par et pour eux-mêmes dans des situations susceptibles de les amener à se questionner sur les objets disciplinaires, sur leurs rapports à ceux-ci, sur eux-mêmes comme praticiens ». Ensuite il convient de considérer que, de la même manière que le lycéen-adolescent, l’enseignant de langue « est lui-même pris dans des pratiques extrascolaires (…) dont il n’est sans doute pas inutile de penser les rapports de congruence ou d’opposition avec les pratiques des élèves » (p. 21).

Ce double postulat, qui s’est précisé au fil de l’enquête, a des implications méthodologiques qu’il nous fallait clarifier. Celles-ci peuvent être reprises dans les termes de la question suivante : afin de pouvoir croiser les discours autour des outils numériques nomades, faut-il suivre à et hors de l’école des lycéens d’une même classe et leur enseignant de français ? Ces questions soulèvent en dernière instance le double problème de la délimitation du terrain de recherche en contexte scolaire et du recrutement de la population d’enquête parmi les enseignants de français et les élèves. Concernant ces derniers, nous nous sommes interrogé sur les critères de leur sélection pour participer à la recherche : devons-nous tenir compte de leur profil scolaire et/ou sociologique ou ne retenir que le seul critère du volontariat à participer à la recherche ?

Quels établissements (lycées) de Bamako choisir ? À partir de quels critères ? Des établissements de l’enseignement secondaire public ou privé ? Si nous avons rapidement écarté l’option d’inclure les établissements privés afin d’homogénéiser le terrain d’enquête en termes de contraintes institutionnelles, la question demeurait toujours de savoir parmi les lycées publics de Bamako, lesquels choisir pour y mener l’enquête. Question d’autant plus difficile que nous ne connaissions que très peu les lycées de Bamako pour n’y avoir jamais étudié ou enseigné. Si la méconnaissance du terrain avant l’enquête constitue un avantage pour le chercheur en ce qu’elle incite à aiguiser le regard en adoptant une attitude d’étonnement, de naïveté et de curiosité permanents face au monde social qu’il étudie (Vienne, 2005), elle demeure problématique au moment de circonscrire son terrain d’enquête : comment réussir un recueil des données aussi riches d’informations que possibles sur une population d’enquêtés repartie au-delà d’un établissement scolaire ? S’il était possible de réduire le terrain d’enquête à un seul établissement scolaire ‒ ce qui aurait permis d’augmenter le temps à partager avec nos enquêtés ‒, cette possibilité soulevait des problèmes épistémologiques qu’il nous fallait considérer : comment penser la généralisation des analyses qui seront faites des informations récoltées auprès d’enseignants et d’apprenants de langue d’un seul établissement scolaire pour appréhender la problématique de l’intégration des outils numériques nomades dans l’enseignement-apprentissage scolaire des langues au Mali ?

La section suivante décrit le terrain de recherche en apportant des éléments de réponses aux questionnements soulevés ci-dessus.