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2. Présentation du terrain de recherche

2.1. Le contexte scolaire

2.1.1. S’engager sur le terrain

2.1.1.1. Établir des contacts et assumer son identité

Le point nodal de notre engagement sur le terrain a consisté à établir des contacts en explicitant aux personnes rencontrées individuellement ou collectivement l’objet de la recherche, et par là même à construire la confiance sans laquelle aucune fréquentation prolongée du terrain n’aurait été possible. Selon Agier (2004 : 35) le terrain de recherche en sciences humaines n’est ni une chose, ni un lieu, ni une catégorie sociale, ni même une institution ; c’est « d’abord un ensemble de relations personnelles où on apprend des choses ». En appréhendant ainsi notre terrain de recherche, il n’était pas question pour nous de faire une « observation non avouée » consistant à dissimuler aux enquêtés notre identité de chercheur ainsi que les objectifs de notre présence parmi eux comme a pu le faire Vienne (2005 : 181) dans son étude ethnographique sur « les violences » à l’école. Selon Vienne, si l’observation clandestine présente des avantages, elle peut être ingrate quand il s’agit d’établir des contacts avec les élèves. L’auteur rapporte ainsi que son observation « a fini sur une rupture irrémédiable entre [ses] élèves et [lui-] même » (p. 182), ce qui « a chassé toute possibilité d’entretiens avec les élèves et d’approches biographiques ». Préciser que nous avons opté dès le début pour une observation avouée est important dans la mesure où, contrairement à Vienne (ibid.) ou à Fluckiger (2007) étudiant le processus d’appropriation des technologies par les collégiens en France, nous devions garder pendant l’enquête une seule identité, celle d’apprenti-chercheur et non pas adopter « une posture de recherche impliquée » (Lambert, 2011 : 371). Il s’agissait par là de construire une relation de confiance avec les enseignants et les apprenants désireux de participer à la recherche mais pouvant soupçonner, par exemple, des velléités

évaluatives de leurs pratiques pédagogiques de notre part. La construction et le maintien de cette nécessaire confiance impliquait que nous évitions de nous faire « encliquer » (Olivier de Sardan, 1995 : 20), c’est-à-dire d’être assimilé à une catégorie sociale de l’établissement scolaire (membres de l’administration, enseignants ou élèves). Cette difficile posture de neutralité se justifiait d’autant que nous nous intéressions aux usages scolaires d’un objet interdit à l’école. Les pratiques associées au téléphone pouvaient raisonnablement être supposées en amont de l’enquête comme étant un facteur de tensions sociales au lycée, et donc donnant lieu à des prises de positions sur lesquelles le chercheur n’a pas à s’aligner.

Malgré que nous ayons eu soin de préciser notre identité de chercheur et l’objet de notre étude au début de chaque première rencontre individuelle ou collective, les enseignants de langue autres que de français (e.g. anglais, espagnol et allemand) des différents établissements constitutifs du terrain d’enquête ont résisté à nos sollicitations. En nous présentant devant eux comme professeur de français préparant une thèse de doctorat en sciences du langage, cela a souvent suscité de l’étonnement de la part de certains enseignants d’anglais que nous sollicitions pour être admis à faire des observations dans leurs classes. La question de l’identité du chercheur est ainsi devenue très vite, à nos yeux, une composante méthodologique de la recherche pouvant réduire ou élargir les possibilités d’observation en contexte scolaire. Selon Hughes (1996), les difficultés que le chercheur rencontre sur le terrain comme, par exemple, la résistance des sujets à ses sollicitations ou, au pire des cas, le rejet de sa présence même sur le terrain, font partie des conditions objectives de réalisation de la recherche, et, à cet égard, elles méritent d’être analysées d’un point de vue sociologique. Lorsque nous avons sollicité des professeurs d’allemand qui partageaient avec ceux de français la même salle multimédia d’un des lycées où l’enquête a été menée, aucun n’a accepté ni de nous recevoir dans les cours pendant lesquels ils ont recours aux équipements informatiques de cette salle, ni de nous accorder des entretiens autour des activités didactiques qu’ils y faisaient avec les élèves. En cherchant à comprendre les raisons d’une telle résistance auprès des enseignants de français de l’établissement avec lesquels nous nous étions davantage familiarisé, il est apparu que nous étions, malgré nous, pris dans un conflit sourd, antérieur à notre arrivée sur le terrain, entre les deux comités pédagogiques. Notre identité de « professeur de français » faisant une recherche doctorale semblait faire de nous aux yeux de ces professeurs d’allemand une personne susceptible de prendre parti pour le comité pédagogique de français dans le conflit larvé qui opposait les deux comités autour de la salle multimédia.

Dans ce retour sur notre enquête, nous pensons que l’insertion du chercheur dans le réseau social que constitue son terrain de recherche (Hughes, 1996 ; Charmillot & Dayer, 2012 ; Vienne, 2005 ; Blanchet, 2011 ; Agier, 2004) a des répercussions méthodologiques en ce sens qu’il fait lui-même l’objet d’un traitement sociologique dont il ne décide pas des critères de la part de la population où il s’insère. Maintenant que les émotions liées au travail de terrain se sont estompées, nous pouvons nous demander, tout en laissant la question en l’état, si la résistance des enseignants de langues autres que de français n’a pas dépendu aussi, voire davantage, du traitement sociologique que nous-mêmes leur avons fait. En effet, en tant qu’enseignant de français, il nous a été bien plus facile de nous sentir en affinité avec les enseignants de français que d’autres ; peut-être qu’inconsciemment, n’avons-nous pas su mettre en retrait cette identité pour pouvoir construire une relation de confiance avec les enseignants des autres langues ?

Construire la confiance avec les participants à la recherche c’est également leur dévoiler l’investissement que leur participation à la recherche peut impliquer, comme par exemple accepter de partager du temps avec le chercheur selon ses disponibilités, tenir un journal sur ses usages numériques, etc. Le dévoilement au participant de son rôle dans la production des matériaux de la recherche s’est fait au fur et à mesure que l’enquête avançait et qu’apparaissait le besoin d’enrichir le dispositif méthodologique (cf. section .3. infra). Mais la mise en œuvre de ce principe éthique présente des difficultés. En effet, certains élèves, notamment des filles, étaient d’accord pour participer à la recherche mais se sont rétractés une fois informés de nos intentions méthodologiques, en l’occurrence la tenue d’un journal d’usages numériques et le suivi hors du lycée. Ce désistement intervenu en début de l’enquête induisait la question suivante : fallait-il continuer à préciser aux participants comment nous souhaitons les impliquer dans la production des données de la recherche au risque de les décourager au seuil même de l’enquête ? Ou convenait-il de leur dissimuler, pour un début, certaines de nos intentions méthodologiques, comme le suivi hors du lycée ou la tenue d’un journal ? Nous avons pensé que cette seconde possibilité pouvait présenter le risque de provoquer une rupture avec eux au moment de leur présenter nos options méthodologiques dont ils n’auront pas été informés en amont. En optant pour la première option, nous avons parié sur la possibilité de construire au fil du temps une relation de confiance qui pourrait les amener à accepter nos différentes sollicitations.

Investiguer les usages du numérique par les lycéens-adolescents exige également de définir pendant la phase même de l’enquête une « déontologie de la publication » (Weber, 2008 : 141) des données dont ils sont à l’origine. Cela s’est traduit par notre engagement auprès des participants à préserver leur réputation par la

confidentialité des informations qu’ils nous fourniront. Ce gage de confidentialité, au-delà de sa dimension éthique, participe de la relation de confiance. Par exemple, lorsque nous avons demandé à avoir accès aux comptes Facebook des lycéens, beaucoup nous ont donné leur accord en nous envoyant des invitations d’amitié tout en précisant qu’ils ne souhaitaient pas que nous ayons accès au contenu de leur messagerie de communication privée. L’engagement du chercheur à préserver la confidentialité des informations récoltées auprès des individus était également nécessaire pour libérer la parole des élèves sur leurs usages numériques clandestins en classe (e.g. ne pas dévoiler aux enseignants ni à l’administration les stratégies qu’ils utilisent pour déjouer le contrôle de l’enseignant). Cet engagement éthique n’est cependant pas exempt de tension pour le chercheur qui doit construire sa problématique de recherche à partir des informations issues du terrain : comment ne pas avoir le sentiment de dénoncer les élèves tout en souhaitant aborder, à partir de ce qu’ils en ont dit, leurs usages numériques avec leur enseignant de français ? Nous n’avions pas de questions de recherche préconçues et stabilisées ; elles émergeaient au fil des rencontres et il nous fallait soumettre aux enseignants et aux membres de l’administration les questions que nous nous posions autour de certaines informations que nous fournissaient les élèves à propos de leurs usages numériques.

Au-delà de la phase de l’enquête, cet engagement éthique doit se poursuivre jusqu’à la publication des résultats de la recherche. Mais cela soulève des problèmes en termes de restitution de la recherche : la démarche compréhensive reposant sur la contextualisation, la question devient de savoir comment anonymiser les noms des personnes, des institutions ou des lieux et en même temps les contextualiser ? Selon Weber (2008), dès lors que la contextualisation vise à mettre en scène des lieux, des institutions et des personnes, elle « engage la réputation de toutes ces entités identifiables » (p. 145). Pour neutraliser ces effets de réputation que l’activité de recherche peut avoir sur les participants, Weber propose de « reconstruire le cas étudié comme une somme limitée de variables, nécessaires et suffisantes » (p. 142). Pour notre part, nous avons choisi de conserver les noms des établissements scolaires tout en ayant soin d’anonymiser ceux des individus sans cependant interchanger leurs établissements, comme par exemple faire passer un élève du lycée Askia Mohamed pour celui d’un autre lycée ou inversement.