205. Ces quelques illustrations permettent de prendre la mesure des problèmes
2) Une question de validité
206. Définition du renvoi de conformité. La recherche de la majeure du syllogisme
juridique est susceptible de révéler une autre difficulté que l’interprétation du texte : celle de
sa validité. Dans un système fondé sur la légalité, la validité d’une norme est conditionnée à
sa conformité à une autre qui lui est supérieure. Le règlement administratif doit être conforme
à la loi sur le fondement de laquelle il a été pris. La validité des lois et règlements est
subordonnée à leur conformité à la Constitution, au droit de l’Union européenne, au droit de
la Convention européenne des droits de l’homme et, plus généralement, au droit
conventionnel. Le droit dérivé de l’Union doit, enfin, être conforme aux traités originaires.
La détermination du droit applicable au litige constitue dès lors, pour le juge, l’aboutissement
d’une succession de questions de droit. Dire le droit revient à déterminer le sens des textes
applicables aux faits, mais cela implique également de se prononcer sur leur validité. Dans
certains cas, ce type de question échappe à la connaissance des juridictions qui doivent s’en
dessaisir au profit d’une institution investie d’un pouvoir d’interprétation authentique. Tel est
le cas, par exemple, de la question prioritaire de constitutionnalité et du renvoi en appréciation
de validité à la Cour de justice.
207. Liens entre interprétation et validité. L’idée en ancrée qu’interpréter un texte et
apprécier sa validité sont deux démarches radicalement distinctes. « L’examen de la validité
soulève des problèmes spécifiques, inexistants dans le cadre de l’interprétation »
539, si bien
que « leur dissociation est largement admise aujourd’hui dans la doctrine du droit
administratif français »
540. Les questions étant dissemblables dans leur esprit comme dans
leurs effets, leur regroupement au sein de l’article 177 du traité de Rome a d’ailleurs soulevé
la contestation. Les auteurs ont parfois relevé une « impression de flottement » née de « la
539 G. BEBR, « Examen en validité au titre de l’article 177 du traité C.E.E. et cohésion juridique de la
communauté », CDE 1975. 379.
540 J.-F. COUZINET, « Le renvoi en appréciation de validité devant la Cour de justice des Communautés européennes », RTDE 1976. 652.
réunion dans une même méthode procédurale de démarches intellectuelles aussi différentes
qu’interpréter un texte d’une part, et apprécier sa validité de l’autre »
541. D’autres ont
vivement dénoncé le fait que « l’article 177 traite de façon identique deux problèmes
fondamentalement différents »
542.
S’il est certain que l’examen de la validité d’un texte diffère de l’énoncé d’une simple
interprétation, il est toutefois erroné de considérer qu’il lui est totalement étranger. L’étude de
la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne témoigne avec une acuité
particulière de leurs liens privilégiés. La mobilisation de la jurisprudence constitutionnelle
permet de les confirmer. La porosité de la distinction entre les questions d’interprétation et les
questions de conformité se manifeste dans deux situations particulières : d’abord lorsque le
renvoi en interprétation dissimule un renvoi en validité ; ensuite lorsque l’examen de validité
produit une interprétation à la généralité troublante.
208. Le renvoi en interprétation dissimule parfois un renvoi en validité. Au regard de la
jurisprudence de la Cour de justice, il semble que le renvoi en interprétation porte bien mal
son nom. Dans la très grande majorité des cas, c’est à l’occasion de l’examen de la conformité
d’une disposition nationale au droit de l’Union européenne que les juges nationaux sollicitent
la Cour de justice. Ils lui demandent alors l’interprétation du droit de l’Union, interprétation
qui, souvent, ne peut être délivrée indépendamment de l’examen de la validité du texte
national. La formulation des questions porte d’ailleurs la marque de leur travestissement. Le
juge demande à la Cour si « le droit de l’union doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à
une législation telle que la législation française… »
543. Certains auteurs ont témoigné de ce
glissement dès les premières années d’application du renvoi préjudiciel, remarquant qu’ « en
pratique une décision en interprétation a souvent contribué à la solution d’un conflit entre le
droit communautaire et le droit national » et que « les nombreuses demandes préjudicielles
concernant l’application directe d’une disposition du traité ou d’un acte communautaire
dissimulent souvent, en fait, un tel conflit »
544. Cette utilisation du renvoi en interprétation
aux fins d’apprécier la validité du droit national prouve mieux qu’aucun autre argument les
liens privilégiés qui unissent chacune de ces deux questions.
541 F.-C. JEANTET, « Originalité de la procédure d’interprétation du traité de Rome. A propos de l’application de l’article 177 C.E.E. par les juridictions françaises », JCP 1966. I. 1987, p. 16.
542 G. BEBR, art. cit., p. 381.
543 Cass. soc., 11 avril 2012, n° 11-21.609.
544 G. BEBR, « Examen en validité au titre de l’article 177 du traité C.E.E. et cohésion juridique de la
209. L’examen de la conformité d’une norme repose sur l’interprétation. L’idée que
l’examen de la conformité d’une norme repose sur l’interprétation est acquise en droit
constitutionnel
545. Les écrits de Michel Troper
546ont démontré l’authenticité de cette
assertion. Partisan de la théorie du droit vivant
547, le juge constitutionnel
548reçoit la loi telle
qu’elle a été interprétée par les juges suprêmes nationaux
549et délivre pour sa part, à
l’occasion de son contrôle, le sens des textes et des principes constitutionnels. Ainsi par
exemple, le Conseil constitutionnel a précisé récemment le sens et la portée du principe de la
liberté d’entreprendre à l’occasion de deux questions prioritaire de constitutionalité
550. Il a
également limité le champ d’application du principe de liberté contractuelle
551et précisé sa
jurisprudence sur le cumul des poursuites et des sanctions administratives et pénales
552.
À la différence du Conseil constitutionnel, la vocation interprétative des décisions de la Cour
de justice statuant sur renvoi en appréciation de validité est passée sous silence. La présence
d’un mécanisme dédié à l’unification de l’interprétation invite il est vrai à la conclusion facile
que le renvoi en validité lui est étranger. Cette déduction s’avère pourtant erronée, car lorsque
la Cour de justice vérifie la conformité d’une directive ou d’un règlement au droit primaire,
elle interprète ces actes et les traités à l’aune desquels ils sont jugés. Les illustrations ne
545 V. supra, n° 114.
546 M. TROPER, « Le problème de l’interprétation et la théorie de la supralégalité », in Recueil d’études en hommage à Charles Eisenmann, Paris, Cujas, 1975, p. 133.
547 C. SEVERINO, La doctrine du droit vivant, PUAM, 2003 ; J.-J. PARDINI, Le juge constitutionnel et le “fait” en France et en Italie, LGDJ, PUAM, 2001 ; T. DI MANNO, Le juge constitutionnel et la technique des décisions “interprétatives” en France et en Italie, Economica, 1999.
548 Après que la Cour de cassation eût refusé au justiciable la possibilité de contester ses propres interprétations, le Conseil constitutionnel est intervenu pour livrer son interprétation de l’article 61-1 de la Constitution. Selon lui la réforme constitutionnelle permet au justiciable de contester non seulement une disposition législative, mais également « la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à cette disposition » (CC 2010-39-QPC du 6 oct. 2010, Mmes Isabelle D et isabelle B, cons. 2 et 3 et CC, 14 octobre 2010, n° 2010-52 QPC, Compagnie agricole de la Crau, cons. 3 à 5, AJDA 2011. 705, tribune E. SAGALOVITSCH ; D. 2010. 2744, obs. I. GALLMEISTER ; D. 2011. 529, chron. N. MAZIAU ; D. 2011.
1585, obs. F. GRANET-LAMBRECHTS ; D. 2011. 1713, obs. V. BERNAUD, L. GAY ; AJ famille 2010. 487,
obs. F. CHENEDE ; AJ Famille 2010. 489, obs. C. MECARY ; Constitutions 2011. 75, obs. P. CHEVALIER ;
Constitutions 2011. 361, obs. A. CAPPELLO ; RTD civ. 2010. 776, obs. J. HAUSER ; RTD civ. 2011. 90, obs. P. DEUMIER ; v. égal : D. ROUSSEAU, « L'art italien au Conseil constitutionnel : les décisions des 6 et 14 octobre 2010 », Gaz. Pal. 21 oct. 2010, p. 12). Le Conseil constitutionnel reçoit donc la loi telle qu’elle a été interprétée par la Cour de cassation ou le Conseil d’État.
549 Il arrive toutefois que le juge constitutionnel supplante, à l’occasion d’une réserve d’interprétation, sa propre interprétation à celle qui avait été délivrée par le Conseil d’État et la Cour de cassation. La situation reste exceptionnelle, afin de préserver la souveraineté de ces juridictions dans l’interprétation de la loi. Sur ce point : P. DEUMIER, « QPC : la question fondamentale du pouvoir d'interprétation (à propos du contrôle de l'interprétation de la loi) », RTD civ. 2010. 508.
550 CC 2010-55 QPC du 18 octobre 2010, M. Rachid et CC 2010-73 QPC du 3 décembre 2010, Société ZEturf
Limited (Paris sur les courses hippiques), AJDA, 4 avril 2011, n° 12, p. 652, note M. LOMBARD.
551 P.-Y. GAHDOUN, « La limitation de la liberté contractuelle par la notion de cadre légal », D. 2015. 779
552 Cons. cons, 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC du 18 mars 2015. O. DUFOUR, « C'est la fin des doubles
poursuites ... au terme de 26 ans de combat», LPA, 24 mars 2015, n°59, p. 4 ; J.-H. ROBERT, « Plus de cumuls entre les poursuites pour manquement et pour délit d'initié», JCP G, 30 mars 2015, n°13, p. 609.
manquent pas en jurisprudence
553. Dans un arrêt du 19 septembre 2000
554par exemple, la
Cour a statué sur la validité d’une décision du Conseil autorisant la France à exclure certaines
dépenses des entreprises du droit à déduction dont elles bénéficient en matière de TVA. Les
sociétés Ampafrance et Sanofi ont mis en doute la validité de cette décision du Conseil à
l’occasion de la contestation de leur imposition. Elles considéraient que cette décision était
contraire à la sixième directive du 17 mai 1977 portant harmonisation des législation des États
membres en matière de taxe sur le chiffre d’affaire. Saisie par la voie préjudicielle, la Cour
n’avait d’autre choix, pour répondre à la question qui lui était posée, que d’interpréter la
directive et fixer les limites des pouvoirs accordés au Conseil dans la restriction du droit à
déduction de la TVA. La Cour a donc considéré, de manière générale et abstraite, que « dans
l’état actuel du droit communautaire, une
555législation nationale excluant du droit à déduction
de la TVA les dépenses de logement, de réception, de restaurant et de spectacle, sans qu’il
soit possible à l’assujetti de démontrer l’absence de fraude ou d’évasion fiscales (…) affecte
excessivement les objectifs et les principes de la sixième directive »
556. En d’autres termes, la
directive doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à toute décision ou législation
excluant le droit à déduction de la TVA lorsque celle-ci repose sur une présomption
irréfragable de fraude du déclarant. La Cour livre ici, à l’occasion d’un renvoi en validité, une
interprétation formellement identique à celles qu’elle délivre quotidiennement lorsqu’elle
statue sur des demandes d’interprétation.
210. Le dépassement de l’objet distinct des mécanismes. L’objet de la question posée sur
renvoi préalable est fluctuant. Il peut s’agir d’une demande d’interprétation ou d’une demande
d’appréciation de validité. Ce dédoublement est logique dans la mesure où l’interprétation et
la validité sont les deux catégories de questions auxquelles le juge est confronté dans la
recherche du droit applicable au litige. Il peut ainsi se décharger de chacune d’elles chaque
fois qu’il est incapable d’y répondre.
553 CJCE, 13 décembre 1989, Jean-François Deschamps et autres contre Office national interprofessionnel des
viandes, de l'élevage et de l'aviculture (Ofival), C-181/88 ; CJCE, 28 avril 1998, Metronome Musik GmbH and Music Point Hokamp GmbH, C-200/96 ; CJCE, 14 juillet 1998, Gianni Bettati et Safety Hi-Tech Srl, C-341/95 ; CJCE, 10 décembre 2002, The Queen contre Secretary of State for Health, C-491/01.
554 CJCE, 19 septembre 2002, Ampafrance SA c/ Directeur des services fiscaux de Maine et Loire, C-177/99 et
CJCE, 19 septembre 2002, Sanofi Synthelabo c/ Directeur des services fiscaux du Val de Marne, C-181/99.
555 L’utilisation de l’article une démontre la vocation universelle de l’interprétation délivrée, alors que l’examen de validité était celui de la seule décision du Conseil, et, par voie de conséquence, de la seule législation française.
556 CJCE, 19 septembre 2002, Ampafrance SA c/ Directeur des services fiscaux de Maine et Loire, C-177/99 et