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Le recours individuel : mécanisme essouflé

d’une violation, par l’une des Hautes Parties contractantes, des droits reconnus dans la Convention ou ses protocoles » peut, après avoir épuisé les voies de recours qui lui sont

2) Le recours individuel : mécanisme essouflé

163. Carences du recours individuel. Deux caractères du recours individuel sont

aujourd’hui largement critiqués par la doctrine. Le premier tient à la lenteur du mécanisme,

une lenteur préjudiciable tant aux justiciables qu’à la fixation de l’état du droit. Le second

tient à son caractère répressif, caractère inadapté dans l’ordre des sources qui se dessine à

l’aube du troisième millénaire

164. Lenteur du recours individuel. Il a été dit que le mécanisme de la cassation se

caractérise par sa « lenteur sénatoriale ». Que dire alors du recours individuel devant la Cour

européenne des droits de l’homme, dont l’une des conditions de recevabilité réside dans

l’épuisement des voies de recours de droit interne

419

? Bien que cette condition fasse l’objet

de la part de la Cour d’une appréciation pour le moins libérale

420

, la mise en œuvre du recours

individuel est souvent subordonnée à l’échec du recours en cassation devant les juridictions

françaises

421

.

Cette règle de subsidiarité

422

est certes « conforme aux règles classiques du droit

international »

423

. Elle permet de « laisser aux instances nationales l’occasion de prévenir ou

de redresser les violations des dispositions conventionnelles »

424

. Mais elle retarde

l’intervention de la Cour européenne dans des proportions qui sont difficilement acceptables.

419 Art. 35 §1er de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

420 « Il est évident que la règle de l’épuisement des recours internes doit s’appliquer avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (…) ainsi la règle de l’épuisement des voies des recours internes cesse d’être opposable si les recours prévus par le droit national sont illusoires » (J.-F. RENUCCI, Traité de droit européen des droits de l’homme, LGDJ, 2007, p. 861 et 863).

421 « La règle de l’épuisement des voies de recours internes, la lenteur des procédures (…) laissent à la Cour de cassation la possibilité de s’opposer ouvertement à celle-là [la Cour européenne des droits de l’homme] sur l’interprétation de la Convention » (A. DECOCQ, « Le désordre juridique français », in Jean Foyer, in memoriam, LGDJ, 2010, p. 155).

422 J. NORMAND, « La subsidiarité de la Convention européenne des droits de l’Homme devant la Cour de cassation », in La procédure en tous ses états, Mélanges en l’honneur de Jean Buffet, Montchrestien, 2004, p. 357.

423 J.-F. RENUCCI, Traité de droit européen des droits de l’homme, LGDJ, 2007, p. 861.

À ce problème structurel s’ajoute, à l’instar de la cassation, un problème conjoncturel : celui

de l’ouverture du recours aux justiciables. En ouvrant grand les portes de son prétoire aux

particuliers, la Cour européenne des droits de l’homme a favorisé un afflux de demandes qu’il

lui est devenu impossible de maîtriser

425

. Elle se trouve, depuis quelques années déjà,

confrontée à la difficulté endémique de « l’accroissement des requêtes »

426

. Malgré les

modifications apportées par le Protocole n° 11

427

et le Protocole n° 14

428

, censées enrayer son

engorgement, elle a été saisie, en 2014, à 56 250

429

reprises. Son encombrement est tel

qu’avec un stock surréaliste de près de 70 000 affaires

430

pendantes devant une formation

judiciaire, c’est la « survie »

431

de la Cour qui est en jeu

432

.

165. Le recours individuel et la lenteur qui lui est consubstantielle sont doublement

condamnables. Ils le sont d’abord en ce qu’ils rallongent excessivement les délais des

recours ; des délais qui, avec près de 60 000 requêtes chaque année deviennent, « par la force

des choses, de moins en moins raisonnables

433

». La situation est d’autant plus dommageable

que la Cour européenne des droits de l’homme « n’hésite pas à se montrer extrêmement

pointilleuse quant au respect par les autorités nationales de l’exigence d’effectivité de la

justice »

434

, si bien que « l’engorgement qu’elle connaît aujourd’hui risque de jeter le discrédit

sur le contrôle qu’elle exerce »

435

. Elle l’est ensuite par le temps d’incertitude

particulièrement long que la lenteur de son intervention laisse planer sur l’état du droit. Le

délai qui sépare l’introduction d’une demande de l’interprétation de la Convention ouvre une

période de précarité juridique. À titre d’exemple particulièrement évocateur, la question de la

conventionnalité de l’article 760

436

du Code civil français a été soulevée par M. Mazurek dès

425 J. BORE, « La Cour de cassation pour l’an 2000 », D. 1995. 133.

426 J.-F. RENUCCI, op. cit., p. 813.

427 Le Protocole n° 11 a été adopté le 11 mai 1994 pour une entrée en vigueur le 1er novembre 1998.

428 Le Protocole n° 14 est entré en vigueur le 1er juin 2010.

429 Rapport annuel de la Cour européenne des droits de l’homme, 2014, p. 4, http://www.echr.

coe.int/Documents/Stats_analysis_2014_FRA.pdf

430 Le stock était de 99900 affaires en 2013 et près de 140 000 en 2010.

431 J.-F. RENUCCI, op. cit., p. 813.

432 Les conférences sur l’avenir de la Cour qui se sont tenues à Interlaken en 2010, à Izmir en 2011 et à Brighton en 2012 témoignent de la gravité de la situation. La succession des Protocoles additionnels 14, 15 et 16 est également révélatrice du l’importance du sujet.

433 J.-F. FLAUSS, « Faut-il transformer la Cour européenne des droits de l’homme en juridiction

constitutionnelle ? », D. 2003. 1638.

434 J.-F. FLAUSS, « Faut-il transformer la Cour européenne des droits de l’homme en juridiction

constitutionnelle ? », D. 2003. 1638.

435 F. BENOIT-ROHMER, « Il faut sauver le recours individuel », D. 2003. 2584.

436 Art. 760 C. civ (ancien) : « Les enfants naturels dont le père ou la mère était, au temps de leur conception, engagé dans les liens d'un mariage d'où sont issus des enfants légitimes, sont appelés à la succession de leur auteur en concours avec ces enfants ; mais chacun d'eux ne recevra que la moitié de la part à laquelle il aurait eu droit si tous les enfants du défunt, y compris lui-même, eussent été légitimes. La fraction dont sa part héréditaire

une instance en partage de succession introduite le 30 avril 1991. Selon cet article, l’enfant

adultérin ne devait recueillir dans la succession de son parent auteur de l’adultère que la

moitié de la part à laquelle il aurait eu droit s’il avait été un enfant légitime. Après que la Cour

d’appel et la Cour de cassation eurent déclaré la validité du droit français, la Cour européenne

est venue interpréter la Convention dans un sens le condamnant. Dix années se sont écoulées

entre l’interprétation de la Convention retenue par le tribunal de grande instance de Nîmes et

celle arrêtée par la Cour européenne. Dix années d’incertitude, dix années de sursis pour le

droit français. Combien de successions se sont réglées durant cette même période sur le

fondement d’une disposition législative invalide ? Combien d’enfants adultérins ont été lésés

sans ne pouvoir recouvrer la part de succession dont ils ont été injustement privés, à défaut

pour eux d’avoir intenté une action en justice dans les délais prescrits ? Inversement, combien

d’enfants adultérins sont venus gonfler le rôle des juridictions nationales dans l’attente de la

décision de la Cour et la modification législative subséquente ? Autant de conséquences

qu’une intervention plus rapide de la Cour aurait sans doute permis d’éviter.

166. Le caractère répressif du recours individuel. L’intervention de la Cour européenne,

comme celle de la Cour de cassation, est repoussée au terme d’un processus sédimentaire dont

chaque strate est constituée par une décision juridictionnelle. L’unification du droit n’est donc

assurée qu’a posteriori, après que les juridictions subordonnées se sont prononcées. Dès lors,

même si l’objet du recours individuel n’entraîne pas l’annulation des décisions de justice

rendues par les juridictions nationales, il n’empêche que la décision définitive de la Cour

européenne n’intervient qu’après leur reddition. Le recours individuel porte donc en lui le

germe de la désapprobation. Comment une décision de la Cour européenne des droit de

l’homme statuant sur les mêmes moyens que ceux soumis aux juridictions nationales, mais

dans un sens contraire de celui par elles retenu, pourrait ne pas constituer un désaveu cinglant

de cette juridiction

437

? Il ne fait aucun doute que le recours individuel met « le juge national

sur la sellette »

438

, un juge qui « se voit montré du doigt pour avoir mal interprété la

Convention »

439

. Ainsi par exemple, la Cour européenne des droits de l’homme a censuré la

est ainsi diminuée accroîtra aux seuls enfants issus du mariage auquel l'adultère a porté atteinte ; elle se divisera entre eux à proportion de leurs parts héréditaires ».

437 « Les décisions rendues par des juridictions internes situées au sommet des diverses hiérarchies ont été indirectement soumises au contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme », F. TERRE, « L’hétérarchie juridique », in La création du droit jurisprudentiel, Mélanges en l’honneur de J. Boré, Dalloz, 2007 p. 451.

438 F. BENOIT-ROHMER, « Il faut sauver le recours individuel », D. 2003. 2588.

France dans un arrêt E.B.

440

pour avoir refusé à une personne célibataire homosexuelle

l’agrément nécessaire à une adoption. En fondant ce refus sur l’absence de « référent

paternel », le président du Conseil général du Jura avait, selon-elle, contrevenu à la

Convention. La condamnation vise en premier lieu l’auteur de la décision inconventionnelle, à

savoir le président du Conseil général du Jura, mais comment nier qu’elle jette également

l’opprobre sur le Conseil d’État

441

qui, soumis à un moyen identique, avait interprété la

Convention dans le sens de la conventionnalité de la décision ? Par conséquent, même si

l’arrêt du juge national ne constitue pas l’objet du recours, il n’empêche que le recours

individuel tend à « constater a posteriori une violation de la Convention, c’est-à-dire, dans la

plupart des cas, à condamner le juge national »

442

. La dimension répressive du recours

individuel est encore plus évidente lorsque c’est « la manière même de juger de la Cour de

cassation française »

443

qui fait l’objet de la condamnation. Dans l’affaire Dulaurans

444

, une

femme a vu son pourvoi en cassation rejeté au motif que le moyen qu’elle faisait valoir

n’avait « pas été soutenu dans ses conclusions »

445

devant les premiers juges et qu’elle n’était

« pas recevable à le faire pour la première fois devant la Cour de cassation »

446

. La Cour

européenne, saisie par l’intéressée, a considéré « que le droit à un procès équitable, garanti par

l’article 6 §1 de la Convention, englobe, entre autres, le droit des parties au procès à présenter

les observations qu’elles estiment pertinentes pour leur affaire »

447

et qu’en retenant que le

moyen de Mme Dulaurans était nouveau, et donc irrecevable, la Cour de cassation avait

commis une erreur manifeste d’appréciation. Il existe donc des affaires où le violateur de la

convention que l’arrêt de la Cour tend à dénoncer est clairement désigné comme étant le juge

national.

440 CEDH, Mlle E.B., 22 janvier 2008, n° 43506/02.

441 « Considérant, en premier lieu, que la circonstance qu'une demande d'agrément en vue de l'adoption d'un enfant est présentée, comme le permet l'article 343-1 du code civil, par une personne célibataire, n'interdit pas à l'autorité administrative de rechercher (…) si la personne candidate à l'adoption peut offrir dans sa famille ou son entourage une « image ou un référent » paternel, dans le cas d'une demande présentée par une femme » (CE, 5 juin 2002, n° 230533,) ; contra : « S'agissant du recours, par les autorités internes, au motif tiré de l'absence de référent paternel ou maternel dans le foyer d'un demandeur à l'agrément en vue d'adopter (…) il est permis de s'interroger sur le bien-fondé d'un tel motif qui a finalement pour conséquence d'exiger de la requérante qu'elle justifie, dans son entourage proche, de la présence d'un référent de l'autre sexe, risquant ainsi de vider de sa substance le droit qu'ont les célibataires de demander l'agrément, dès lors que la présente affaire ne concerne pas une demande d'agrément en vue d'adopter présentée par un couple, marié ou non, mais par une célibataire » (CEDH, Mlle E.B., 22 janvier 2008, n° 43506/02).

442 F. BENOIT-ROHMER, « Il faut sauver le recours individuel », D. 2003. 2560.

443 J.-F. BURGELIN, « La Cour de cassation en question », D. 2001. 932.

444 CEDH, 21 mars 2000, Dulaurans, n° 34553/97.

445 Cass. Civ. 1re, 2 juillet 1996, n° 94-17.750.

446 Cass. civ. 1re, 2 juillet 1996, n° 94-17.750.

167. Effets du contrôle. Il est vrai que le recours individuel est, par principe, sans effet

sur les décisions juridictionnelles prononcées. Le Conseil de l’Europe est une organisation

intergouvernementale, il n’y a donc rien d’illogique à ce que, dans le but de préserver la

souveraineté de leur juridiction, les États aient préféré rejeter tout effet des décisions de la

Cour sur les affaires déjà jugées. Cette absence d’incidence de l’arrêt de la Cour sur la

situation personnelle de celui qui en est l’origine est toutefois de moins en moins supportable.

Comment expliquer à l’auteur du recours que la violation de la Convention par l’État est sans

incidence sur le règlement de son litige ? La solution est d’autant moins soutenable que

l’octroi d’une satisfaction équitable, si importante soit-elle, est parfois impropre à réparer

l’atteinte portée à un droit conventionnel. Ces inconvénients sont à l’origine de la réforme

pénale du 15 juin 2000 qui a ouvert la possibilité à toute personne reconnue coupable d'une

infraction de demander le réexamen de sa condamnation « lorsqu'il résulte d'un arrêt rendu

par la Cour européenne des droits de l'homme que la condamnation a été prononcée en

violation des dispositions de la Convention »

448

. Depuis cette réforme

449

, la thèse selon

laquelle les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme sont sans effet sur les arrêts

rendus par les juridictions nationales doit donc être nuancée. La Cour de cassation peut être

tenue de réviser un arrêt à la suite de l’intervention de la Cour. Les liens entre le recours

individuel et la cassation se révèlent peu à peu.

168. Conséquences du caractère répressif. Le caractère répressif du recours individuel

instaure une « relation conflictuelle »

450

entre ses acteurs qui nuit à son efficacité. Certains

auteurs n’hésitent pas à contester la domination de la Cour européenne, comparant ses

interprétations à des « dictats »

451

, à « une forme d’inceste, en tout cas d’inceste social »

452

.

Cette réaction est somme toute assez logique. Si l’uniformisation par la sanction est

envisageable dans le cadre d’une relation hiérarchique, elle devient inappropriée lorsqu’il

s’agit d’imposer une interprétation à des juridictions qui jouissent depuis plusieurs siècles

448 Art. 626-1 CPP.

449 C. PETTITI, « Le réexamen d’une décision pénale française après un arrêt de la Cour européenne des droits

de l’homme : la loi française du 15 juin 2000, RTDH, 2001, p. 3.

450 F. SUDRE, « L’interprétation dynamique de la Cour européenne des droits de l’homme », in L’office du juge, Colloque organisé par le Pr Gilles DARCY, le Doyen Véronique LABROT et Mathieu DOAT les vendredi 29 et samedi 30 septembre 2006, Palais du Luxembourg, en ligne http://www.senat.fr/ colloques/office_du_juge/office_du_juge.pdf, p. 241.

451 J. FOYER, « Intervention sous F. Sudre, L’interprétation dynamique de la Cour européenne des droits de l’homme », in L’office du juge, Colloque organisé par le Pr Gilles DARCY, le Doyen Véronique LABROT et Mathieu DOAT les vendredi 29 et samedi 30 septembre 2006, Palais du Luxembourg, en ligne http://www.senat.fr/colloques/office_du_juge/office_du_juge.pdf, p. 241.

d’un pouvoir souverain. En d’autres termes, l’uniformisation de l’interprétation par la voie

hiérarchique se conçoit bien au sein d’un seul et même ordre juridictionnel. Elle est en

revanche, sinon illusoire, à tout le moins inappropriée, lorsqu’elle repose sur l’intervention de

juridictions appartenant à des ordres juridiques étrangers les uns aux autres. Ces caractères

hiérarchique et répressif ont longtemps fait obstacle à la reconnaissance de l’autorité des

interprétations de la Cour européenne par la Cour de cassation et le Conseil d’État. Si la

réticence d’hier s’est aujourd’hui apaisée, il ne fait aucun doute que la mise en place d’un

mécanisme plus respectueux de la souveraineté des juridictions nationales aurait certainement

favorisé la diffusion de la jurisprudence de la Cour européenne au sein des ordres juridiques

nationaux.

169. Mécanisme théoriquement louable dans son inspiration, le recours individuel n’a

donc pas résisté aux affres de la pratique. Fondé sur la sanction, son acceptation par les

juridictions nationales ne s’est pas fait sans heurts. « Victime de son succès »

453

auprès des

justiciables, il a conduit la Cour européenne à la sclérose au point « qu’à terme, si des

mesures efficaces ne sont pas prises, le succès du mécanisme européen de protection mettra

en cause sa propre survie »

454

. Afin de se prémunir contre la réalisation de ce risque et

soulager le recours individuel, le Conseil des ministres a finalement adopté un protocole

consacrant l’introduction d’un mécanisme de demande d’avis devant la Cour européenne.

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