suit. L’élaboration de la jurisprudence se fait à l’occasion de la contestation d’une
interprétation précédemment posée par les juges de droit commun. Elle est hiérarchique,
s’effectue a posteriori et prend la forme d’une sanction. C’est par la correction du mal qu’elle
s’effectue, non par sa prévention
218. Ces caractères rappellent étrangement ceux de la
cassation. Leur identité dans l’élaboration de la jurisprudence explique alors que les
problèmes auxquels ont été confrontés la Cour de cassation et le Conseil d’État se soient
d’abord manifestés devant le Tribunal des conflits.
217 L’article 16 de la loi du 24 mai 1872, créé par l’article 13 de la loi du 16 février 2015, donne compétence au Tribunal des conflits pour « connaître d’une action en indemnisation du préjudice découlant d’une durée totale excessive des procédures afférentes à un même litige et conduites entre les mêmes parties devant les juridictions des deux ordres en raison de règles de compétence applicables, le cas échéant, devant lui ».
B) L’essoufflement du modèle conflictuel
93. La prise de conscience d’une insuffisance. Au sortir de la seconde guerre mondiale,
le Tribunal est au bord de l’asphyxie, incapable de remplir son office dans les délais auxquels
il est astreint. Il traverse une crise
219existentielle, agonisant sous l’écrasante pesanteur de la
tâche à accomplir
220. La littérature juridique de l’époque en porte témoignage et exhorte les
juristes à faire du « problème de l’embouteillage du Tribunal des conflits »
221une
préoccupation majeure. Elle révèle une aspiration à traiter le mal, à le prendre à la racine, à en
rechercher les causes pour mieux les combattre.
94. Les causes de l’insuffisance. Il serait infidèle de réduire le problème de
l’encombrement du Tribunal des conflits à une cause unique. Ce sont de multiples facteurs
qui, agrégés, ont mené cette juridiction à la situation qui était la sienne au début des années
1950. Trois motifs principaux doivent être développés.
Il est tout d’abord évident que la période de l’après-guerre est marquée par un développement
fulgurant du droit administratif. La reconstruction est propice à l’interventionnisme étatique et
à l’accroissement quantitatif de son droit. Si ces règles se développent d’abord par la voie
jurisprudentielle, la loi n’est pas en reste et « crée des hypothèses de plus en plus nombreuses
d’oppositions possibles entre les tribunaux judiciaires et les tribunaux administratifs »
222. Le
Tribunal des conflits est ainsi d’abord obstrué… parce qu’il est plus souvent saisi.
À l’explosion du contentieux s’ajoute une modification de l’office du Tribunal qui, à l’instar
des cours suprêmes, succombe lentement à l’attraction du fait. Alors qu’il est censé ne
répondre qu’à une question de droit, celle de la compétence, il cède à la funeste tendance de
se lier à l’espèce, au point de faire regretter à certains auteurs les arrêts fondateurs et leur
vocation jurisprudentielle. « Indépendamment de l’encombrement qui en résulte, son rôle se
transforme et se rapproche considérablement de celui d’une juridiction ordinaire, où l’intime
conviction du juge est primordiale pour l’appréciation des faits »
223.
Enfin et surtout, les modalités de saisine du Tribunal, son fonctionnement et les règles
procédurales qui le gouvernent paraissent « archaïques »
224aux yeux de beaucoup. Ses
219 C. GABOLDE, « Un projet de réforme de la juridiction des conflits », RA. 1952. 588.
220 J. DEVOLVE, Etudes et documents du Conseil d’État, 1950, p. 47.
221 TC, 9 Juillet 1953, JCP 1953. II. 7797, obs, J. RIVERO.
222 G. VEDEL, « De l’arrêt Septfonds à l’arrêt Barinstein », JCP 1948.I.682, spéc. § 15.
223 C. GABOLDE, « Un projet de réforme de la juridiction des conflits », RA. 1952. 589.
caractères conflictuel et répressif sont dépassés. Son fondement hiérarchique consomme du
temps et retarde à l’excès l’unification de la jurisprudence. L’arrêt Lacquière
225est souvent
donné comme malheureux exemple. Le requérant a patienté quatorze années avant d’accéder
au Tribunal des conflits, quatorze années de procédure, certes, mais aussi et surtout quatorze
années durant lesquelles l’interprétation des règles de compétence est demeurée incertaine.
Plus que jamais, il est apparu nécessaire d’« accélérer le rythme de la justice »
226pour
répondre aux exigences de l’accélération du temps du droit. La réforme était nécessaire, il
restait à la modeler.
95. Propositions de réforme. Les propositions n’ont pas manqué en vue de sortir le
Tribunal des conflits de l’ornière dans laquelle il s’était enlisé. Certaines, radicales, prônaient
la fusion des deux ordres de juridiction et la disparition d’un Tribunal des conflits condamné à
l’inutilité
227. Le traitement du contentieux administratif aurait alors relevé d’une chambre
administrative créée au sein des juridictions judiciaires ou plus simplement encore d’un ordre
de juridictions mixtes. D’autres, à l’extrême opposé, ont suggéré de faire du Tribunal des
conflits une véritable « cour suprême commune à l’ordre judiciaire et administratif »
228saisie
par la voie de la cassation ou par un pourvoi dans l’intérêt de la loi diligenté par le Parquet
229.
Si ces solutions ont été rapidement écartées, une autre a été adoptée par la Commission de la
justice de l’Assemblée nationale, avant d’être écartée. L’intérêt qu’elle a suscité justifie
l’examen de son contenu et des raisons de son abandon.
96. L’échec de la voie hiérarchique. Une réforme initiée en 1951 proposait une
déconcentration du traitement des conflits au niveau local. Elle prévoyait la création de
« chambres régionales de conflit » chargées de fixer, dans les litiges dont elles auraient été
saisies, l’ordre de juridiction compétent pour en connaître. Composées de deux magistrats des
cours d’appel et de deux conseillers de préfecture désignés par le Garde des sceaux, leur
procédure aurait été celle applicable devant les Conseils de préfecture, prévue par la loi du 22
225 TC, 26 février 1948, Lacquière, Lebon, p. 510.
226 J. RIVERO, art. cit., p. 168.
227 E. LANGAVANT, « Le Tribunal et le conflits de jurisprudence », AJDA 1956. 17.
228 G. VEDEL, « De l’arrêt Septfonds à l’arrêt Barinstein », JCP 1948. I. 682, spéc. § 15 ; la récente réforme du Tribunal des conflits fut l’occasion d’envisager de lui attribuer un rôle départiteur dans le règlement des divergences de jurisprudence entre les juridictions administratives et judiciaires (J.-L. GALLET, « Rapport sur la réforme du Tribunal des conflits », AJDA 2013. 2130). Malgré l’intérêt de la doctrine pour une telle solution (P. DEUMIER, « Le Tribunal des conflits nouvelle génération », Procédures, 2015, n°5, alerte 26), l’hypothèse fut abandonnée.
juillet 1889
230. Cette réforme aurait eu, de l’avis de ses instigateurs, le double mérite de
rapprocher les plaideurs de la justice et de décharger considérablement le Tribunal des
conflits.
Malgré ces arguments, le projet s’est vu opposer une résistance farouche, au point qu’un
groupe de députés a déposé une proposition de loi destinée à lui faire échec
231. Il faut dire
qu’un argument de poids est venu anéantir les avantages espérés de la réforme. La
déconcentration du règlement des conflits avait pour inconvénient majeur de laisser craindre
l’apparition de contrariétés de jurisprudence. Sur une même question de principe, deux
commissions auraient pu adopter deux interprétations contradictoires. Pour résorber cette
diversité, il ne restait plus qu’à ouvrir un appel de la décision devant… le Tribunal des
conflits
232. Sous des dehors fallacieusement préventifs, la proposition réintroduisait une
hiérarchie et une sanction que la réforme se proposait justement d’éradiquer. La stratification
des recours réduisait à néant « les avantages tirés de l’économie de temps, du rapprochement
territorial du justiciable et du juge, et de la décongestion du tribunal des conflits »
233. Elle
condamnait à l’oubli la réforme proposée et menait les réformateurs vers une voie autrement
plus novatrice : la voie préjudicielle.
§2–L’
AVÈNEMENT DU RENVOI PRÉVENTIF AUT
RIBUNAL DES CONFLITS97. Il a fallu attendre 1960
234pour que le Tribunal des conflits soit enfin réformé, dix
années de réflexions qui s’expliquent par l’ampleur des modifications apportées et qui
traduisent une prise de conscience fondamentale : les maux du Tribunal tenaient au fait que,
jusqu’alors, « on a pas cherché à prévenir, mais à corriger »
235. La conviction était profonde
que cette institution devait faire peau neuve. Mâtiné d’un esprit conflictuel, le Tribunal s’est
enrichi d’une procédure préjudicielle à ses antipodes (A). Il n’était pas certain que la greffe
prît. Pourtant, cinquante ans plus tard, l’audace est félicitée par l’extension de son champ
d’application (B).
230 Pour une exposé détaillé : C. GABOLDE, « Un projet de réforme de la juridiction des conflits », RA. 1952. 590.
231 Pour le détail de ce texte à l’initiative de M. le professeur Prélot et M. le bâtonnier Grimaud, v. AJDA, 1952, n° 7, p. 321.
232 J. RIVERO, « Sur la réforme du contentieux administratif », D. 1951, chron., p. 163 et s, spéc. p. 168.
233 C. GABOLDE, « Un projet de réforme de la juridiction des conflits », RA. 1952. 589.
234 Décret n° 60-728 du 25 juillet 1960 portant réforme de la procédure des conflits d’attribution.