droit. La méthode utilisée pour parvenir à cette fin présente des caractères particuliers qui
jettent le trouble sur la nature juridique du mécanisme.
B) La nature juridique des demandes d’avis
73. Le mécanisme des demandes d’avis n’a pas tardé à mobiliser la doctrine. Il est
d’ailleurs remarquable qu’il ait suscité des écrits avant même son introduction
156. Sur le fond,
les auteurs se sont généralement livrés à une analyse prospective de l’efficacité du mécanisme
et à l’interprétation des conditions nécessaires à sa mise en œuvre
157. Qu’est-ce qu’une
question de droit ? Comment le critère de la nouveauté doit-il être apprécié ? À partir de quel
seuil quantitatif la question doit elle être considérée comme se posant dans de nombreux
litiges ? Ces interrogations sont consubstantielles à toute réforme législative et il est de
l’office même des commentateurs d’en soumettre les dispositions à une vision prospective. Le
débat n’a toutefois pas tardé à glisser vers le domaine privilégié de la doctrine, celui des
distinctions et des classifications. Sitôt la réforme élaborée, les auteurs se sont posés la
question de la catégorie juridique à laquelle le mécanisme nouvellement consacré pouvait être
rattaché. Bref, la question s’est posée de la nature juridique des demandes d’avis au Conseil
d’État et à la Cour de cassation.
Les réponses à ces questions ont toutes convergé vers une seule et même idée : celle de leur
caractère inédit
158. Certes les méthodes pour qualifier son « originalité »
159et son
« innovation »
160divergent d’un auteur à un autre. Certains font fi de toute délicatesse et
soulignent l’« étrangeté»
161voire la « monstruosité » du mécanisme. D’autres traduisent son
irréductibilité par le recours à des termes didactiques nébuleux, lui attribuant un « caractère
156 G. ROUHETTE, « Une fonction consultative pour la Cour de cassation », in Mélanges en hommage à André
Breton et Fernand Derrida, Dalloz, 1991, p. 343.
157 A. ASHWORTH, « Singularité et tradition : l’article 12 de la loi du 31 décembre 1987 », RDP 1990. 1445 ;
F. ZENATI-CASTAING, « La saisine pour avis de la Cour de cassation », D. 1992. 247 ; A.-M. MORGAN DE
RIVERY-GUILLAUD, « La saisine pour avis de la Cour de cassation », JCP 1992.I. 3576, spéc. p. 173.
158 Y. GAUDEMET, « La prohibition de l’arrêt de règlement s’adresse-t-elle au juge administratif ? Les leçons
de l’histoire », RDP 2010. 1617.
159 M. FRANC, « Commentaire sur une réforme », AJDA 1988. 83.
160 R. CHAPUS, « Les aspects procéduraux », AJDA 1988. 93.
tératologique »
162. Mais quel que soit le qualificatif employé, il ne s’agit jamais que d’insister
sur son caractère « atypique »
163. C’est « un peu vainement qu’on a cherché, sans succès
d’ailleurs, une catégorie ou un modèle théorique auquel le rattacher »
164. Le mécanisme des
demandes d’avis serait un « objet juridique non identifié »
165qui « ne peut être comparé terme
à terme à aucune procédure de renvoi »
166. Il serait un mécanisme inédit, sui generis et
impropre à toute classification. Il serait sans précédent exact »
167, ni en droit positif (1), ni
dans les figures du passé (2).
1) L’absence de référent en droit positif
74. Les demandes d’avis ne sauraient d’abord être rattachées aux mécanismes de renvoi
connus du droit positif. La doctrine s’accorde pour mettre en évidence les disparités qui les
opposent au renvoi direct en interprétation d’abord, et à la question préjudicielle ensuite.
75. Saisine pour avis et recours direct en interprétation. Une première hypothèse de
comparaison pourrait viser à lier la saisine pour avis au recours permettant à une partie de
solliciter du juge administratif l’interprétation d’un acte juridique
168. Il faut avouer que l’objet
de la question invite au rapprochement, elle qui porte dans l’un comme dans l’autre cas sur
l’interprétation. Ce point de convergence ne doit toutefois pas induire en erreur. Les deux
mécanismes ne tendent pas au même but et sont d’ailleurs régis par des règles de
fonctionnement étrangères les unes aux autres. Concernant la finalité d’abord, le renvoi direct
en interprétation n’a pas pour objectif d’unifier l’interprétation du droit. Preuve en est que les
actes administratifs individuels ou les contrats administratifs
169peuvent faire l’objet d’un tel
recours, alors que cette interprétation n’intéresse que leurs destinataires. Le recours direct en
interprétation apparaît donc comme une consultation sollicitée par le justiciable. La modalité
162 A. ASHWORTH, « Singularité et tradition : l’article 12 de la loi du 31 décembre 1987 », RDP 1990. 1443.
163Ibid. p. 1444.
164 Y. GAUDEMET, « La prévention du contentieux administratif par les avis du Conseil d’État », RA. 1999, n° spécial, p. 98.
165 R. WASS, « L’influence contentieuse des « avis sur des questions de droit », LPA, 22 avril 2011, n° 80, p. 3.
166 A. ASHWORTH, art. cit., p. 1444.
167 Y. GAUDEMET, art. cit., p. 99
168 Le recours direct en interprétation est conditionné à l’existence d’un litige né et actuel dont la résolution est commandée par l’interprétation sollicitée sans pour autant que la situation conflictuelle ait déjà donné matière à l’exercice d’un recours contentieux. L’interprétation demandée peut être celle d’un acte réglementaire mais également d’un contrat par exemple. Sur ce point, R. CHAPUS, Droit du contentieux administratif, Domat, 2008, 13e éd., p. 759.
de saisine constitue d’ailleurs le second point d’achoppement de la comparaison. Entièrement
dirigé vers l’unification de l’interprétation, le mécanisme des demandes d’avis restreint sa
mise en œuvre aux juges, seuls capables de distinguer les questions importantes des questions
secondaires. Étranger à cette finalité, le recours en interprétation permet en revanche au
justiciable de saisir la juridiction administrative directement, sans que le contentieux ne soit
forcément cristallisé devant une juridiction. Des lors, excepté l’objet commun de la question
posée, rien ne permet d’assimiler le mécanisme des demandes d’avis au recours direct en
interprétation.
76. Saisine pour avis et question préjudicielle. Pas plus qu’elles ne peuvent être
considérées comme une sorte de renvoi direct en interprétation, les demande d’avis ne
peuvent être qualifiées de question préjudicielle. En effet, transcendant l’opposition des
doctrines privatiste et publiciste
170, la question préjudicielle est communément définie comme
« un point litigieux dont la solution doit précéder celle de la question principale qu’elle
commande mais qui ne peut être tranché par la juridiction saisie, de telle sorte que celle-ci
doit surseoir à statuer jusqu’à ce que la question préjudicielle ait été résolue par la juridiction
seule compétente pour en connaître »
171. La cause de la question préjudicielle tient ainsi à
l’incompétence
172du juge saisi pour connaitre d’une question nécessaire à la solution du
litige. Le sursis à statuer est alors une obligation à laquelle, sous peine de sanction, le juge est
obligé de se soumettre. Une telle contrainte est étrangère au mécanisme des demandes d’avis
dont le caractère foncièrement discrétionnaire a été souligné plus haut. Le juge n’est jamais
contraint de recourir à une demandes d’avis, il peut tout à fait, malgré le doute dont il est
saisi, trancher le problème de droit auquel il est confronté. « La question qui conduit la
juridiction à se dessaisir ne relève pas de la compétence exclusive d’une autre juridiction
puisqu’elle n’est autre que l’interprétation du droit, laquelle incombe à toute juridiction quelle
170 « Pour qu’il y ait question préjudicielle, il faut d’abord qu’il y ait une question, c’est-à-dire une difficulté réelle, soulevée par les parties ou spontanément reconnue par le juge, et de nature à faire naître un doute dans un esprit éclairé ; enfin cette question doit exiger un jugement distinct et séparé, émanant d’un juge autre que celui de fond » (E. LAFERRIERE, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, Berger-Levrault, 1re éd., 1887-1888, réed., LGDJ, 1989, t.1, p. 449) ; « une question est dite préjudicielle lorsque sa solution doit précéder l’examen du fond, et lorsqu’elle doit être tranchée par une juridiction qui n’appartient pas à l’ordre juridictionnel auquel appartient la juridiction compétente sur l’action principale » (R. ODENT, Cours de contentieux administratif, IEP Paris, 1978, Fascicule 1, p. 142).
171 G. CORNU (sous la dir.), Vocabulaire juridique, PUF, 8e éd., 2007, p. 751.
172 « Celle-ci [la question préjudicielle] peut se définir comme la question qui, nécessaire à l’examen au fond du litige, doit être tranchée, non par la juridiction saisie, mais par le tribunal ayant compétence exclusive pour en connaître. Concrètement, la juridiction devant laquelle se pose une question préjudicielle a l’obligation de surseoir à statuer sur le litige dont elle est saisie, jusqu’à ce que l’autorité juridictionnelle, exclusivement compétente, ait tranché la difficulté qui faisait l’objet de la question préjudicielle » (L. CADIET (dir.), Dictionnaire de la justice, PUF, 2007, p. 1118).
qu’elle soit »
173. En bref, le mécanisme des demandes d’avis ne repose pas sur l’incompétence
de l’auteur de la question. Il est au contraire un mécanisme à la libre disposition des juges du
fond. Dépourvu de tout rattachement contemporain, c’est dans le passé que les auteurs sont
allés rechercher sa paternité (2).
2) L’absence de référent historique
77. Les débats parlementaires ont été la première occasion de tisser des liens entre le
mécanisme des demandes d’avis et d’illustres prédécesseurs. Conscients que le mécanisme
serait d’autant mieux accepté qu’il pourrait se prévaloir d’une prestigieuse paternité, les
parlementaires se sont efforcés de le rattacher à des figures révolues. Le pas fut vite franchi
« lors du vote de la loi de 1987, ou dans les commentaires doctrinaux qui ont suivi »
174,
d’assimiler les demandes d’avis au référé législatif et au rescrit de droit romain. Toutefois, si
les mécanismes ne sont pas dénués de toute parenté, il est excessif de pousser la comparaison
jusqu’à l’analogie. Il est évident leur « objectif était bien, comme dans l’actuelle procédure
d’avis juridictionnel, de compléter un texte incertain, ambigu ou incomplet par une
interprétation “officielle” »
175. Il ne fait aucun doute également que cette finalité commune
était satisfaite au moyen de la même technique préjudicielle. Malgré ces points communs, un
obstacle de taille empêche toute assimilation. Cet obstacle, c’est l’esprit profondément
différent qui anime les demandes d’avis. Les motifs qui ont justifié l’introduction des rescrits
et référés sont indifférents à ceux qui ont motivé leur introduction. Mieux, ils s’opposent.
78. En effet, en ressuscitant le référé monarchique
176les révolutionnaires n’avaient d’autre
volonté que de juguler l’action du juge et de réserver à l’auteur du texte le pouvoir de
l’interpréter. Conscients qu’en acceptant l’interprétation juridictionnelle le législateur se serait
exposé à la trahison de sa lettre, ils ont décidé d’interdire au juge d’interpréter la loi. Le référé
173 F. ZENATI-CASTAING, « La saisine pour avis de la Cour de cassation », D. 1992. 252.
174 Y. GAUDEMET, « La prévention du contentieux administratif par les avis du Conseil d’État », RA. 1999, n° spécial, p. 99.
175Ibid.
176 La loi des 16 et 24 août 1790 dispose dans son article 12 que les tribunaux « ne pourront point faire de règlement mais ils s’adresseront au Corps législatif toutes les fois qu’ils croiront nécessaire, soit d’interpréter une loi, soit d’en faire une nouvelle ». Le texte est source d’ambigüité quant à son champ d’application. En effet le « mais » interdit-il seulement l’interprétation abstraite ou également l’interprétation concrète ? Le « mais » aurait pu laisser penser que seule est interdite l’interprétation abstraite énoncée dans les arrêts de règlement et non l’interprétation concrète livrée à l’occasion d’une affaire, notamment en cas d’absence de loi. Le débat ne fut jamais tranché.