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Présentation des terrains et de la méthode

3 Comment évaluer l’acceptabilité, l’acceptation et l’appropriation sociale ?

3.2 Quels acteurs interroger et à quelle(s) échelle(s) ?

Face à un projet d’aménagement, la participation du public est devenue obligatoire. La loi Bouchardeau, 1976, introduit l’enquête publique, les premières études d’impact et reconnait les associations de défense de l’environnement comme des parties prenantes. Cela implique l’information du public. Il faut cependant attendre 1995 et la loi Barnier qui consacre le principe de participation et institutionnalise le débat public, pour qu’un véritable espace public de débat soit créé.

Rappelons que conformément au Code de l’environnement (article L122-1 et article annexe à l’article R122-2), les projets d’implantation de moyens de transport en commun tels que le transport aérien par câble sont soumis à la procédure de l’étude d’impact systématique et par conséquent à la procédure d’enquête publique. L’enquête et la concertation publiques introduisent la participation du public et la possible mise en débat du projet. Débattre de la pertinence du projet passe alors par l’association des premiers intéressés : « aucun savoir digne de ce nom ne peut se construire à propos des humains... si sont absents les groupes réels dont ce savoir nécessiterait l'existence » (Stengers, 2002, p.97). Ce concernement, évoqué dans le chapitre précédent, renvoie à la relation d’interdépendance entre une personne et un objet, en tant que personne concernée, touchée ou tenue par un lien à cet objet (Brunet, 2008). Brunet (op. cit.) dissocie ainsi deux modes d’entretien de ce lien : actif ou passif, s’il est actif il prend alors la forme de l’engagement. Le concernement n’aboutit pas nécessairement à l’engagement, il peut être présent, mais de manière passive et possiblement imperceptible, parce que composé d’affects. Les personnes concernées peuvent alors être multiples, voire infinies.

Ainsi, dans le cas de l’étude des installations en service, la délimitation d’une population « concernée » passe par le choix d’une échelle spatiale précise (Claeys-Mekdade, 2001). Dans notre cas, nous cherchons à recueillir les représentations et les ressentis des personnes concernées, mais pas forcément les plus entendus, ce pour quoi nous cherchons également à savoir si elles ont été impliquées à un moment donné dans le projet et dans la prise de décision. Ces personnes concernées ne relèvent, pour nous, pas seulement des personnes les plus impactées, selon des critères géographiques de proximité, mais de manière plus large qui se sentent impactées. Un panel large d’acteurs a donc été enquêtés puis réduit par la suite en fonction du degré de concernement qu’ils ressentaient. Un acteur est ici entendu comme un individu qui agit, qui a une capacité d’agir, qui est porteur de discours et dont les actions sont spatialement concrètes/ont des concrétisations spatiales (Di Méo et Buléon, 2005, p.29). Ainsi l’acteur est territorialisé, il est omniprésent sur le territoire, lui-même composé des représentations de ces acteurs (Gumuchian et al., 2003).

Dans le cas de l’étude a priori, une partie s’est focalisée sur les usagers et l’autre sur le public venu participer aux réunions de concertation, composé principalement d’habitants. Dans le cas des études a posteriori, Bolzano et Roosevelt Island, nous nous sommes intéressés à l’habitant et à l’usager du transport. Tandis qu’à Medellín c’est le porteur de projet qui a retenu notre attention. Le porteur de projet, selon Mermet et al. (2004, p.3) regroupe deux types d’opérateurs : « le maître d’ouvrage, commanditaire principal du projet [...] et maître d’œuvre, responsable technique de la conduite du projet, mandaté par le maître d’ouvrage [...]. Cependant, au-delà de l’affichage juridique et institutionnel des maîtrises d’ouvrage et d’œuvre, il est essentiel pour une bonne appréciation des situations de projets d’identifier les acteurs qui jouent les rôles principaux dans le portage concret (technique, financier, politique...) du projet ». Dans notre cas c’est le porteur de projet qui est le maître d’ouvrage.

Ainsi et comme explicité en introduction, l’échelle micro locale a été privilégiée lors des enquêtes. Deux échelles locales ont été choisies : l’échelle cadastrale (1/5000e) pour les enquêtes à proximité de l’infrastructure à Bolzano et une échelle élargie (1/10 000e) permettant d’interroger les habitants sur l’ensemble de l’île de Roosevelt Island à New York. Une troisième échelle, à un niveau macro, nous a permis d’appréhender l’impact global, voire international, des installations en service de Bolzano, Roosevelt Island et Medellín. En effet, l’étude des différents téléphériques en service se déploie dans un cadre socio-spatial particulier et unique à un instant t donné. En revanche, le territoire d’accueil du téléphérique est inscrit dans une dynamique spatiale et temporelle plus large (passée, présente, future) qui est reliée aux autres échelles spatiales (Lecourt et Faburel, 2008).

Revenons sur les deux acteurs principaux interrogés : l’habitant et l’usager. L’habitant

En géographie, la notion d’habiter revêt une importance particulière en ce qu’elle renvoie aux relations que les hommes entretiennent avec les espaces qu’ils fréquentent (Herouard, 2007). Gaston Bachelard (1957) et Martin Heidegger (1958) sont les premiers chercheurs à lui attribuer une véritable légitimité scientifique. Pour Martin Heidegger, l’habiter est constitutif de l’existence humaine, en ce qu’il représente la manière dont l’Homme est présent sur la Terre, loin alors de la seule fonction de se loger (Paquot et al., 2007). De même, l’habitat n’est pas réductible à la seule habitation, au logis, il renvoie à un espace extensible, de la cage d’escalier à la rue et à l’ensemble du quartier. Pour autant, une habitation confortable, et un habitat agréable sont des atouts pour ‘habiter’ c’est-à-dire pour « construire [sa] personnalité, déployer [son] être dans le monde qui [nous] environne et auquel [nous] apportons [notre] marque et qui devient [nôtre] » (Paquot et al., 2007, p.15). Pour Martin Heidegger (op. cit.), habiter c’est être. De même, pour Gaston

qui caractérise l’habiter. Dans la continuité de ces deux auteurs, Henri Lefebvre voit dans l’habiter la volonté des êtres humains d’avoir un « espace souple, appropriable, aussi bien à l’échelle de la vie privée qu’à celle de la vie publique, de l’agglomération et du paysage. Une telle appropriation fait partie de l’espace social comme du temps social » (Lussault, 2007, p.41). C’est donc bien l’humain qui est au centre du concept d’habiter, sous la forme de l’habitant.

L’habitant est entendu comme un acteur qui participe, par sa présence en un lieu, à la construction du monde qui l’entoure (Hoyaux, 2002). L’habitant est « pourvu d’une intériorité subjective, d’une intentionnalité, d’une capacité stratégique autonome et d’une compétence énonciative » (Lévy et Lussault, 2013, p. 52), qui le dote d’une capacité réflexive et d’une capacité d’agir. Le concept d’habitant comprend des pratiques, des perceptions et des représentations (Chelzen, 2018, Hérouard, 2012) et renvoie à la question centrale du rapport de chacun au (x) lieu (x) qu’il occupe et qu’il pratique. Lieu susceptible, dans notre cas, d’accueillir une infrastructure imposante et impactante. Cette relation de l’habitant au lieu met en lumière une dimension affective (Hérouard, 2012).

L’habitant est principalement étudié à travers la place qui lui est accordée au sein des dispositifs participatifs (Blondiaux et Fourniau, 2008 ; Chelzen et Jégou, 2015 ; Faburel, 2013 ; Fourniau, 2007b ; Gardesse et Grudet, 2015) et par la question des savoirs habitants au sein de ces mêmes dispositifs (Blatrix, 2009 ; Faburel, 2013 ; Nez, 2011 ; Noyer et Raoul, 2008 ; Thomassian, 2004 ; Sintomer, 2008 ; etc.). Il est présenté dans la littérature scientifique comme évincé (Fourniau 2007 a ; Noyer et Raoul 2008 ; Blatrix 2009) et souvent décrit comme un acteur faible : « ceux qui ne disposent pas des meilleurs atouts dans la négociation (charisme, pouvoir, relations…) pour imposer leurs choix, leurs valeurs morales et défendre leurs intérêts. Les acteurs faibles représentent les humains contemporains sous-représentés ; autrement dit, l’acteur ordinaire, le profane, celui qui n’est pas convié au processus de négociation » (Léa Sébastien 2011, p.68). L’habitant est alors davantage invité à faire des suggestions à la marge sur des éléments secondaires, en lien avec son vécu quotidien et donc cantonné à donner une seule expertise locale, sans pouvoir bénéficier d’un droit de regard sur la décision (Faburel, 2013a ; Noyer et Raoul, 2008). Le savoir d’usage des habitants est mis en avant dans les dispositifs participatifs comme un savoir ordinaire permettant d’améliorer les politiques publiques pour les rendre plus adéquates aux besoins des bénéficiaires. Ces savoirs d’usage s’inscrivent dans le paradigme de la proximité (Sintomer, 2008), une proximité au sens géographique et au sens d’une connivence entre décideurs et administrés. Ce paradigme de la proximité laisse sous-entendre une incapacité des habitants à s’exprimer à une autre échelle que celle du local et sur des sujets globaux n’ayant pas trait à leur quotidien ou leur lieu de vie. La montée en généralité nécessaire pour intervenir

tant que citoyen, est peu permise aux habitants, dont la seule légitimité est d’intervenir à l’échelle du quartier ou dans le cadre d’une parole d’usager, en tant que consommateur et/ou bénéficiaire de services (Blondiaux, 2002). Ainsi, l’acteur participant n’est que très rarement habitant (Faburel, 2013).

Le riverain, l’usager, le citoyen correspondent à des catégories de l’habitant, mais désignent des publics différents pour des projets différents (Neveu, 2011). Les usages sociaux et politiques qui sous-tendent ces catégories sont pour Catherine Neveu à questionner et à critiquer et incite à une « lecture plurielle, en tension, des termes et des catégories afin d’éviter […] de doter […] ces termes d’une valence négative ou positive, ou de les utiliser de manière dichotomique ou par trop normative » (Neveu, 2011, p.45-46). Guillaume Faburel (2013, p.5) parle d’une « disqualification » et d’une dépossession des habitants et de leur habiter qui passe par l’emploi de ces différentes catégories pour désigner l’habitant au détriment de son qualificatif propre. Au-delà de ces expertises d’usage, de ces savoirs du quotidien, ces trois auteurs (Faburel, Neveu et Sintomer) prônent la reconnaissance de l’habitant et de ses savoirs en tant qu’acteur politique à part entière. Ce statut politique permettrait une reconnaissance de l’habitant et de son habiter et, de ses expériences non plus comme des connaissances spécifiques localisées à un instant t, mais comme des compétences et des savoirs sociaux et politiques à une échelle globale. Ainsi, « opposer le « citoyen », comme individu capable de s’abstraire de ses ancrages sociaux et locaux, et « l’habitant », comme expert d’usage situé, en référant ces deux catégories à des échelles distinctes, et en les associant à des qualités et des compétences différentes, connotées positivement ou négativement, n’est-ce pas au bout du compte maintenir une dichotomie facile qui forclos toute pensée critique sur ces notions elles-mêmes ? » (Neveu, 2011, p.47). Dans certains cas l’habitant est riverain de l’infrastructure par câble, mais il ne peut être réduit à cette appellation. Le riverain en tant qu’habitant doit être en mesure de dépasser les droits que la proximité avec l’infrastructure lui octroie, à l’exemple du droit de propriété, du droit d’accès à l’infrastructure, pour s’exprimer sur d’autres thèmes que sa simple riveraineté. Dans le cadre des dispositifs de participation au projet, le riverain est perçu comme un nimbyiste, un fervent défenseur de ses seuls intérêts, il doit alors tenter de démontrer que ses propos et propositions relèvent de l’intérêt général (Fourniau, 2007b ; Talpin, 2006) pour ne pas perdre en légitimité. Cependant, « on ne naît pas riverain, on le devient par hasard, par la volonté d’un maître d’ouvrage puissant qui est censé agir au nom de l’intérêt général » (Fourniau, 2007 b, p.152). Deux sens peuvent être donnés au riverain : « personne qui habite le long d’un cours d’eau, d’un lac, d’un détroit » et « par analogie, personne qui habite le long d’une rue ou d’une route ou d’un équipement » (Luneau, 2013, p.1). Dans les deux cas, le riverain occupe une place ambivalente entre deux espaces : un espace privé et un espace public. Un espace souvent restreint, qualifié par

limite spatiale (Faburel, 2013). Pour cette raison, nous ne sommes pas allés à la simple rencontre du riverain, mais avons élargi le périmètre d’enquête.

Ainsi, afin de ne pas enfermer l’habitant dans une de ces catégories et d’appliquer une lecture plurielle, l’habitant que nous avons interrogé est appréhendé en tant qu’habitant-riverain, en tant qu’habitant-usager du téléphérique ou encore en tant que riverain-usager du téléphérique. Nous avons voulu l’interroger sur son expérience de vie, son expérience du territoire, son vécu, ses ressentis en tant qu’acteur à part entière et partie intégrante d’un projet. L’usager L’usager est « le destinataire de services publics ou le bénéficiaire d’un bien public » (Jeannot, 2013, p.1). Cette définition renvoie à l’usage d’un bien commun, qui implique un droit de regard vis-à-vis du service proposé, et pose alors la question de sa participation aux décisions concernant l’offre (op. cit). Ici ce sont les usagers du téléphérique qui ont été enquêté à travers l’objectif d’évaluer l’acceptabilité pratique du moyen de transport.

L’usager est interrogé à travers un questionnaire, mais le riverain-usager à travers les entretiens. Ainsi, nous nous sommes focalisés sur deux acteurs principaux. Cependant, afin d’avoir une vision systémique permettant de comprendre le phénomène de l’acceptabilité dans sa globalité et d’apporter des clés de compréhension du système socio-technique du câble urbain aérien, il a fallu interroger un panel d’acteurs plus large. Ce panel a été présenté plus haut dans le protocole d’enquête et les zones enquêtées mais nous y reviendrons plus en détail dans chaque chapitre terrain.

3.3 Comment évaluer l’acceptabilité sociale : quels outils ?