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II. 4. “Pendant ce temps-là, à Cochabamba”... le référentiel global/sectoriel est mis à bas

III.4. Quel service public dans une agglomération fragmentée ?

La question qui se pose est la suivante : comment concevoir un service public dans des

villes caractérisées par une distribution de revenus excessivement déséquilibrée ?

III.4.1. Un service à plusieurs vitesses ?

Il semble plus réaliste - à moyen terme tout du moins - de proposer un service à

plusieurs vitesses : eau courante pour les habitants riches des centres urbains,

mini-réseaux pour les plus aisés des quartiers péri-urbains et approvisionnement ponctuel

pour les plus démunis. Permettre le développement de différents niveaux de service est

effectivement une bonne façon de réduire les coûts (Trémolet & Halpern, 2006). Mais les

dispositifs provisoires risquent, à la longue, de s’ancrer dans les mœurs et de définir la

norme. Or, une telle approche, exclusivement déterminée par la demande, est-elle

moralement acceptable, s’agissant d’un service essentiel ?

Quelques soient ses capacités de paiement, toute personne a besoin de boire de l’eau

potable. Nul ne pouvant survivre longtemps sans eau, les économistes identifient

aisément un consentement à payer pour en obtenir. Nonobstant, le fait que les foyers

des quartiers pauvres dépensent, au total, une certaine somme d’argent auprès de

fournisseurs informels ne signifie pas qu’ils consentent à débourser le même montant

global pour un service public (Zérah, 2003). Le secteur de l’eau comporte une dimension

éthique et politique peu étudiée ; de grandes firmes privées se sont cassé les dents en

persistant à la négliger.

III.4.2. Quelle prise en compte des POPs par les politiques publiques ?

Dans la plupart des études, les POPs sont décrits comme des agents souples et réactifs,

issus d’une forme de concurrence pure qu’il ne faudrait surtout pas entraver. Cette

vision, qui insiste sur les bénéfices de la concurrence et les coûts de la marginalité, met

en exergue le manque de ressources et de soutien de la part des autorités qui empêche

les POPs d’atteindre leur pleine capacité (Allen, 2004). La puissance publique doit alors

se borner à un rôle de « facilitateur » et laisser la demande guider l’offre. De fait, les

politiques de régulation génèrent des contraintes pour les POPs ; ceux-ci ne sont

d’ailleurs pas forcément demandeurs. Mais des contraintes surgissent aussi d’un manque

de régulation (Snell, 1998). Plusieurs raisons justifient même une intervention publique

(Batley & Moran, 2004) :

! les POPs surgissent pour pallier les insuffisances du secteur formel ;

! la qualité de l’eau peut se détériorer, or elle impacte directement la santé

publique ;

! la dernière est qu’il y a des risques de simulacres de concurrence, c'est-à-dire de

sous-fourniture ou de surfacturation du service.

De fait, s’agissant des opérateurs de mini-réseaux, ils évoluent dans un contexte de

concurrence monopolistique, en vue de remporter l’exclusivité sur un territoire, et non

pas dans le cadre d’une véritable compétition. C’est pourquoi ni l’impératif de survie, ni la

supposée concurrence qu’ils se font n’empêchent que les tarifs demeurent malgré tout

excessifs par rapport aux coûts. A l’inverse, les POPs peuvent empiéter sur le domaine

des acteurs publics en anticipant l’arrivée des néo-urbains, par exemple, et déterminant

leur point d’ancrage (Solo, 2003). Appréhender les POPs par le seul critère de leur taille

peut être déterminant et orienter les autorités vers des solutions consistant à réduire leur

"fardeau" et leurs "contraintes", au lieu de les inciter à se hisser à des standards plus

exigeants. Il y a au contraire des cas documentés de gouvernements qui refusent

d’exempter les petits entrepreneurs de contraintes, mais leur proposent un dispositif plus

stimulant, consistant par exemple à identifier collectivement leurs problèmes et imaginer

des solutions (Tendler 2002).

En dépit de ces synergies potentielles, l’incompatibilité et la méfiance prévalent entre

pouvoirs publics et POPs (Sansom, 2006). Les autorités font souvent preuve d’un

« manque calculé d’intérêt »

277

envers les POPs. Elles ne voient guère d’un bon œil

l’irruption de ces acteurs non-conventionnels, non seulement car ils dévoilent des

déficiences formelles, mais également parce que les POPs introduisent de la concurrence

et du profit dans la gestion d’un service public. Cependant, cette attitude n’entrave guère

la multiplication des POPs, mais bride leur croissance et élève le coût de leur service

(Batley & Moran, 2004). Et s’ils ne coopèrent à niveau institutionnel, des accords se

mettront en place quoi qu’il arrive, sous la forme de collusions informelles (Sansom,

2006).

L’idéal, du point de vue des politiques publiques, est incontestablement de permettre au

plus grand nombre d’avoir accès à un réseau d’eau potable, via un branchement privé ou

collectif (Kjellen, 2006). Or, l'activité des POPs peut profiter aux plus pauvres à condition

d’être portée par une volonté politique explicite (Schaub-Jones, 2006). Comment alors

garantir l’accès de tous à une eau sûre ? Comment éviter une surconsommation d’eau et

assurer un suivi de la ressource si celle-ci est limitée ? L’ampleur et l’urgence de ces défis

imposent de réfléchir aux façons dont les POPs peuvent être associés à l’extension de la

desserte des quartiers pauvres, dans le cadre d’une politique publique volontariste et non

pas comme un effet collatéral de décisions plus générales (Schaub-Jones, 2006).

III.4.3. Davids contre Goliath ou la problématique du réseau dual

Les économies d’échelle des grands groupes permettent-elles vraiment de compenser le

manque de flexibilité de leur offre, comme le stipule la théorie économique ? Pas

forcément, car les opérateurs dominants sont souvent obligés d’aller loin pour trouver de

l’eau en quantité suffisante et doivent ensuite poser d’énormes canalisations pour

l’acheminer (Solo, 2003). Au vu du cas d’Asunción, au Paraguay, la compétitivité des

opérateurs de mini-réseaux remet totalement en question l’avantage supposé des gros

opérateurs : non seulement les POPs ont tendance à s’aligner sur la qualité de service du

DO (Troyano, 1999), mais lorsqu’ils exploitent leur propre source, les POPs peuvent

parfois même fournir de l’eau au DO, pour le dépanner !

L’offre parallèle des POPs peut même contribuer à la faillite du DO : en vampirisant l’eau

de ses canalisations ou en corrompant les autorités locales pour qu’elles neutralisent

l’avancée du réseau principal. Cependant, à l’inverse, le risque d’extension du réseau du

DO limite les investissements des POPs : ceux-ci se développent prioritairement dans les

zones vers lesquelles le DO ne manifeste pas d’intention de s’étendre. Il est alors

possible de penser que c’est en réalité le secteur formel qui crée l’informel : par défaut

ou bien même de manière stratégique, en vue de sous-traiter à bon marché des zones

peu lucratives et ainsi augmenter sa marge (Walther, 2006). Une telle intuition nous

amène à comprendre que la non-coïncidence spatiale des deux réseaux est un produit de

leur interdépendance. Chaque réseau opère dans une géographie sociale bien précise :

les tarifs à la consommation artificiellement bas de l’opérateur officiel nuisent à

l’extension de son réseau vers des quartiers moins favorisés. Les POPs, de leur côté,

créent un réseau secondaire qui est en quelque sorte le négatif du réseau officiel. Cette

structuration bipolaire est le fait de rapports de force sociaux latents, qui

institutionnalisent l’inégalité d’accès (Batley & Moran, 2004).

Ce lien souterrain gagnerait donc à être explicitement reconnu pour que les enjeux

politiques cruciaux de ces développements techniques soient intégrés au débat public.

« La législation qui bien souvent interdit à l’opérateur dominant de déléguer certaines de

ses responsabilités […] relègue les POPs péri-urbains dans la pénombre de l’informalité et

de l’illégalité »

278

.

277 Collignon, 2000 : 50

III.4.4. Reconnaître les POPs comme un interlocuteur légitime

La reconnaissance officielle de leur rôle constitue indiscutablement la première étape à

franchir. Elle est indissociable d’un processus de regroupement des POPs et de

désignation de représentants. A partir de là, le schéma d’une gestion triangulaire entre

usagers, opérateur et régulateur est reconstitué. Il peut en l’occurrence prendre la forme

d’un rectangle où l’opérateur est dédoublé : association des POPs et opérateur dominant.

La création d’une association de POPs permet à ceux-ci d’obtenir la sécurité juridique et

foncière de leurs installations, d’accéder à des possibilités de crédit, de développer des

dispositifs de soutien mutuel (formations, échanges), de pratiquer du lobbying politique

et d’augmenter leur pouvoir de négociation. L’association a en outre un rôle à jouer

d’auto-régulation et de management de ces acteurs éclatés : en établissant des niveaux

de qualité homogènes ou en recevant les plaintes des usagers, par exemple. Toutefois,

une telle structure ne règle pas le problème de la cartellisation possible et fait en outre

émerger celui de la représentativité des interlocuteurs. Et, si la reconnaissance qu’elle

permet est avidement réclamée par les POPs, elle suscite inévitablement des réticences

d’ordre politique, de la part des autorités, comme du DO (Batley & Moran, 2004).

III.4.5. Organiser la complémentarité des réseaux

Les parties prenantes ainsi réunies pourraient être à même de réguler le secteur de l’eau

et d’organiser la complémentarité entre le DO et les POPs. En effet, les situations où les

POPs en viennent à proposer un branchement alternatif à des foyers déjà connectés au

DO sont loin d’être optimales : ils ne comblent plus un vide en fournissant un service

essentiel à tous, mais se contentent de diversifier une offre existante, qui demeure par

ailleurs insuffisante. Le DO pourrait au contraire se muer en réseau primaire et les POPs

en revendeurs dépendants (Collignon, 2000). Cela permettrait de régler le problème - qui

ne manquera pas de surgir à terme - de la future compatibilité des réseaux (Snell,

1998). Ceci étant dit, la perte d’indépendance des POPs risque de faire émerger des

conflits avec le DO, dès que le service de ce dernier se détériorera (Snell, 1998). Dans

cette perspective, la relation contractuelle entre le DO et les POPs devient centrale et le

défi consiste à établir une relation contractuelle juste entre DO et POPs.

Quelle que soit l’option retenue - préserver l’indépendance des POPs par rapport au DO

ou non, permettre aux POPs d’être une extension reconnue du réseau permettrait en

tous les cas de mieux diriger les effets des politiques publiques (Kjellen, 2006). Le

régulateur pourrait ainsi créer des opportunités pour les POPs en segmentant le marché,

sur les zones nouvelles ou mal desservies par exemple, afin de bâtir un service complet

sur la base des avantages comparatifs du DO et des POPs (Schaub-Jones, 2006).

IV. L’élaboration de la régulation institutionnelle d’une

innovation technico-gestionnaire : débats autour de la

réinjection top-down d’une solution empirique

Un dispositif innovant du point de vue technique et gestionnaire a été identifié et reconnu

comme tel. Il importe, dès lors, de prévoir un cadre institutionnel de gouvernance de ces

nouveaux opérateurs. Ce passage d’une innovation technique et organisationnelle à une

innovation institutionnelle est très délicat : l’incapacité à effectuer cette transcription

signerait la mort de l’innovation elle-même. La complexité de l’opération ne tient pas

seulement aux mécanismes de régulation à inventer, elle relève également des rapports

de force entre les différentes parties prenantes qu’elle va nécessairement altérer. Comme

l’explique E. Swyngedouw, « la relative rareté de l'eau n'influence le mode de gestion de

l'eau que dans la mesure où (…) des relations de coopération et de pouvoir sont traduites

en systèmes institutionnels, managériaux et technologiques spécifiques ».

La particularité du cas des POPs de Maputo est que la solution que les acteurs

institutionnels, habitués à un fonctionnement top-down, cherchent à définir est

déterminée par une approche initialement bottom-up. Quelles ont donc été les étapes

intermédiaires et les distorsions qui ont amené ce changement de perspective ? A travers

l’étude du processus incrémental d’élaboration d’une réponse institutionnelle au

phénomène des POPs, nous évaluerons l’hypothèse de J.-J. Gabas selon laquelle les

asymétries de pouvoir conduisent à un appauvrissement de la construction du politique.

Les agences de coopération et les grands groupes privés tiennent-ils les rôles

prépondérants ? Dans quelle mesure l’action publique effectivement mise en œuvre

révèle les contradictions au sein des décideurs et l’imposition des vues des bailleurs ?

In fine, la question que nous souhaitons élucider à travers l’étude de la politique de l’eau

est la suivante : dans un pays sous perfusion d’aide internationale, qui construit les

politiques publiques ? Dans cette perspective, compte tenu de la fragmentation

institutionnelle qui caractérise le Mozambique, l’analyse en termes de réseaux de

politiques publiques, peut-elle nous permettre de disséquer le fonctionnement des

acteurs autour de la naissance d’un nouveau mode de régulation ?

IV.1. La composante 3 du MWSP, portée par l’AFD : comment induire la politique