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UNE COMPÉTENCE PROFESSIONNELLE ?

3. QU’ENTEND-ON PAR INTERACTION ?

Déjà dans le domaine de la linguistique, Bakhtine (1927) pensait que tout message, même monologal, produit par un locuteur unique est une interaction ! Il évoquait ainsi l’idée d’un dialogisme qui existe aussi bien en amont, du moment de l’énonciation, qu’en aval.

Actuellement on ne s’arrête plus seulement à l’action accomplie au moyen de l’émission d’un message : on ajoute la notion de séquences d’actions pour expliquer le phénomène d’interaction.

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Alors pour le discours, interaction parmi d’autres, d’emblée se pose le problème d’une clôture de la séquence d’actions. Le découpage du discours devient une préoccupation méthodologique majeure pour celui qui cherche à analyser le comportement interlocutoire d’un enseignant.

Revenons justement à la méthodologie que nous initions pour permettre une analyse pertinente des interactions verbales en classe dans le processus de dévolution.

Nous avons caractérisé quatre moments1 dans une séance d’enseignement-apprentissage. Ils correspondent en fait à des phases, par opposition à des situations prévues par le maître. Si l’on considère l’activité interlocutoire de l’enseignant cette organisation est le reflet d’un schème d’interaction verbale didactique.

Les quatre phases ne sont pas égales ni en en durée, ni en présence, ni en nombre d’interventions du maître et des apprenants. Il est donc nécessaire de prévoir un découpage plus fin, plus critique ! Ainsi pour rendre compte de cette disparité il est nécessaire de délimiter des unités ayant une certaine cohérence didactique, et plus petites que la catégorie « phase ».

Au sein d’une même phase, certains enseignants–locuteurs vont utiliser plusieurs unités verbales, d’autres vont communiquer leur intention d’une manière plus économique. On comprend bien que ces unités verbales didactiques sont révélatrices d’un comportement médiationnel en situation. Une unité constitue donc un échange verbal qui fait émerger une cognition (une connaissance, une représentation, un savoir-faire). Le début d’une unité didactique commencera évidemment avec le premier échange verbal mais comment résoudre le problème méthodologique de la clôture de l’interaction ?

C’est Roulet qui avance des hypothèses intéressantes : en effet, si pour Bakhtine le discours doit être pris comme le produit de l’interaction entre les interlocuteurs, Roulet ajoute (1985) « nous développons une conception du discours comme une négociation2 (de sens) qui permet de mieux en saisir la structure et le fonctionnement » d’où l’hypothèse d’une discussion entre les interlocuteurs pour aboutir à un accord ». Cette idée de recherche d’un accord va délimiter notre unité d’analyse verbale, ainsi les actes de langage produits par le maître et les élèves ne seront pas une suite sans fin.

Il existe donc une réflexion à faire sur la délimitation de la borne finale de l’unité didactique ; pour ce faire nous nous aidons des notions de complétude interactionnelle et interactive introduite par Roulet.

4. LA COMPLÉTUDE

La complétude interactive

La complétude interactive caractérise « la propriété d’une initiative, d’une réaction ou d’un contre d’être suffisamment « complet »...pour permettre à l’interlocuteur de prendre position et autoriser ainsi la poursuite linéaire de la négociation » (Roulet, 1985)

On le voit c’est bien dans l’interaction verbale que se situe Roulet, quand il dit qu’une initiative d’un locuteur doit être « complète »: son intervention verbale, première

1 Voir thèse interactions verbales dans le processus de dévolution (Zaragosa, 2000) sous la direction de Gérard Vergnaud

2 C’est nous qui soulignons

d’un échange, doit être assez transparente pour que l’interlocuteur placé en deuxième position réagisse. La négociation continuera si le deuxième locuteur, lui aussi à son tour, produit un énoncé clair, qui devient un indice pour un nouvel échange. Pour cet auteur, comme pour bien d’autres3, trois mouvements constituent la forme prototypique d’un échange verbal et c’est ce qui va lui permettre d’introduire la notion de complétude interactionnelle.

La complétude interactionnelle

Si la complétude interactive demande à l’énonciateur d’être clair dans son énoncé, du moins assez transparent pour que le deuxième énonciateur puisse l’interpréter, cela ne suffit pas pour refléter la dynamique de l’interlocution. En effet le deuxième locuteur produit à son tour un énoncé qui lui permet, non seulement de prendre position dans la négociation, mais cela devient aussi le départ d’un nouvel échange. Il se pose encore le problème de l’arrêt de la négociation.

Toujours selon Roulet, un double accord entre les interlocuteurs autorise la clôture d’une négociation verbale. Regardons de plus près cet indice conversationnel: un premier locuteur fait une proposition au moyen d’un énoncé; un deuxième locuteur produit une réponse, aussi au moyen d’un énoncé, ce qui va signaler son accord. On parlera de double accord quand le locuteur initial évaluera positivement4 la réponse du deuxième intervenant. En produisant le troisième énoncé évaluateur, le premier locuteur aura ainsi donné son accord à un accord. Citons encore Roulet « Cette structure tripartite est la condition nécessaire pour réaliser la complétude interactionnelle de l’échange réparateur: l’initiative du locuteur doit être approuvée par l’interlocuteur, et la réaction de l’interlocuteur doit être à son tour approuvée par le locuteur pour que l’échange puisse se clore » ( Roulet et al., 1985, p. 26)

Nous attachons beaucoup d’importance méthodologique à cette notion de contraintes finales de la conversation mais il nous semble impossible de l’utiliser telle quelle dans notre analyse du discours didactique.

Quelle implication du double accord dans le discours didactique?

Nous considérons, pour notre part que, dans un échange didactique, la notion de complétude interactionnelle n’est pas toujours visible, alors que cela serait plus souvent le cas dans la conversation courante entre plusieurs locuteurs.5.Aussi comme nous voulons transposer cette notion dans le dialogue d’un enseignant avec ses élèves il nous faut ajouter certaines précisions.

La présentation des actes de médiation suivants va permettre de comprendre la pertinence de ces deux concepts forts chez Roulet. Il est important pour nous de voir si cela est vrai aussi dans le dialogue à l’école. L’enseignant-médiateur est devenu un négociateur de contenu dans ses interactions verbales avec les élèves-apprenants, il a cependant, ne l’oublions pas, déjà une expérience de la communication verbale ordinaire. Cette expérience lui permet une connaissance à priori de la complétude

3 Goffman (1973), Moeschler (1982), et plus récemment Trognon dans.

4 Moeschler ajoute même que cela conviendrait à des échanges polémiques ( 1982)

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interactionnelle et interactive et ainsi d’en tenir compte dans la production de son discours.

L’exemple suivant montre un micro échange interactionnellement complet: extrait d’une situation où le maître d’un CM2 fait émerger des données pertinentes permettant de faire des rapports de nombres à partir d’un vélo (séquence didactique ayant pour objectif plusieurs séances sur la notion de rapport, de fonction).

exemple n°1 SE1

échange verbal qui montre une complétude interactionnelle

M11: comment ça s’appelle ça...là mais j’ai pas bien compris on se sert de quoi?

E: la fourche

M12: on se sert de quoi...la fourche...on peut se servir de ça comme point de repère ou alors de quoi?...comment il faut qu’il soit le point de repère?...Mickaël tu nous l’as dit

Mickaël: fixe

M13: fixe, donc on peut choisir ça...alors si on choisit celui-là,

Dans cet échange à trois protagonistes (le maître et deux élèves) il y a bien complétude interactionnelle dans le sens de Roulet; en effet les deux énoncés réactifs de E et de Mickaël sont évalués locutoirement par le premier locuteur, ici l’enseignant. En répétant « fixe » et en utilisant le connecteur pragmatique « donc » il montre son accord et par là-même la clôture de l’échange en tant que négociation.

Ce n’est cependant qu’un petit échange, une micro-structure à l’intérieur d’une unité plus grande ayant une intention didactique qui va servir à la dévolution (ici la définition d’un tour de pédalier permettra aux élèves de compter des tours de roue en fonction de tours de pédale).

Dans la même séance didactique, à un moment de l’interaction, SE1 ne donne pas son accord à la proposition d’un élève qui pourrait transformer l’échange verbal en échange didactique complet…si l’enseignant-médiateur le désirait ! Sa position haute (Flahaut,1978; François,1990) en tant que négociateur lui donne ce pouvoir ! Ainsi la position institutionnelle intervient fortement dans le jeu interlocutoire et permet donc de transgresser les règles de la conversation courante.

Ici SE fait donc le choix de relancer le dialogue, nous allons le voir dans l’exemple n°3: pédalier(E1 refait tourner le pédalier)

on a une incomplétude interactionnelle… Au tour précédent, un élève énonce: « si elle veut faire tourner la roue »

Le deuxième acte de langage du maître va devenir

une requête d’informations sur le tour de pédalier proposition. Le reste de la classe va pouvoir ainsi inférer, progressivement, à travers le dialogue, les intentions du M

L’enseignant va faire le choix de poursuivre son rôle de médiateur (interface entre la culture mathématique et les apprenants) dans cet échange, car il a une intention didactique bien précise: la définition du tour de pédalier.

Il va donc procéder à un ajustement illocutoire pour relancer le mécanisme conversationnel. L’assertion « un tour de pédalier » prend une valeur de requête d’informations. L’acte de langage que le médiateur avait l’intention d’accomplir en M4 va être complètement réussi ; l’intervention réactive de Christopher par un autre acte de langage, mais à valeur assertive cette fois-ci va fixer deux valeurs communicationnelles:

- premièrement le dialogue peut reprendre, il n’y a pas contestation du nouveau cadre de référence posé par la conditionnelle en M4,

- deuxièmement la poursuite de la négociation verbale se fait dans le sens voulu par le maître puisque Christopher reprend l’échange en donnant son point de vue sur le monde, ici sur le contenu invoqué d’une manière implicite par le maître c’est à dire la définition du tour de pédalier.

Un élève peut provoquer l’arrêt d’une négociation verbale

Si on analyse le petit échange enchâssé du M avec l’élève Ea, nous remarquons que l’incomplétude dans une négociation verbale en classe n’est pas toujours due au seul fait de deux interactants.

Il nous faudra donc tenir compte du nombre d’élèves dans notre unité d’échange verbal, en effet chacun tient une place non négligeable dans le dialogue qui s’instaure dans le groupe. Chaque interactant possède un potentiel cognitif et participe de ce fait à la coélaboration du sens.

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107 Christopher: le tour de roue!

Ea: le tour de pédalier microéchange à trois interventions entre l’élève Ea et le M. La troisième intervention est une

on a ici une demande de justification d’hypothèse mais avec incomplétude interactionnelle

Eb: dans l’autre sens? car l’échange est coupé par l’interactant Eb

Dans la classe le maître échange avec un ou plusieurs enfants, cela demande nous l’avons vu des présuppositions sur l’état cognitif spécifique à chaque protagoniste. Le médiateur doit donc inférer l’interprétation possible du discours par les élèves tout au long de l’échange didactique. Dans la classe c’est le maître qui guide mais les élèves doivent aussi faire leur travail de présupposition et de validation dans l’interaction.

Nous sommes amené pour un échange didactique interactionnellement complet à indiquer le nombre d’élèves qui intervient.

On s’aperçoit très vite que le comportement médiationnel d’un enseignant peut engendrer un grand nombre de « règles d’action et de contrôle » du discours. Nous avons vu qu’il a la possibilité de relancer ou non le mécanisme conversationnel didactique; que les échanges verbaux soient interactionnellement complets ou non d’ailleurs. De plus le nombre d’interactants peut être une gêne pour la conduite du dialogue s’il possède une intention didactique forte; or cela peut être aussi une aide s’il sait en maîtriser les détours possibles.

Pour l’analyse, nous pouvons dire que ce n’est qu’à la fin d’un échange verbal que nous pourrons inférer si la médiation est terminée; il y aura ainsi un accord

« médiationnel » voulu explicitement ou implicitement par les protagonistes.

Ainsi nous ne pouvons émettre des hypothèses sur le comportement des enseignants-médiateurs qu’en tenant compte de plusieurs critères.

- La négociation verbale aboutit à un accord que nous dénommerons médiationnel

- Cet accord médiationnel est soumis à des contraintes de complétude dans l’interaction

- Un échange est simple ou complexe, - Prise en compte du contenu qui en émerge.

Dans l’exemple qui suit même un double accord littéral nous montre que le discours didactique obéit souvent à un jeu, à un fonctionnement particulier dont les professionnels devraient avoir conscience.

Dans cette situation le maître MI cherche à connaître les dimensions d’une salle de classe à l’aide d’un bout de bâton considéré comme une unité de longueur.

exemple n°2

Unité Simple MI

M1: et le groupe de Sophie

E: 4 bouts

M2: oui 4 bouts d’accord E: ça fait 32 cm

M3: t’es sûr?

Nous avons évoqué la possibilité de terminer la borne supérieure de l’unité verbale didactique par un double accord en faisant référence à Roulet (1985). A la requête de MI en M1 un élève satisfait l’acte de langage précédent sur le contenu mesure d’une grandeur de la classe avec l’assertion « 4 bouts ».

Le locuteur MI peut exprimer sa satisfaction « didactique » en énonçant littéralement son accord et donc la clôture de la négociation verbale « oui 4 bouts d’accord ». Le mot accord prend une double valeur, c’est aussi un connecteur pragmatique qui, en énonçant un accord sur la négociation verbale, réussie mais pas satisfaite en fait, à propos du contenu mesure d’une grandeur, doit inciter les apprenants à se dégager du contexte (MI a l’intention de commencer le processus d’institutionnalisation). Le locuteur MI va pourtant être surpris: l’intervention réactive M3 faisant suite à l’acte de langage « ça fait 32 cm » révèle bien un obstacle, l’unité est reconsidérée avec une unité légale le centimètre. Les locuteurs élèves rappellent ainsi au locuteur MI que d’autres négociations verbales didactiques sont nécessaires pour donner le sens visé dans la situation-problème. Nous avons donc avec cet exemple, même si un double accord littéral peut signifier la fin d’un échange verbal, des interventions d’apprenants qui mettent à jour une négociation didactique incomplète. Les interventions verbales des apprenants sont bien des actes qui les impliquent dans la situation, cette part de responsabilité fait partie du contrat didactique.

Il est toujours important pour le médiateur de connaître les représentations des élèves, même quand il pense être arrivé à une coréférenciation. Ici c’est l’interlocution provoquée par l’accord du locuteur MI qui est intéressante: son accord locutoire est interprété comme un accord didactique. Les apprenants se donnent le droit de prolonger l’échange verbal, ils supposent leurs représentations justes car mutuellement re-connues par une évaluation positive du médiateur.

Le mot « d’accord » devient un stimulus verbal qui incite les apprenants à « dire » leurs connaissances mathématiques. Nous avons là une possibilité de conduite médiationnelle très appréciable pour qui désire connaître le sens donné à la situation par les apprenants.

C’est la proposition tenue pour vraie par MI dans le décours de l’activité, il y a bien adaptation à la situation grâce au schème de cet enseignant.

« Une intervention réactive qui a pour fonction d’évaluer positivement une unité verbale fait facilement asserter l’apprenant sur une situation-problème ».

Ce fait d’interlocution nous renseigne fortement sur l’inconvénient d’une clôture un peu trop rapide d’une unité verbale didactique. Ne devrait-on pas laisser les apprenants initier d’autres échanges verbaux même après un accord locutoire? L’interaction verbale permet parfois une satisfaction didactique par l’intermédiaire d’actes de langage. Ce compromis didactique est dû à la spécificité de l’illocution utilisée. Un locuteur ne devrait pas oublier que la satisfaction n’est possible que par défaut, c’est en effet une contrainte des relations qui existent entre les actes de langage.

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L’enseignant est devenu un négociateur de contenu par l’intermédiaire de l’interaction verbale avec les locuteurs-élèves, il a cependant, ne l’oublions pas, déjà une expérience de la communication verbale ordinaire. Cette expérience lui permet ainsi une connaissance à priori de la complétude interactionnelle et interactive qu’il va adapter à la production de son discours professionnel cette fois-ci.