• Aucun résultat trouvé

1. La vie source de l'oeuvre

1.3. Le pouvoir instaurateur du langage

1.3.2 La quête d'équivalence linguistique

et du rythme sont autant de défis qu'Arguedas s'est posés simultanément tout au long de son écriture, car l'écrivain participe pleinement et simultanément des deux systèmes culturels qu'il évoque: l'andin et l'hispanique. Nous sommes donc face à un sujet "hétérogène" à la société dans laquelle il formule sa vision personnelle de sa nation.

Nous voici aux fontières de la communication. Arguedas a situé son effort dans la transmission du patrimoine des deux communautés que l'histoire n'a fait qu’opposer, en un prodigieux effort de traduction pédagogique. Force nous est de reconnaître que le plurilinguisme est un "état instable", où le va et vient entre les deux langues reste permanent. En Suisse, Iso Camartin, romanche, à la recherche d'un équilibre culturel et linguistique à l'intérieur de son pays, le constate aussi:

"Le plurilinguisme est un état instable, tous ceux qui n'utilisent une langue qu'occasionnellement, le savent. Pour le conserver, il faut avoir la ferme volonté d'aller contre le cours naturel des choses. Donc si une nation choisit cet état instable, elle s'oblige nécessairement à imposer la solution la plus compliquée contre la plus simple. Cette entreprise n'est nullement absurde si l'on considère que tout accomplissement culturel suppose au fond que l'on opte pour la plus complexe des possibilités existantes. Le maintien intentionnel de ces états culturels instables est une tâche civilisatrice de première importance pour la communauté et particulièrement pour l'Etat. En Suisse comme ailleurs, si le plurilinguisme est considéré comme une valeur, ce n'est pas pour conserver pieusement quelque situation historique, mais bien parce qu'on juge que cette solution, toute compliquée qu'elle soit, est celle qui convient le mieux à la situation actuelle".103

La description d'Iso Camartin, nous présente le choix délibéré d'un Etat pour le plurilinguisme, alors que bien évidemment la situation historico-politique est totalement différente au Pérou. Le Pérou n'a entériné le premier alphabet de la langue quechua que lors du Congrés d'Américanistes de 1939; ce premier alphabet de la langue quechua fut officialisé en 1946, et un autre approuvé en 1954. Mais avant d'atteindre l'officialisation de la langue quechua les missionnaires depuis Domingo de Santo Tomás au XVIIème siècle avaient créé et divulgué le premier alphabet de la langue quechua ainsi que des premières grammaires et vocabulaires de cette langue orale.

La diffusion de la langue quechua et la politique d'éducation ont été très dissemblables au Pérou selon les gouvernements, mais il n'en reste pas moins vrai que cet état de bilinguïsme a été revendiqué par Arguedas, quand il fait allusion à "el vía crucis, heroico y bello del artista bilingüe".104 Une telle

revendication d' écrivain bilingue, dans un pays multi-ethnique a conduit Arguedas à un sentiment d'inachevé et d'incomplétude.

1.3.2 La quête d'équivalence linguistique

103Iso Camartin: Rien que des mots? Plaidoyer pour les langues mineures. Editions Zoé, Carouge, 1985, p. 64-65.

Arguedas commence à publier en 1935 un premier recueil de contes intitulé Agua au moment où le roman régionaliste dominait la littérature de l'époque comme l'affirme W. Rowe:

"La novela regionalista, que dominó la ficción de los años veinte a los años cuarenta del presente siglo, se basaba en la idea de que lo que era más típico y original en América Latina, no se encontraba en las ciudades modernas, sino en las zonas atrasadas. El propósito de los regionalistas era crear una pintura realista de estas sociedades, pero escribían como foráneos, y se concentraban en lo externo, en lo pintoresco, en lo que era más interesante para el foráneo".105

Le point de départ de l'écriture d'Arguedas a bien été l'évocation du monde rural andin, vécu de l'intérieur du champ culturel qui, jusqu'alors, n'avait été peint que de l'extérieur, sous l'angle du pittoresque. Mais l'écrivain, lui, aura un projet plus ambitieux et autrement plus complexe. Son but sera d'évoquer de l'intérieur la transformation des deux champs culturels, en contact simultanément l'un avec l'autre, en les évoquant tous deux, à partir du vécu; ainsi la conscience métisse, est-elle née. L'auteur nous a décrit longuement la naissance de sa première tentative d'écriture et de son cheminement:

"Yo comencé a escribir porque tenía una necesidad irresistible de enunciar, de describir el mundo que yo había vivido en la infancia, sin tener el plan o la ilusión de publicar aunque evidentemente había un deseo implícito de que esto llegara al público, que llegara al lector. La primera narración que escribí fue relativa a una peripecia muy triste de mi primer amor frustrado, se llama Warma kuyay, que quiere decir Amor de niño".106

D'emblée l'aspect autobiographique s'impose dans le choix de la réalité destinée à être retransmise. "La nécessité irrésistible" d'énoncer le monde tel qu'il l'a vécu jaillit de la certitude éthique, antérieure à l'acte d'écrire, que nous avons déjà mentionnée dans un passage précédent. William Rowe insiste sur l'importance de "la conscience active" qui structure l'entreprise romanesque d'Arguedas soulignant par là-même la modernité de son projet:

"Esto implicó ir más allá de la novela regionalista, hacia un nuevo tipo de estructura donde no es el documental social, sino la conciencia activa de los personajes lo que sostiene el mundo de la novela. Esto es lo que proporciona a las novelas de Arguedas su modernidad, aunque en términos de técnica narrativa sean tradicionales. El más importante logro técnico de Arguedas es en la esfera del lenguaje, donde, de un modo enteramente original, convierte al español, en medio que pueda dar cuenta del universo del indio".107

Le langage arguédien s'efforce de représenter la différence des deux champs culturels s'imbriquant et s'influençant mutuellement, s'enrichissant et se rejetant tout ensemble. Mais n'oublions pas que l'écrivain est un sujet hétérogène appartenant aux deux structures mentales en présence et sa mission consiste précisément à être le passeur entre les deux constituantes de la société qu'il incarne.

105William Rowe: Art. cit., p. 257.

106José María Arguedas: Primer Encuentro de narradores peruanos, p. 171. 107William Rowe: Art. cit., p. 258.

Si le premier décalage d'Arguedas se situe au niveau de l'identité, où coexistent le "je" et "l'autre", dans une antériorité précédant toute réflexion, nous savons que le second décalage se situe au niveau linguistique précisément. Pour lui, le problème consiste à retranscrire l'esprit de "l'autre", de l'indien en l'occurence, à travers la langue castillane qui est un "instrument incomplet et insuffisant" pour ce qui est de la transmission de l'esprit quechua et de sa richesse émotionnelle:

"Las dificultades vinieron cuando traté de interpretar la vida del pueblo indígena, porque entonces el castellano me resultaba un instrumento incompleto o insuficiente. Mi problema fundamental ha sido un problema de técnica (los estudiosos de la técnica lo dirán con mucha más claridad que nosotros). Yo había conocido el mundo a través del quechua y cuando lo escribía en castellano me parecía éste un idioma sumamente débil o extraño; entonces mi pelea ha sido por encontrar un estilo que se adecuara a la revelación de este mundo tal como lo sentía, tal cual estaba dentro de mí".108

Nous allons assister à la tentative d'Arguedas de surimposer la réalité pour la faire comprendre à travers sa concrétude, au delà de la littérature et de la langue castillane elle-même, support de cet esprit "autre", à travers une méthodologie bien précise sur laquelle nous reviendrons brièvement:

"¡Describir la vida de aquellas aldeas, describirlas de tal modo que su palpitación no fuera olvidada jamás, como un río en la conciencia del lector! Ese fue el ideal que guió todos mis trabajos, desde la adolescencia. Los rostros de los personajes estaban claramente dibujados en mi memoria, vivían con exigente realidad, caldeados por el gran sol, como la fachada del templo de mi aldea nativa en cuyas hornacinas ramos de flores silvestres agonizan. Mas un inconveniente aturdidor existía para realizar el ardiente anhelo. ¿Cómo describir esas aldeas, pueblos y campos; en qué idioma narrar su vida? ¿En castellano? ¿Después de haberlo aprendido, amado y vivido a través del dulce y palpitante quechua? Fue aquel un trance al parecer insoluble".109

Le choix du castillan ne fut pas un choix aisé de la part de l'écrivain, qui ne s’y rallia que pour gagner le maximum d'audience possible. Le paradoxe de vouloir sensibiliser le lecteur hispanophone à l'injustice faite à l'indien de langue et de culture quechua marque bien la marge de manoeuvre d'expression avec laquelle Arguedas est obligé de travailler, et elle atteste sa force de persuasion!

Mais, dans un premier temps, l'écriture en castillan ne semblait pas devoir satisfaire l'écrivain qui n'avait pas encore soumis la langue à l'acclimatation nécessaire pour qu'elle devienne l'instrument souple et privilégié de la thématique choisie: l'univers des Andes puis du Pérou tout entier. Arguedas s'en explique après avoir écrit son premier récit en espagnol littéraire et avoir été loué à son propos. L'écrivain prend alors conscience de l'inadéquation du récit face à la situation relatée. C'est alors que commence sa longue lutte avec le langage afin de traduire son vécu:

"Realizarse, traducirse, convertir en un instrumento legítimo el idioma que parece ajeno; comunicar a la lengua casi extranjera la materia de nuestro espíritu. Esta es la dura, difícil cuestión. La universalidad de este raro equilibrio de contenido y forma, equilibrio alcanzado tras noches de increíble trabajo, es cosa que vendrá en función de

108José María Arguedas: Primer Encuentro de narradores peruanos, p. 171. 109 José María Arguedas: Diamantes y pedernales, p. 6.

la perfección humana lograda en el transcurso de tan extraño esfuerzo. ¿Existe en el fondo de esa obra el rostro verdadero del ser humano y de su morada?".110

Dans Primer Encuentro de narradores peruanos, Arguedas explicite le laborieux combat qu'il a dû mener afin de trouver une technique d'expression qui rende enfin compte de la réalité telle qu'il souhaitait la transmettre au lecteur. Mais le système d'équivalence linguistique continuera à s'élaborer et a progresser tout au long de vingt-cinq ans de labeur ininterrompu et acharné:

"Entonces, me puse a pensar: la técnica es un resultado natural, de la necesidad de revelar un mundo nuevo; cuando un creador debe decir algo nuevo, algo distinto de lo que han dicho los demás, él tiene que buscar, no conscientemente, no académicamente, una técnica nueva. Las técnicas surgen cuando hay mundos nuevos que revelar".111

"Révéler des mondes nouveaux" est une exigence qui requiert progressivement un engagement du sujet envers "l'autre", en partant d'une double intériorité, vers l'approche de "l'authentique nature de la manière d'être de l'Indien", à travers le castillan qui n'est, en aucune manière, sa langue maternelle acceptée comme telle.

Nous serons amenés à considérer plus tard les conséquences de l'altérité jusqu'à l'étape de la "substitution", du sacrifice total du sujet, afin de revendiquer une participation encore active même sur le mode de sublimation , qu'Arguedas développera dans Los zorros. Pour l'heure, nous en sommes au premier conte d'Agua, Warma kuyay:

"Era necesario encontrar los sutiles desordenamientos que harían del castellano el molde justo, el instrumento adecuado. Y como se trataba de un hallazgo estético, él fue alcanzado como en los sueños, de manera imprecisa.

Logrado naturalmente para mí, el buscador. Seis meses después abrí las páginas del primer relato de Agua. Ya no había queja. ¡Ese era el mundo! La pequeña aldea ardiendo bajo el fuego del amor y del odio, del gran sol y del silencio; entre el canto de los pájaros nativos guarecidos en los arbustos; bajo el cielo altísimo y avaro, hermoso pero cruel".112

En somme, la quête d'équivalence s'organise autour de l'engagement éthique du sujet envers "l'autre", afin de préparer le lecteur à l'engagement jusqu'à "la responsabilité maximale" levinassienne qui révèlera des mondes nouveaux et qui aboutira inéluctablement à la "substitution", au don total.

1.3.3 Le langage comme catharsis dans la narration arguédienne