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2. L'éthique arguédienne: une réponse à la problématique du Pérou

2.2. Le refus de rupture

2.3.2 Les stratégies de la narration arguédienne

Notre choix s'est centré sur Todas las sangres, comme oeuvre éclairante des stratégies narratives de l'écrivain. En effet, celui-ci étant arrivé à la maîtrise de son art, a conçu un roman épico-éthique, dans lequel il retrace une fresque véridique de la société au Pérou, ce qui n'implique pas une vision purement naturaliste de cette dernière.

264Silvia D. Spitta : Literary transculturation in Latin America, University of Oregon, 1989, p. 109-110.

265Pedro Trigo:Op. cit., p. 133.

266Carlos Pacheco: "El proyecto transculturador de José María Arguedas", in Escritura, VIII. 15, Caracas, 1983, p. 117.

Arguedas prècise lui-même les lieux d'inspiration de Todas las sangres qui sont les régions qu'il connaît et chérit le plus:

Apurimac y en el Cuzco".267

2.3.2.1 La marge de liberté des héros arguédiens

Nous avons à faire à des héros adultes qui illustrent non seulement des idéologies, (comme le syndicalisme de Rendón), mais aussi un itinéraire de vie propre qu'ils incarnent selon leur tempérament, révélant des émotions profondes qui ne se dévoilent que partiellement, au gré des événements suscités par la situation évolutive de l'intrigue romanesque.

Ainsi les interactions des personnages ne jettent qu'une lumière fugace sur la psychologie de chacun d'eux, préservant constamment leur part de mystère. Si nous prenons Rendón Wilka, qui incarne l'aboutissement de la réflexion de l'écrivain sur l'évolution andine au Pérou, nous constatons la part de fragilité du personnage quant à la véracité psychologique, cette même fragilité qu'Arguedas revendique pour le personnage de don Bruno:

"La gran ambición del libro fue, precisamente, mostrar esa multiplicidad de concepciones, según los grados de aproximación de un mundo en furor, la simpatía por don Bruno es perfectamente explicable porque don Bruno es un señor feudal completamente indianizado, como el que está lleno de ideas indígenas. ¿Hasta dónde es este señor, desde el punto de vista de su creencia religiosa, hasta dónde es un católico, hasta dónde es un indio?".268

C'est toujours en vertu de la marge de liberté d'expression de chacun des personnages que Vicenta, reconnue dans son amour sincère par don Bruno, lui fait remarquer, en le tutoyant pour la première fois, que sa vie aurait été infiniment plus simple s'il avait été un métis, et non point le fils d'un grand propriétaire terrien qui avait maudit les siens, s'était suicidé, et avait légué ses biens aux Indiens:

"Hubieras sido mejor mestizo -y por primera vez le dio el tratamiento de tú a don Bruno-. Estarías negociando en ganadito o en traer mercadería de Santa Cruz. Yo tengo mi tiendecita. O estarías sembrando trigo a medias en las tierras de los vecinos ociosos".269

Ainsi la stratégie de la narration arguédienne consiste à préserver une marge de liberté d'expression et d'action à chacun des personnages, modelant ainsi l'intrigue avec une grande souplesse, face au degré de force et d'imprévisibilité accordé au vécu et à la richesse des interelations.

2.3.2.2 La constitution d’une "géographie religieuse" de l'espace arguédien

Une autre stratégie d'écriture consiste dans la création de l'espace dans lequel se meuvent les personnages. En effet nous avons déjà souligné l'extrême mobilité des situations et la brusquerie de certains événements marquant l'action à

267José María Arguedas: ¿He vivido en vano? , p. 45. 268José María Arguedas: ¿He vivido en vano ?, p. 27-28. 269José María Arguedas: Todas las sangres, p. 240.

rebondissement du roman arguédien. A ses fluctuations s'ajoute la dimension du sacré où baignent l'action des héros: enfant, adolescent ou adulte, afin d'ouvrir le champ humain non seulement dans son horizontalité mais aussi dans la toute puissance de sa verticalité. Nous sommes à un niveau épique dans l'oeuvre de fiction que constitue Todas las sangres.

J.L. Rouillon insiste sur l'hétérogénéité de l'espace, telle qu'analysée par Mircea Eliade dans ses études d'histoire des religions, pour nous désigner la perspective spirituelle, voire religieuse, d'Arguedas:

"Todos estos rasgos coherentes, paulatinamente infiltrados en los relatos de Arguedas, trazan una geografía religiosa, estructuran el espacio dramático como un gran campo de fuerzas sagradas".270

L'espace sacré souligne le degré d'intégration de l'homme, non seulement avec la nature mais au sein de sa cellule sociale, en relation avec les autres, tout au long d'un roman où prend fin le féodalisme, et où sont indiquées les limites de l'impérialisme, dans le processus de régénération éthique, qui sculpte les êtres à l'intérieur de leurs âmes.

Nous touchons les limites de la liberté et de la véracité des personnages, mis en scène, notamment les principaux d'entre eux, dans leurs réactions face aux événements qui s'enchaînent, et parfois se déchaînent, ainsi qu'aux interelations particulièrement travaillées par l'auteur de Todas las sangres. En ce qui concerne don Bruno, nous pouvons ainsi mieux appréhender sa peur viscérale du futur et comprendre celle-ci comme une angoisse existentielle, dont Arguedas se sert. De même la capacité de mystère de Rendón, entièrement concentré sur l'action à mener pour les siens afin de les amener vers une intégration dynamique au sein de la société, aidera l’auteur dans le déroulement de l’évolution de l’intrigue romanesque. Stratégie narrative pour conduire l'action du récit et maintenir l'attention du lecteur quant à la capacité de réponse de l'individu face à l'évènement, aussi surprenant qu'il puisse paraître.

Arguedas est, comme nous l'avons vu, écartelé entre les deux pôles qui constituent son univers culturel, et le métissage qui en découle le pousse à enquêter le plus loin possible sur le champ d'expérience vécu dans chacune des deux parties constitutives de sa culture: le pôle andin et le pôle hispanique. Cette quête de la totalité est exprimée d'une manière particulièrement dramatique par l'écrivain, assoifé d'absolu dans la perspective éthique qui le pousse vers la recherche d'issues pragmatiques.

Le métissage, qui est un fait culturel, est la perspective qu'Arguedas tente de dynamiser face à cet écartèlement de son propre vécu. José Luis Rouillon marque bien les frontières de cette quête d'harmonie qui caractérise l'écriture arguédienne aux prises avec elle-même:

"Arguedas define su mestizaje en otra ocasión : ¿Qué soy? Un hombre civilizado que no ha dejado de ser en la médula un indígena del Perú. Esto quería decir para él:

entiendo y he asimilado la cultura llamada occidental hasta un grado relativamente alto; admiro a Bach y a Prokofief, a Shakespeare, Sófocles y Rimbaud, a Camus y Eliot, pero más plenamente gozo con las canciones tradicionales de mi pueblo; puedo cantar con pureza auténtica de un indio chanka, un harawi de cosecha. Hay en estas confesiones, un júbilo de victoria, una plenitud humana en la que el mestizaje es proclamado como una meta difícil y noble; así rompe Arguedas esquemas raciales inveterados que tanto han hecho para impedir la armonía total del Perú".271

Le métissage se fait exclusivement à partir de la racine indigène, même si le mode d'expression reste le castillan. Et José Luis Rouillon de conclure:

"Se trataría pues de un mestizaje concluído, recuperado por la cultura indígena. Hoy el costeño considera indígenas las tradiciones españolas en desuso en la costa, pero asimiladas por la sierra dentro ya de esquemas y concepciones netamente indígenas. Lo sugestivo es que los creadores de este mestizaje, ya sea en el virreinato, como los catequistas creadores de los himnos quechuas católicos, ya en nuestra época, como el escultor López Antay de Huamanga, son mestizos, no necesariamente en raza, pero sí en la cultura".272

Si tant est que l'instance éthique proposée par la situation de métissage s'avère être une des techniques de la narration arguédienne, l'autre, résidant dans la liberté des héros, le personnage de Rendón de par l'intériorisation et le mystère de la dynamique, nous révèle au fur et à mesure de l'action, ses réflexions, qui créent la densité de l'écriture, par la concision et la densité qui y sont incluses. Prenons par exemple Rendón, débusquant la faiblesse des siens trop habitués à endurer et cherchant à y remédier afin de canaliser leurs forces. Il va découvrir lui aussi sa dimension éthique où est vivante la perspective de "l'autre" :

"Lloraron cada vez más intensamente como los colonos. ¿Por gusto lloran? ¿sin causa lloran? se preguntaba Demetrio, y se respondía: a todos nos han jodido, nos han flagelado. Pero llorar es la maldición de la maldición. Yo, yo padrecito K'oyowasi, yo voy a hacer que en vez de la lágrima que es para el arrodillado, salga fuego, más que del infierno, de los ojos de tus hijos. Y entonces no vamos a responder ante el Puk'asira, ante el Crucificado; ante el hermanito ha de responder el que quiera fregar a sus hermanos".273

Mais la complexité du discours de Rendón est mise en évidence selon l'interlocuteur auquel le héros s'adresse; elle prouve la profondeur de sa capacité de leader sur le plan politique; afin de faire prendre conscience aux siens de l'urgence de leur action au sein de la société, il en arrivera à mêler le genre des discours:

"Rendón utiliza tanto el discurso mítico como (aunque menos frecuentemente) un discurso político y científico, revelando una serie de discordancias cuyas implicaciones son complejas. Rendón invierte lo que ocurre con el campesinado (un lenguaje de forma política pero de contenido religioso) y utiliza formas religiosas con un contenido político. Esto implica una estrategia consciente de síntesis, y una utilización de lo religioso ya no inocente".274

271José Luis Rouillon: "Arguedas y la idea del Perú", p. 388. 272 Ibidem, p. 391.

273José María Arguedas: Todas las sangres, p. 148.

La maturité du meneur politique n'est plus à démontrer malgré, ou en raison même, de sa capacité de s'embusquer derrière un langage mal dégrossi en apparence.

Le point de rencontre entre Rendón et don Bruno reste la vision qu'ils possèdent tous deux de leurs aspirations quant à l’avenir, et où la plateforme andine commune les rejoint contre l'aggresseur extérieur. C'est ce qui fera s'unir les deux hommes, opposés au début du roman, dans une de ces associations pendulaires qui éclairent une fraction de la réalité de chacune des minorités en évolution. Est-il besoin de réaffirmer que, selon Arguedas, il fallait bien deux héros, et une alliance profonde entre eux, pour désamorcer la modernisation anarchique qui se profile avec l'impérialisme anglo-saxon. C'est sans doute la raison pour laquelle les deux hommes, conscients de l'avenir incertain, s'allient et scrutent ensemble lasociété à bâtir pour l'homme du Pérou de demain ce qui préfigure déjà Los zorros.

A la suite de la mort de Rendón, à la fin du récit, l'espace sacré, en vient à donner sa réponse:

"El oficial lo hizo matar. Pero se quedó solo. Y él, como los otros guardias, escuchó un sonido de grandes torrentes que sacudían el subsuelo, como si las montañas empezaran a caminar".275

Nous retrouvons l'espace mythique où les montagnes se déplacent pour accompagner le héros dans son acte grandiose. Car si la mort n'existe ni pour Rendón - "la muertecita"- ni pour l'écrivain, l'enfer reste présent dans la notion de solitude, sous la forme de l'exclusion de celui qui a manqué aux grandes lois de la solidarité et du partage. Celui-là restera immanquablement seul, de cette solitude morale mortelle qui accompagne les tueurs, exclu du lien viscéral avec la terre-mère, protectrice de l'humain. Et peut-être faut-il voir ici la notion de péché pour Rendón ainsi que pour l'écrivain d'ailleurs: l'incapacité qu'ont les Espagnols à vivre à l'écoute de l'harmonie prodiguée par la Nature et d'écouter ses rythmes successifs?

Don Bruno découvre peu à peu, avec chaque fois plus d'étonnement et d'emmerveillement joyeux, la nature de l'Indien telle qu’Arguedas la présente, méconnue dans son être ainsi que dans son histoire :

"¿Es indio el indio? ¿O qué es Señor ? se preguntó con preocupación y un regocijo que a él mismo le sorprendían. Es Dios que así hace las cosas, mejor de lo que el pobre entendimiento humano alcanza a entender, se contestó a sí mismo".276