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1. La vie source de l'oeuvre

1.2. La conscience de l'intrahistoire du Pérou

1.2.1 Le dualisme historique et la continuité historique

Dès la parution de Los ríos profundos, en 1958, José María Arguedas a pleinement conscience du versant andin de l'histoire du Pérou à laquelle il restitue la parole à travers ses rites, son folklore, ses mythes et son indéniable capacité de résistance. Il va développer la conscience d'une histoire parallèle, que nous nommerons intrahistoire du Pérou, et qui s'élabore dès la Conquête, conjointement à l'histoire véhiculée par les forces au pouvoir.

De fait, l'indigénisme dans lequel se développe l'oeuvre de José María Arguedas est un espace culturel dans lequel l'écrivain s'inscrit, sans pour autant avoir jamais accepté d'être traitéd’auteur indigéniste, mais bien pour avoir souligné la distance qui le séparait de son assimilation au monde créole.

Mais déjà en janvier 1950, lors de la publication de "La novela y el problema de la expresión literaria en el Perú", Arguedas déclarait son projet de compréhension globale du Pérou andin:

"Se habla así de la novela indigenista; y se ha dicho de mis novelas Agua y Yawar fiesta que son indigenistas o indias. Y no es cierto. Se trata de novelas en las cuales el Perú andino aparece con todos sus elementos, en su inquietante y confusa realidad humana, de la cual el indio es tan sólo uno de los muchos distintos personajes".72

Parallèlement en 1949 José María Arguedas publie Canciones y Cuentos del Pueblo Quechua, où il formule déjà les modifications des croyances et des inquiétudes spirituelles, d'aucuns diront animistes, des communautés andines:

"El contenido de los cuentos de la colección del Padre Lira es de una importancia excepcional. No se trata ya de relatos más o menos amables, bellos y significativos, de aventuras animalísticas o de cuentos maravillosos, sino de relatos en que el hombre es el personaje principal, y cuya intención y contenido es el fruto, en la mayoría de los casos, de reajustes culturales muy profundos y modernos, de las nuevas e intensas inquietudes anímicas de la comunidad; reajustes y complejos causados por la integración y retraducción de elementos culturales extraños. La preocupación persistente por la supervivencia del alma, exacerbada por el concepto católico del

72José María Arguedas: "La novela y el problema de la expresión literaria en el Perú", in Mar

problema, es uno de los temas que más han inquietado la mente de las comunidades."73

Si l'on se penche sur les origines culturelles et intrahistoriques de l'indigénisme au Pérou, l'on remonte à la Conquête et aux polémiques qui sont nées de la violence et de l'oppression dues à celle-ci. L'affrontement entre Fray Bartolomé de las Casas et Juan Ginés de Sepúlveda nous offre le cadre et les bases d'un témoignage sur les indigènes de l'époque à savoir "les vaincus". Plus tard le témoignage del Inca Garcilaso de la Vega nous offre la vision d'un métissage "réussi" à l'intérieur de la culture hispanique dominante.

Ces étapes constituent des strates de l'indigénisme qui ne devait fleurir qu'au XIXème siècle, au gré des processus de l'Indépendance de l'Amérique du sud et de la recherche d'une identité culturelle qui se fera précisément jour à travers la forte présence indigène dans les zones andines; selon le prisme romantique de l'époque, l'Indien a été idéalisé dansune certaine littérature, et le mouvement a été baptisé du nom "d'indianisme" par Urello.74

C'est au cours de cette étape que virent le jour des oeuvres comme celles de l'équatorien Jorge Icaza: Huasipungo et du péruvien, Ciro Alegría: El mundo es ancho y ajeno.

Lors de son discours, prononcé à la remise du prix Inca Garcilaso de la Vega en 1968, une année avant sa mort, nous allons voir la coloration que revêt le concept de nation pour le penseur qu'est devenu José María Arguedas, lequel a eu le temps de développer et de déployer une réflexion sur l'histoire de son pays. Arguedas a toujours revendiqué les sources socialistes de sa pensée en raison de José Carlos Mariátegui. Il a d’autre part souligné que le Pérou possède un destin propre, inscrit au coeur des hautes terres andines, dont Cuzco reste l'ancrage primordial et infini:

"El otro principio fue el de considerar siempre el Perú como una fuente infinita para la creación. Perfeccionar los medios de entender este país infinito mediante el conocimiento de todo cuanto se descubre en otros mundos. Se formaron aquí Pachacamac y Pachacutec, Huaman Poma, Cieza y el Inca Garcilaso, Tupac Amaru y Vallejo, Mariátegui y Eguren, la fiesta de Qoyllur Riti y la del Señor de los Milagros; los yungas de la costa y de la sierra; la agricultura a 4.000 metros; patos que hablan en lagos de altura donde todos los insectos de Europa se ahogarían; picaflores que llegan hasta el sol para beberle su fuego y llamear sobre las flores del mundo. Imitar desde aquí a alguien, resulta algo escandaloso."75

L'affirmation délibérée et catégorique touchant le refus "d'imiter", de s'abreuver exclusivement, non seulement aux sources mais aux schémas occidentaux, est très clairement explicitée. L'écrivain insiste sur la nécessité d'explorer ses

73José María Arguedas: Canciones y Cuentos Quechuas, Editorial Huascarán SA. Lima, Perú, p.70-71.

74Antonio Urello: Op. cit., p. 205.

75José María Arguedas: "No soy un aculturado" in El zorro de arriba y el zorro de abajo, Lima, Editorial Losada, 1971, p. 298.

propres potentialités nationales, et à travers elles, celles-là même qui constituent l'essence du continent latinoaméricain, auxquelles il reconnaît des possibilités infinies, donnant libre cours à la constitution du génie proprement latinoaméricain. Nous comprenons mieux le souci d'Arguedas, qui dès le début de sa production littéraire, dans les années trente jusqu'aux années 1970, a constamment cherché à échapper aux définitions restrictives voire réductrices concernant sa création, que ce soit sur le plan proprement littéraire, social, ou même politique. N'oublions pas qu'Arguedas a toujours refusé de s'expatrier et de vivre à l'étranger, et qu'il a toujours voulu prendre le pouls de sa patrie, où l'essentiel de sa création a vu le jour, hormis une partie de Los zorros qui a été écrite au Chili. Arguedas aurait très bien pu intituler l'ensemble de son oeuvre à l'instar d'Unamuno en Espagne: En torno al Perú.

L'élargissement et l'approfondissement de la thématique arguédienne, chevillée à l'avenir de sa nation, ont été abordé et étudié longuement sans qu'il y ait besoin d’y revenir plus amplement.

Arguedas lui-même, devait reconnaître et revendiquer l'éblouissement que lui a produit l'apport de Mariátegui, et ceci dès les années trente, où la revue Amauta était distribuée non seulement à Lima, mais à travers les Andes. Il reviendra avec insistance sur le remarquable travail d'information et de diffusion des idées socialistes accompli par celle-ci à Pampas, Huaytara, Yauyos et Huancayo:

"Yo declaro con todo júbilo que sin Amauta, la revista dirigida por Mariátegui, no sería nada, que sin las doctrinas sociales difundidas después de la primera guerra mundial tampoco habría sido nada. Es Amauta la posibilidad teórica de que en el mundo puedan, alguna vez, por obra del hombre mismo, desaparecer todas las injusticias sociales, lo que hace posible que escribamos y lo que nos da un instrumento teórico, una luz indispensable para juzgar estas vivencias y hacer de ellas un material bueno para la literatura".76

Dans ce passage, Arguedas revendique haut et fort l'influence doctrinale de la revue Amauta, déterminante pour une prise de conscience de la problématique de la nation. Nous percevons ainsi, comment José María Arguedas a préservé son espace d'autonomie et d'enracinement fondamental, tout en gardant ses distances avec les courants idéologiques. Sa création littéraire ne s'est jamais étiolée à l'intérieur d'une idéologie ou d'une politique quelle qu'elle soit. Le créateur a su protéger sa distance de critique lucide, en marge de son temps.

De cette manière, il arrivera laborieusement, et au prix de beaucoup d'incompréhension, à forger sa création littéraire et ethnologique, qui s'élabore dans une seule et même optique, dans une seule et même foulée: l'épanouissement d'un Pérou, où l'équilibre des différences trouve un point d'orgue. C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre le retrait et la défiance de l'écrivain face aux courants politiques existants.

Dans cette perspective, il faut donc garder présent à l'esprit combien la notion de métissage est en proie à de nombreux obstacles d'ordre historiques,

économiques, sociaux et culturels qui placent le phénomène de l'intégration réussie des deux composantes culturelles dans une situation difficile, voire conflictuelle. La lutte d'Arguedas se situe à tous les niveaux où le déséquilibre porte entrave à l'épanouissement culturel social et existentiel des personnages qui sont mis en scène dans sa création littéraire.

Dans "La novela y el problema de la expresión literaria en el Perú", José María Arguedas insiste sur la conjugaison néfaste du dualisme hispano-andin quant aux antagonismes économico-spirituels:

"¿Hasta cuándo durará la dualidad trágica de lo indio y de lo occidental en estos países descendientes del Tahuantisuyu y de España?".77

Le mouvement indigéniste a précisé le contenu de ses revendications économiques et politiques, notamment concernant le problème indigène, intimement lié au problème agraire, dans les années trente, juste avant le commencement de l'oeuvre littéraire de José María Arguedas.

Revendiquant l'héritage de Mariátegui, José María Arguedas affirmera encore en 1964, après la publication de Todas las sangres, le retard du développement andin par rapport à celui de la côte, même si ce dernier ne correspond plus au dualisme originel andin, car l'espace international a fait à son tour son apparition dans la problématique économique péruvienne:

"Entre un mujik y el zar había menos diferencias que entre el presidente de una gran empresa subsidiaria de un monopolio internacional y un siervo de hacienda peruano".78

Nous constatons, une fois encore, l'observation aiguisée de l'écrivain, qui perçoit le début de ce que nous appelons aujourd'hui, la mondialisation, faisant irruption inopinément sur la scène économico-culturelle de son pays.

Nous ne pouvons nous soustraire à la question qu'Arguedas se pose à lui-même concernant son aptitude à la compréhension idéologique du socialisme, mais nous essayerons de montrer comment son appréhension de la réalité du Pérou se situe, d'abord et forcément, sur le plan de l'évolution éthique, c'est à dire de la nécessité de préserver non seulement certaines valeurs, mais aussi les modalités culturelles qui ont généré ces mêmes valeurs, à savoir la structure des communautés agraires avec leur contexte moral organisé selon le schéma organique et fonctionnel andin.

La question suivante montre l'optique culturelle que retient Arguedas de l'exemple socialiste:

"¿Hasta dónde entendí el socialismo? No lo sé bien. Pero no mató en mí lo mágico. No pretendí jamás ser un político ni me creí con aptitudes para practicar la disciplina de un partido, pero fue la ideología socialista y el estar cerca de los movimientos

77José María Arguedas: "La novela y el problema de la expresión literaria en el Perú", p, 66-72. 78Antonio Cornejo Polar: "El sentido de la narrativa de Arguedas" in Recopilación de textos

socialistas lo que dio dirección y permanencia, un claro destino a la energía que sentí desencadenar durante la juventud".79

Nous avons à faire à un moraliste joint à un scientifique et à un poète, élaborant, en une synthèse laborieuse, les valeurs inhérentes à la nation péruvienne, dans une tentative de renovatio intrinsèque de la société en cours d'élaboration.

Mais revenons, à l'époque de Mariátegui et de la publication d'Amauta. On distinguait le noyau orthodoxe où allaient s'élaborer les mouvances de la réflexion plurielle sur le Pérou. C'est dans ce bain de culture représenté par Amauta, que la pensée originale d'Arguedas s'échafaudait et devait prendre son élan propre.

Nous sommes donc en présence d'une fiction qui tente de proposer des solutions et des réponses à la problématique andine proritairement, puis à la problématique du Pérou, plus qu'elle ne se propose de donner une image uniquement réaliste, une image naturaliste en somme. Arguedas n'est pas le peintre du Pérou mais le penseur et l'essayiste qui cherche à anticiper sur l'identité de son pays en élaboration au moment où il écrit. C'est en ce sens qu'il faut essayer de comprendre l'oeuvre de l'écrivain péruvien comme un essai de participation à la conscience de l'histoire de son pays en train de se forger sous les yeux de notre créateur.

Coulthard souligne l'attitude novatrice sur le plan littéraire, de l'attitude d'Arguedas, lequel a réalisé en son for-intérieur la synthèse des pensées de Mariátegui:

"Ahora bien, la postura de José María Arguedas es excepcional. Mariátegui, entre tantas observaciones acertadas, había dicho: la literatura indigenista no puede darnos una versión rigurosamente verista del indio. Tiene que idealizarlo o estilizarlo, tampoco puede darnos su propia ánima. Es todavía una literatura de mestizos. En Arguedas se produce el fenómeno del indio que habla desde dentro de su cultura, aunque racialmente, Arguedas no es indio".80

En effet, pour la première fois, un écrivain parle des Indiens de l'intérieur de leur propre culture et non point comme un sujet abordé de l'extérieur, avec un prisme plus ou moins romantique. Arguedas allie en lui-même le regard observateur du scientifique, de l'ethnologue, et le regard lucide du penseur, axé sur l'élaboration d'une éthique nationale, gardant présent à l'esprit l'importance de la double spiritualité andine et chrétienne.

Quant au mouvement indigéniste, il est certain qu'il s'inscrit dans un courant révolutionnaire qui ne demandait qu'à s'exprimer compte tenu des données sociales inscrites au sein de la société péruvienne. Une des caractéristiques de la littérature arguédienne consiste à porter un regard délibéré sur l'avenir comme d'ailleurs le voulait José Carlos Mariátegui. Ici, il nous semble important de souligner combien le vécu arguédien surgit d'une expérience mûrie et orientée

79José María Arguedas: "No soy un aculturado", p. 297-8.

80G. R. Coulthard: "Un problema de estilo", in Recopilación de textos sobre José María

vers une perspective de renovatio de la société alors que l'expérience indigéniste est orientée vers le passé. La conscience mythico-éthique d'Arguedas amorce un mouvement où il dépasse d'emblée la littérature régionaliste, pour embrasser le devenir de toute une nation en train de se forger une âme, c'est à dire une identité, où la pluralité des voix distinctes marque de son sceau cette nouvelle réalité:

"Debido a su experiencia personal de la cultura india (había pasado parte de su niñez viviendo con los indios) la perspectiva indigenista no le satisfacía: su posición era el reverso de la de los indigenistas ya que él había venido como un foráneo no con respecto a los indios, sino a la cultura urbana moderna. Los valores y la conciencia de los indios son el meollo de sus escritos. El modo en el cual la cultura india se implementa en sus novelas, marca una similitud con los métodos de Asturias o de Roa Bastos; el pensamiento mítico es llevado al centro de la novela como un activo proceso estructurante. Esto implicó ir más allá de la novela regionalista, hacia un nuevo tipo de estructura donde no es el documental social, sino la conciencia activa de los personajes lo que sostiene el mundo de la novela".81

Nous allons maintenant aborder les différents romans arguédiens dans la perspective indigéniste. Le dualisme entre les grands propriétaires terriens et les Indiens y est nettement délimité et scinde la société andine en deux, consacrant ainsi la rupture traditionnelle entre grands propriétaires terriens, d'une part, et indiens, d'autre part.

Dans son premier roman en 1941, Arguedas nous propose déjà une immersion radicale dans la culture indigène, avec la description conjointe des "hacendados" en litige avec le pouvoir de Lima, pour débattre du bien-fondé de la fête andine de la communauté de Puquio. Le titre en quechua/espagnol, Yawar fiesta, symbolise le projet arguédien centré sur la culture indigène et sa capacité exemplaire de courage. Nous sommes plongés dans une culture "autre" dont le versant axiologique est exalté par l’éthique.

Dans son deuxième roman, Los ríos profundos, nous assistons à la révolte du jeune protagoniste, Ernesto, qui va remettre en cause le système de valeurs des prêtres et le refus de l'abdication de l'âme andine et de sa magie, avec la crainte profonde que lui inspire le Christ de la résignation. Nous assistons à l'intériorisation de la spiritualité magique andine et à l'approfondissement de la connaissance de la réalité métisse avec le rejet de la spiritualité chrétienne, axée sur Dieu le Père dans sa dimension de domination et de peur jointe à la passivité. L'identité andine et ses valeurs sont clairement revendiquées et valorisées à travers le tempérament passioné d'un enfant hypersensible, déchiré entre les deux composantes andine et chrétienne, ne parvenant pas à réaliser une synthèse féconde. Notons au passage que dans Los ríos profundos le narrateur insiste à la fois sur un Christ souffrant, mais également sur la Vierge Marie qui est aussi maternelle que la Pacha Mama.

81William Rowe: "Mito, lenguaje e ideología como estructuras literarias", in Recopilación de

En 1964 parait le roman Todas las sangres, intégrant pour la première fois la totalité du Pérou avec son éventail de personnages déchirés par des interêts et des vues antagoniques sur leur pays, où le réseau des valeurs contradictoires ressemble à un écheveau extrêmement emmêlé. Le dualisme indigéniste des premières heures est dépassé au profit de l'industrialisation croissante et de l'apparition du capitalisme industriel urbain, sans que pour autant les clivages culturels soient abolis. Dans Todas las sangres, la vision rédemptrice à travers le personnage de Don Bruno souligne l'évolution spirituelle de l'écrivain lui-même et annonce une vision profondément modifiée du christianisme qui ne cessera d'évoluer jusque dans Los zorros.

Le 23 juin 1965, suite à la publication de Todas las sangres, un groupe de sociologues et d'écrivains se réunirent autour d'une table ronde pour critiquer le bien fondé de la thématique arguédienne dans une optique littéraire strictement naturaliste. L'incompréhension profonde touchant le projet éthique de renovatio de José María Arguedas, qui avait réalisé à travers la fresque du Pérou une réflexion exemplaire, affecta très profondément l'écrivain, lequel avouera ensuite:

"He tratado de servir a los demás".82

Cette phrase, d'apparence anodine, reflète cependant la lutte de toute une vie et de toute une oeuvre en étroite symbiose avec les actes de l'écrivain, un écrivain qui a cherché à comprendre toutes les implications d'une société en voie d'industrialisation en tâchant de préserver "l'autre", de mieux l'appréhender dans sa poursuite d'expressivité existentielle, afin de l'intégrer pleinement au sein d'une société plurielle non homogène, en proie à un métissage houleux. La réunion de sociologues s'avéra incompétente à percevoir le message du penseur et du créateur qu'était José María Arguedas.