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Le langage comme catharsis dans la narration arguédienne

1. La vie source de l'oeuvre

1.3. Le pouvoir instaurateur du langage

1.3.3 Le langage comme catharsis dans la narration arguédienne

complexes, elle transparait à travers la description de l'univers andin, où Arguedas affirme un lyrisme et une poésie en prose, dont le castillan se fait l'interprète avec bonheur. Qui ne se souvient des évocations arguédiennes des Andes et de la passion quelles ont engendrées dans la création de l'écrivain? Pour

110Ibidem, p. 6. 111Ibidem, p.172.

ce qui est du style, William Rowe énumère ces "désordres subtils" du langage qui, dès Agua, constituent le langage arguédien:

"En Agua, la visión del mundo genérica, no individualizada, del indio, se sugiere por medio de la omisión de artículos, el uso del gerundio con preferencia sobre las usuales formas verbales personales y una dislocación general del orden de las palabras, de modo que el verbo en la frase es colocado mucho más atrás de lo que es normal en español: los elementos de la creación tienden así a combinar e interactuar en un plano diferente de aquel de la acción individualizada. Estos procedimientos, junto con una tendencia a omitir las conjunciones, reproduce en español algo del carácter especial del quechua".113

Dans Primer Encuentro de narradores peruanos, Arguedas analyse son propre processus d'écriture, et il nous confie les étapes d'élargissement de la thématique par lesquelles il est passé, afin de souligner la progression de ce processus à travers l'expérience du métis, dont il se fait le fidèle témoin. Un métis, dont le salut dépend de l'évocation profonde, décrite par l'auteur soucieux d'aider à la naissance de ce personnage marginalisé, pour qui les valeurs sont en équilibre instable, tant sur le plan éthique que social et psychologique. Le souci de construction de la partie immergée de la société, représente la préoccupation constante d'Arguedas, qui s'identifie à l'écartèlement du métis, ayant des difficultés à trouver son insertion sur le plan social. L'effort d'Arguedas aura pour fin de le faire sortir des brumes de l'indécision, et de lui conférer un visage propre, car le créole et aussi l'indigène le considèrent avec circonspection.

Au vu de la vision éthique d'Arguedas, nous percevons mieux le mépris dont le métis est entouré, faute d'enracinement social. Petit à petit, à travers les aléas de sa propre échelle de valeurs, le métis est proposé comme un facteur dynamique de la société, grâce à sa capacité d'adaptation à la réalité, à son pragmatisme. Néanmoins, pour saisir cette réalité mouvante, il sera nécessaire à l'écrivain d'adapter le castillan non seulement à l'Indien, mais plus tard, dans Los zorros, au métis, dont les fluctuations du langage sont évanescentes et distinctes selon chaque individu:

"¿En qué idioma se debía hacer hablar a los indios en la novela ? ¡Los indios no hablan en ese castellano, ni con los de lengua española ni mucho menos entre ellos! Es una ficción. Los indios hablan en quechua. Toda la sierra del sur y del centro, con excepción de algunas ciudades, es de habla quechua total. La primera solución fue la de crearles un lenguaje sobre el fundamento de las palabras castellanas incorporadas al quechua, y el elemental castellano que alcanzan a saber algunos indios en sus propias aldeas. La novela realista, al parecer, no tenía otro camino".114

Arguedas écrit son second récit, Yawar fiesta, en 1941, dans la perspective d'une manifestation de cohésion et de courage de la part des Indiens face aux grands propriétaires terriens dans laquelle ils prennent simultanément conscience de leurs luttes intérieures et de l'absence d'harmonie entre eux. Pour rendre compte de cette réalité Arguedas, opte pour un langage naturaliste qui n'a cependant pas atteint la maturité de son expression. Le récit est donc parfois un peu lourd. Dans

113 William Rowe: Art. cit., p. 265-6. Cf. Pedro Ramirez, en Rolf Eberenz, ed., Dialogo y

oralidad en la narrativa hispanica moderna, Editorial Verbum, Madrid, 2000, p. 295-312.

un article intitulé: "Arguedas frente al lenguaje", William Rowe analyse la tentative de transfert d'un monde, par et grâce à un autre moyen d'expression, ceci en raison de l'option pour la traduction:

"El principio crucial de Los ríos profundos es el de la traducción, tanto del idioma como de la cultura. En el ensayo La novela y el problema de la expresión literaria en

el Perú (1953 ) habla de la opción de la traducción. Su actitud anterior está delineada

en: "Entre el kechwa y el castellano", primer artículo de la serie en la Prensa".115

Lentement se dessine la progression, tant de la thématique que du moyen d'expression, ce qui donne le jour dans Los ríos profundos, publié en 1958, à l'affirmation d'une autre réalité, et à la naissance d'une éthique, celle de la conscience métisse, à travers le lyrisme du langage qui trouve dans ce roman pour la première fois son point d'orgue, suivi d'une reconnaissance unanime de la part du public:

"La estructura de Los ríos profundos nace del conflicto de dos mundos que no son simplemente órdenes sociales diferentes, sino diferentes órdenes de la realidad: la mítica visión india del mundo y la ética de dominación social de la clase del terrateniente sostenida por el catolicismo".116

Dans ces conditions, le langage de Los ríos profundos se fait l'instrument fidèle de la catégorie la plus défavorisée des Indiens "d'hacienda", qui ne possèdent rien, si ce n'est leur courage et leur capacité inattendue de se mobiliser collectivement pour se soulever contre l'autorité:

"A los colonos se les puso ante esta alternativa: o invadir las tierras o morir de hambre y en este caso el hombre, por instinto, defiende su vida. Entonces, esta gente ha sido la que se ha sublevado primero, la que ha dado muestra de más valor".117

Le roman situe donc les péripéties des différents héros, sous le signe d'une conscience métisse, pour laquelle toute manifestation de désordre social est le témoignage d'une déchirure culturelle, et à laquelle le langage poétique s'efforce d'apporter une compensation à travers une quête esthétique et éthique conjointes. L'union de cette double poursuite témoigne simultanément, et avec exact avec justesse, de la profondeur de cette déchirure.

L'écrivain qu'est Arguedas ne s’est jamais désintéressé de l'accueil qui sera fait à cette écriture porteuse de tant de signification, et si dense thématiquement. L'auteur parle de préserver "l'essence" des deux cultures, moyennant un instrument d'expression fragile, le langage vecteur aussi bien de "l'essence" que des nuances de la réalité duelle, complexe, évoquée ici:

"¿Será trasmitido a los demás ese mundo? ¿Sentirán las extremas pasiones de los seres humanos que los habitaban? Su gran llanto y la increíble, la transparente dicha con que solían cantar a la hora del sosiego. Tal parece que sí. El desgarramiento, más que de los quechuismos, de las palabras quechuas, es otra hazaña lenta y difícil. Se trata de no perder el alma, de no transformar por entero esta larga y lenta empresa".118

115 William Rowe: Art.cit., p. 100-1. 116Ibidem, p. 266-7.

117José María Arguedas: Primer Encuentro de narradores peruanos, p. 239.

118 José María Arguedas: "La novela y el problema de la expresión literaria en el Perú", p. 403- 4.

La quête arguédienne de la forme, de l'esthétique, comme double accomplissement de la culture quechua et espagnole, reflète l'intense lutte pour la représentation pacifiée de la réalité, dans sa diversité et à la fois son intégralité au Pérou. De ces deux aspects de la réalité, naît alors le désir d'universalité. Tel a été le pari et le projet de l'écrivain, dans sa lutte démesurée avec le langage:

"Haber pretendido expresarse con sentido de universalidad a través de los pasos que nos conducen al dominio de un idioma distinto, haberlo pretendido en el transcurso del salto; esa fue la razón de la incesante lucha... Creo que en la novela Los ríos

profundos este proceso ha concluido".119

A travers ce passage, nous comprenons la satisfaction légitime de l'écrivain ayant atteint un équilibre d'expression lyrique dans Los ríos profundos. Mais lorsqu'on se penche sur la démarche d'écriture de création, quelle est finalement sa conception du langage? Lorsqu'il nous parle de la "réalité-réalité" dans Primer Encuentro de narradores peruanos, le défi qu'il propose est d'envergure. Sans vouloir réactualiser la "querelle des universaux", entre la conception du réalisme et du nominalisme, la "réalité-réalité" offrirait une version "réaliste" du langage, qui semble un pari démesuré, où le "nommer" enfermerait la représentation totale de la réalité, sans l'écart du "dire". Autrement dit, la réalité serait comprise dans le "nommer", comme si l'entreprise d'écriture était capable de ce défi totalitaire. Antonio Cornejo Polar a étudié très attentivement l'objectif exorbitant et paradoxal de José María Arguedas. Il poursuit son analyse en mettant en valeur le projet extraordinaire d'Arguedas, "souder la parole à son référent", de telle sorte qu'elle devienne ce même référent. Néanmoins, impossible pari, le défi de l'entreprise conduisant l'écrivain dans ses ultimes retranchements, à travers un projet de révélation intégrale qui s'apparente à la tentative d'Icare, ce qui se produira plus précisément dans Los zorros:

"El esfuerzo linguístico de Arguedas tiene, pues, una dirección muy precisa: ceñir la palabra a su referente, hacerla transparente e instrumental, permitir que sea como una ventana abierta sobre la realidad. Tal no importa, como es claro, que se postule en lenguaje directo, descarnado, denotativo. Se postule una función de revelación, no una retórica, cualquiera que ésta fuera".120

Aussi n'est-il pas étonnant que le langage débouche en un moment indicible sur un autre instrument d'expression, la musique, où l'exaltation des émotions et de l'identité rejoint un état fusionnel:

"Y cuando la palabra no puede alcanzar este estado de pureza se reemplaza por el canto, o por el silencio".121

A la lumière de cet objectif, il n'est pas étonnant de rencontrer dans le discours arguédien, cette tension fusionnelle cherchant à tisser des liens exceptionnels entre la réalité et son référent. Une telle espérance de complétude atteint son

119 Ibidem, p. 405-6.

120Antonio Cornejo Polar: "Arguedas poeta indígena", in Recopilación de textos sobre José

María Arguedas, p. 55.

121Monique Boivin: "El mundo narrativo de José María Arguedas" in North South, Nord Sud,

maximum d'intensité messianique dans l'aspiration à la représentation globale du Pérou, avec Todas las sangres.

La révélation de la réalité dans sa globalité, grâce à la notion d'identification à certaines valeurs non occidentales, amène le héros de Los ríos profundos, à préférer certaines autres valeurs plus proches de sa nature intime qui, elles, sont andines. Ce double processus de rejet, puis d'identification, relève du processus de révélation totale de la réalité, et décrit bien les mouvements internes, qui sillonent l'oeuvre littéraire de l'écrivain péruvien.

Nous verrons que ses trois grands romans, Los ríos profundos, Todas las sangres et Los zorros, participent de ce phénomène de plus en plus clair, d'identification éthique à deux cultures antagoniques, à travers des valeurs communes à ces deux cultures.

Nous avons insisté sur les différentes étapes de cette quête d'équivalence linguistique, tout au long de la démarche douloureuse d'une quête d'achèvement et d'accomplissement de la retranscription de la réalité, grâce aux notions de rythme et de lyrisme, qui ont été les compléments de cette ascension vers une totalité transcendante, où la primauté des valeurs indigènes a guidé cette démarche. L'essentiel ne réside pas dans le code moral existant dans les valeurs occidentales, mais bien dans les valeurs indigènes de cohésion et de solidarité; d'où le décalage constant, qui tend à être comblé par l'éthique prépondérante, par le biais d'un langage respectant la double perspective et l'ascension vers un idéal de justice.

Helena Usandizaga insiste sur l'apport arguédien:

"Por ello, la aportación de Arguedas no radica tanto en la verosimilitud de la crónica sociológica de la vida de las comunidades andinas ni en la presentación de los mitos y ritos de este mundo, sino en la traslación al recorrido implícito de su obra de una ética y una estética culturalmente informadas por lo quechua y estrechamente ligadas al conflicto cultural derivado del choque entre lo indio y lo español."122

1.3.4 La recherche de purification à travers l'expérience de la