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PUBLIC ET PRIVE , VERS UNE CONFUSION DES SPHERES

Dans le document La reconquête du centre-ville - RERO DOC (Page 68-72)

Seconde partie Concevoir dans l’existant

7. L'espace public aujourd'hu

7.2. PUBLIC ET PRIVE , VERS UNE CONFUSION DES SPHERES

7.2.1. L'espace public à l'ère des réseaux

Comment se transforment les usages et représentations de l'espace public sous l'impact des réseaux (de communication et de transports)29, de

29 La manière dont les villes sont reliées au monde à travers les réseaux devient l'atout

l'accroissement de la mobilité et des loisirs dans la vie quotidienne ? L'espace public a-t-il encore une raison d'être ?

Relevons un double processus.

D'une part, l'espace public envahit la sphère privée ou intime : télévision, Internet, téléphones portables nous connectent désormais au monde et à nos réseaux de sociabilité. Nous n'avons, théoriquement du moins, plus besoin de sortir de la sphère privée pour rencontrer les autres et participer à la vie urbaine ; la communication ne nécessite plus la rencontre directe : elle peut se faire par l'intermédiaire de machines, les rencontres devenant de plus en plus indirectes (e-mail par exemple).

Parallèlement, l'espace public se rétrécit au profit d'espaces toujours plus privatisés

et soumis à la logique de la consommation ; l'espace public devient alors espace de

fragmentation, approprié par des groupes particuliers. Le privé envahit aussi l'espace public d'une autre façon : à travers l'usage de l'automobile, bulle privée par excellence.

Les comportements au sein de l'espace public se modifient eux aussi ; certaines

recherches (Rivlin, 1994) révèlent que les citadins recherchent l'intimité au sein de l'espace public : être seul et plongé dans ses propres pensées tout en étant noyé dans la foule, avoir des conversations privées, de façon directe ou indirecte (téléphones mobiles). Ainsi, l'apparition des appareils de communication a profondément transformé les comportements : alors qu'autrefois les conversations étaient strictement limitées à des lieux clos (cabines), elles s'exposent de nos jours, permettant une certaine autonomie, mais impliquant que les individus se croisent parfois sans se voir, « le proche se fait lointain, le lointain devient voisin » (Godard, 2001, p. 74).

Parallèlement, de nouvelles formes de mobilité apparaissent, donnant lieu à une véritable culture de la mobilité qui revendique ses droits à l'espace urbain : ce sont les rollers, les skate-boards, etc., ces adeptes des plaisirs du déplacement qui refusent parfois les réglementations d'usage des espaces publics, en s'appropriant certaines voies automobiles. Enfin, le sport s'ancre dans l'espace public, alors qu'il était autrefois réservé à des lieux particuliers (stades, clubs, salles).

Par ailleurs, l'espace public contemporain se trouve envahi d'une multitude de

signes et de signaux de toutes sortes, le rendant parfois difficilement lisible :

publicités, signalisations routières, informations municipales, dont les supports peuvent prendre des formes multiples (affiches, panneaux, feux de signalisation, abris-bus).

Ainsi, les catégories « public » et « privé », renvoyant pendant longtemps à la rue et à la place d'une part, au logement d'autre part deviennent, de nos jours, difficilement utilisables. En effet, ce qui est collectif ne veut plus forcément dire

villes comme Mexico sont ainsi reliées de façon optimale aux réseaux internationaux (connexion globale), alors que la population locale n'a que difficilement accès aux réseaux de base (eau, électricité) et aux équipements et commerces (Godard, 2001).

qu'il est public, à tel point que l'on peut se demander si l'on n'assiste pas à une inversion du public/privé, extérieur/intérieur (« Loft story » par exemple).

7.2.2. La fin des espaces publics…

De nombreux auteurs s'interrogent - après la fin des villes - sur la mort des espaces publics. Ils annoncent que ces derniers, en se transformant selon une logique de réseaux, perdent progressivement leurs fonctions d'origine, ainsi que leur valeur symbolique ; ils ne sont plus, selon ces auteurs, des lieux d'ancrage. La vie publique, en se réfugiant dans les lieux et réseaux virtuels, n'aurait plus de support matériel et l'espace public urbain perdrait sa raison d'être.

En ce sens, Augé (1992) qualifie les nouveaux espaces publics (gares, aéroports, centres commerciaux) de non-lieux, c'est-à-dire de lieux ne parvenant guère à générer du lien organique (ou social), des lieux de solitude. En faisant cette affirmation, il ignore cependant les formes d'échange ou interactions non formalisées.

Habermas (1962), quant à lui, montre comment la sphère publique s'est progressivement constituée en espace de débats30 ouvert à tous, durant le siècle

des Lumières. Il souligne comment, durant les 19 et 20e siècles, cette sphère de

débat, génératrice d'ordre social et pouvant mener à des accords, s'est progressivement effacée, sous l'impact de l'individualisme qui est alors devenu dominant31.

Enfin, Sennett dénonce (1972), en se basant sur les transformations historiques de la conduite en public, « les tyrannies de l'intimité »32. Son analyse

approfondie permet de cerner les facteurs (sociaux, politiques, économiques) qui ont mené à cette érosion, à la fin de la culture publique et à la privatisation croissante de la vie des individus. Cependant, la vision quelque peu pessimiste de cet auteur s'explique par le fait que son ouvrage, largement cité, a été rédigé dans les années '70, période précédant les processus de réappropriation du centre : celui-ci est en train de se vider et Sennett en recherche les causes profondes.

Selon Sennett, nous nous trouvons donc dans une société intimiste et passive, au sein de laquelle le citadin craint de se dévoiler en public. La vie privée domine nos existences, la famille et la connaissance de soi étant devenues des fins en soi, alors que, parallèlement, la vie publique s'est transformée en obligation formelle. Nous vivons ainsi une époque où l'obsession de soi prime sur les rapports sociaux, où la sphère publique est considérée comme moralement inférieure à la sphère privée. « Le monde du sentiment intime n'est plus contrebalancé par un domaine public dans lequel les hommes peuvent s'engager (…) Comme à l'époque romaine, la participation à la res publica se réduit le plus souvent à une acceptation passive, et les forums de la vie

30 Ces débats portaient initialement sur la légitimité du pouvoir et les formes de gouvernement. 31 Dans un article plus récent (1992, p. 51-52), Habermas revient sur sa position en soulignant que la situation actuelle ne signifie pas forcément la disparition de l'espace public : le public de masse est largement différencié et dispose d'un potentiel critique considérable.

publique - ainsi que la ville - sont en pleine décadence » (Sennett, 1972, p. 12- 15).

Sennett affirme que ce nouveau mode de relations, largement tourné vers la sphère privée, marque un retour au pulsionnel et à la barbarie, la civilité n'étant plus garantie. Il définit la civilité de la façon suivante : « c'est l'activité qui protège le moi des autres et lui permet donc de jouir de la compagnie d'autrui. Le port du masque est l'essence même de la civilité. L'incivilité est le fait de peser sur les autres de tout le poids de sa personnalité. C'est le déclin de la sociabilité » (Sennett, p. 202). Ainsi, la sociabilité signifie un certain degré de protection des uns vis-à-vis des autres.

Les systèmes sociaux et politiques contemporains tendent, par ailleurs, à encourager cette privatisation croissante ; les individus sont tirés vers l'intérieur pour leur travail, leur vie personnelle et leurs activités politiques.

Sennett donne quelques exemples permettant d'illustrer ce déséquilibre public/privé, cette obsession de la personnalité et cette perte de civilité.

1. La visibilité spatiale que l'on tend fréquemment à favoriser dans les aménagements (bureaux ouverts) suscite, plutôt qu'une meilleure sociabilité, un sentiment d'insécurité : les individus, se surveillant les uns les autres, ne se sentent plus protégés et vont se replier, s'isoler toujours davantage dans le domaine privé.

2. On assiste à la disparition des conventions et à la perte des manières et rituels de politesse, enfin au mépris des masques : « Jouer les manières, les conventions, les gestes rituels, telle est l'essence des relations publiques » (Sennett, 1972, p. 35).

3. Les processus d'uniformisation, qui caractérisent la production des vêtements, a la conséquence suivante : les gens perdent leurs signes distinctifs en tant que groupes sociaux particuliers et une certaine confusion liée à l'apparence en public émerge. L'image des autres se forge, dès lors, sur la base de projections imaginaires.

4. La vie sociale est perçue en termes d'obligations, de contraintes, voire d'insécurité (« peur panique de la vie publique ») ; nous devenons spectateurs plutôt qu'acteurs.

5. L'homme politique n'est plus jugé en fonction de ses actions, mais de sa personnalité ; sa crédibilité, sa légitimité ne se font plus selon son programme politique : l’on assiste à un glissement du politique vers le psychologique.

6. La télévision constitue un appareil intimiste : l'on s'en sert chez soi, seul ou en famille. Cependant, alors que « l'on voit davantage, l'on agit moins ensemble » (Sennett, 1972, p. 221).

Sennett, en comparant la vie dans la rue et la vie au théâtre, montre que dans ces deux lieux, les gens sont devenus moins expressifs. Alors qu'avant 1850, on pleurait, riait aisément au théâtre, cette ancienne spontanéité est progressivement considérée comme primitive et le contrôle du corps devient fondamental.

Ainsi, selon ces auteurs, la vie publique se serait dégradée, constat qui permet de poser les questions suivantes : les nouveaux modes de communication aboutissent-ils à une réelle disparition des relations sociales au sein de l'espace public ? Ou sommes-nous, comme certaines publicités l'affirment, en présence d'un nouveau mode de « cocooning à distance » (« gardez le contact avec la tribu ») qui implique que les individus sont plus libres à la fois de leur temps et de l'espace (Godard, 2001) ?

La mobilité croissante dilue-t-elle l'espace public ou ce dernier continue-t-il à jouer un rôle rassembleur ? L'espace public est-il réellement en train de disparaître ou simplement de se restructurer ?

Nous optons pour le second scénario ; en effet, « de nombreuses études anthropologiques, menées depuis maintenant une trentaine d'années, sur les usagers des nouvelles technologies montrent que l'être humain contemporain, usager des techniques, ne se laisse pas enfermer dans un univers monovalent mais qu'il est porteur de dualité, de tension entre la mobilité et l'immobilité, la présence et l'absence » (Toussaint, 1997, p. 245). Ainsi, les formes de sociabilité et les modes d'être se sont modifiés plutôt que dissolus.

Dans le document La reconquête du centre-ville - RERO DOC (Page 68-72)