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LE PATRIMOINE , NATURE ET DEFINITIONS

Dans le document La reconquête du centre-ville - RERO DOC (Page 79-84)

7.2.3 ou l'émergence de nouveaux espaces publics ?

8. La dimension patrimoniale

8.2. LE PATRIMOINE , NATURE ET DEFINITIONS

Les mémoires collectives ont besoin pour se perpétuer de certains objets sélectionnés et mis « en scène » de façon particulière. Ces objets servent donc à matérialiser et à symboliser les mémoires ou aspects du passé que nous avons choisi de privilégier. Si les mémoires représentent donc des constructions du passé basées sur les valeurs présentes, le patrimoine est, quant à lui, l'inscription de ces fragments choisis dans une forme matérielle.

Le patrimoine et sa conservation consistent donc en une mise en œuvre de certains rapports au passé, représentations et matérialisations du passé dans le présent et en fonction de l'avenir.

En nous attachant aux mémoires multiples plutôt qu'à l'histoire, nous verrons dans les paragraphes suivants comment la notion de patrimoine renvoie aussi bien à des lieux du quoitidien qu'à des lieux prestigieux, ceci pour autant que des individus (ou groupes) leur donnent un sens à travers des usages et/ou des représentations. Cette perspective permet, en outre, d'englober le passé « construit » par les habitants-usagers et non uniquement le patrimoine « officiel » issu des professionnels.

8.2.1. Evolution sémantique : du monument au patrimoine

Nous ne refaisons pas ici la généalogie de la notion de patrimoine36 ; notre

propos concerne le moment du « tout au patrimoine » qui remonte à la fin des années '60, période marquée par de nouvelles formes, de nouveaux usages et acteurs du patrimoine. Ce moment est fondamental car il marque une mutation : la terre entière est devenue potentiellement patrimoine.

Contentons-nous simplement d'évoquer certains moments-clés de cette évolution et relevons, avant tout, quatre constantes marquantes :

- De tout temps, certains objets « choisis » se voient attribuer une importance particulière, ceci au-delà de leur propre utilité.

- L'on prend généralement conscience de la valeur de ces objets au moment où l'on en est privé, ou lorsqu'ils sont menacés.

- Ces objets « privilégiés » suscitent un attachement parfois passionné, voire un véritable culte.

- Ils échappent, à travers un ensemble de mesures de protection, aux fatalités naturelles.

Ce fut, pendant longtemps, la notion de monument qui domina ; en latin, « monumentum », dérivé de « monere » (avertir, rappeler), fait référence à tout objet d'une collectivité qui interpelle la mémoire en permettant d'évoquer (de façon intentionnelle) des événements, rites ou croyances passés. « Le monument, c'est-à-dire (étymologiquement) l'artefact qui nous interpelle pour nous faire ressouvenir, fait partie d'un art de la mémoire universel qu'on trouve pratiquement dans toutes les cultures » (Riegl, 1904, p. 11). Le monument est donc initialement « une marque publique destinée à transmettre à la postérité la mémoire de quelque personne illustre ou de quelque action célèbre » (Dictionnaire de l'Académie française, 1814).

Cette qualité intentionnelle du monument s'inscrit dans une période particulière : l'Antiquité et le Moyen-Age. « Mais ce passé invoqué et convoqué, incanté en quelque sorte, n'est pas quelconque : il est localisé et sélectionné à des fins vitales, dans la mesure où il peut, directement, contribuer à maintenir et préserver l'identité d'une communauté, ethnique ou religieuse, nationale, tribale ou familiale » (Choay, 1992, p. 15). L'essence du monument se situe donc dans l'acte du souvenir, mais aussi dans celui de la construction identitaire.

Ce sens originel s'est progressivement perdu, donnant lieu au monument

historique ; dès la Renaissance, c'est ainsi le monument historique qui domine

(Choay, 1992, p. 15) ; il est tour à tour évocateur de grandeur, de puissance, de beauté, de prestige et devient un agent d'embellissement des villes, permettant d'affirmer les grands desseins publics. Par la suite, le monument s'affirme dans sa version moderne du colossal (ex : Arche de la Défense à Paris) ; en d'autres termes, « le monument s'impose à l'attention sans arrière-fond, interpelle dans l'instant, troquant son ancien statut de signe pour celui de signal » (Choay, 1992, p. 16).

Ce glissement de la valeur mémoriale à la valeur esthétique et signalétique37

peut s'expliquer par deux causes : la place grandissante accordée, dès la Renaissance, au concept d'art (naissance de l'histoire de l'art et de l'esthétique comme disciplines) ; le développement et la diffusion des mémoires artificielles qui se sont substituées à la mémoire organique et qui ont rendu la présence du monument obsolète (Choay, 1992).

Ainsi, le monument en tant que tel aurait disparu, laissant la place au

monument historique ; il faut attendre la fin du 18e siècle et le début du 19e pour

que le monument historique devienne un phénomène de masse et non uniquement celui d'une élite. Il est essentiellement lié à l'essor de l'Etat-Nation : symbole de l'histoire d'un peuple, le monument historique apparaît comme le garant de son identité et le symbole de l'unité de la nation. Le monument historique constitue donc une invention de l'Occident, une construction présente du passé permettant de convertir tel ou tel objet en témoignage historique, sans que celui-ci n'ait été prévu à cet effet (valeur mémoriale non- intentionnelle). Ce sens accordé au monument historique a prévalu pendant tout le 19e siècle et jusqu'aux années soixante (Charte de Venise, 1964).

C'est à l'époque de Haussmann, des principes hygiénistes et de la modernisation qu'émerge la notion de patrimoine, remplaçant celle de monument historique. « La notion de patrimoine urbain historique s'est constituée à contre-courant du processus d'urbanisation dominant » (Choay, 1992, p. 134). De nos jours, on préfère donc parler de patrimoine, qu'il soit urbain ou rural, plutôt que de monument historique.

Cependant, si le patrimoine permet de se souvenir, ce n'est plus uniquement une mémoire nationale qu'il s'agit de célébrer ; l'Etat-Nation n'impose plus forcément ses valeurs, la commémoration s'étant multipliée : des mémoires partielles, sectorielles et particulières sont présentes, renvoyant à des groupes particuliers qui revendiquent une certaine légitimité.

La notion de patrimoine permet donc d'intégrer d'autres objets que ceux sélectionnés par les institutions ou autorités officielles : elle renvoie aux couches successives de lieux, tels qu'elles sont vécues et appropriées par les divers groupes de la société.

Enfin, l'importance de l'environnement patrimonial s'est récemment affirmée, incitant certains auteurs à parler « d'écosystème patrimonial » ; celui-ci est constitué de niches sociales - à l’image des niches écologiques – et ce n'est plus uniquement la qualité de l'objet patrimonial qui importe, mais celle de tout le tissu urbain environnant : bâti, espace public végétal ou minéral, activités humaines. Parmi ces pratiques, l'aptitude du groupe à se mobiliser en faveur de son patrimoine et son organisation pour contrer une transformation, constituent des aspects essentiels.

8.2.2. L'héritage et la transmission

Dans la notion de patrimoine, quelles que soient les définitions que l'on en donne, deux idées transparaissent : ce sont celles d'héritage et de transmission.

L'héritage fut, dans un premier temps, conçu comme un héritage familial ; il

devint par la suite héritage d'une collectivité. Cette évolution est fondamentale et permet d'étendre la définition donnée précédemment : le patrimoine est ce qui est

commun à tous ; il peut, en ce sens, être considéré comme un espace public.

« Patrimonium » signifie en latin « un bien d’héritage qui descend suivant les lois, des pères et des mères aux enfants » (dictionnaire Littré). Ainsi, la conception d’origine du patrimoine est étroitement liée à la sphère familiale ou privée (biens, terres ou savoir-faire de la famille) ; la référence essentielle est le

père, ainsi que sa lignée ascendante et descendante, reliant entre eux les trois segments temporels (passé, vie quotidienne, futur) et soulignant la chaîne des générations. Selon cette perspective, l'individu constitue à la fois l'héritier et le membre d'une communauté familiale.

Cet héritage peut prendre la forme d'une fortune (ou d'un capital), dans le sens qu'il procure un certain revenu : le patrimoine, c'est la terre, le sol sur lequel on vit et qui nous fait vivre (Robine, 1999, p. 45) ; il est le fondement de la subsistance. La notion de patrimoine est donc également liée aux idées d’épargne, de

capital, de propriété foncière.

L’héritage familial se transforme, au Moyen-Age, en biens de l’Eglise : l’on assiste au passage d’une idée de famille biologique à celle d’une communauté de croyants.

Au 18e siècle, le patrimoine (monument historique) devient réellement un

bien collectif ; intégrant déjà les biens de l’Eglise, l’idée de patrimoine comprend,

dès lors, les biens de la couronne. Par la suite, ce sont les biens ayant une signification pour l'ensemble de la Nation (Chastel, 1986), ou pour la société, qui sont compris comme patrimoniaux. Cet élargissement à la sphère

publique permet de redéfinir le patrimoine, non seulement en tant « qu'héritage

du père : possession, actif, bien propre d'une personne, mais aussi d’une

société ».

C'est au 20e siècle, avec l'éclatement de la famille nucléaire traditionnelle et la

recherche d'une identité liée à d'autres sphères (que celle de la cellule familiale) que le patrimoine prend une valeur « universelle » : l’on se met à parler de patrimoine scientifique, végétal, zoologique, etc.

De façon générale, cette idée d'héritage souligne, indépendamment des diverses périodes, que le patrimoine est un ensemble de biens et de valeurs construit

au fil du temps par le groupe auquel l'individu appartient et participe ; ce groupe peut être la famille ou la collectivité, au sens plus ou moins large (ville, région, nation) et défini par des critères divers (culture, économie, géographie). En ce sens, le

patrimoine constitue un élément fondamental de l'identité collective.

Cet héritage, ce bien commun à un groupe est transmis vers un autre groupe. Le fait de transmettre renvoie à l'idée d'organisation, de recherche de logique et de sens ; il ne s’agit pas de restituer tels quels les choses et les événements, mais de les mettre en forme. Dès lors, le patrimoine implique une construction, une invention38. Ainsi, les éléments patrimoniaux constituent les supports, les relais

permettant aussi bien la transmission de la culture d'un groupe vers un autre, que sa réinterprétation.

8.2.3. La nature des objets

De nos jours, la notion de patrimoine sert à désigner un ensemble de biens hérités du passé, qu’ils soient d’ordre culturel (bâtiments, œuvres d’art c'est-à- dire objets immobiliers et mobiliers) ou naturel (paysages, parcs, jardins,

territoires ruraux, relief, faune, flore)39. L'application de la catégorie de

patrimoine à la nature est intéressante car « elle représente un coup de force : le patrimoine désigne l'archétype du bien approprié ; il s'oppose alors sémantiquement au naturel, au sauvage, à l'inapropriable » (Godard, 1990, p. 239).

Quoique nature et culture tendent de nos jours à se confondre, nous retiendrons cette distinction, car elle implique des choix, des stratégies et des finalités distinctes (Jeudy, 1990, p. 5).

Sont considérés comme patrimoine culturel (Unesco, 1983) :

- les monuments : œuvres architecturales, sculptures, peintures, éléments archéologiques) ;

- les ensembles : groupes de constructions isolées ou réunies ;

- les sites : œuvres de l'homme et/ou de la nature ; zones et sites archéologiques,

pour lesquels il a été reconnu une certaine valeur40.

Le patrimoine se caractérise, par ailleurs, par sa bifacialité : il comprend une dimension matérielle (bâtiments, édifices, outils, œuvres d'art) et une dimension

idéelle (idées, rites, savoir-faire). Le caractère « flou » et difficilement cernable de

la notion de patrimoine est parfois évoqué, incitant de nombreux chercheurs à la repréciser à travers certains adjectifs (patrimoine historique, ethnologique, culturel, naturel).

Enfin, il est fondamental de distinguer un patrimoine officiellement reconnu par les dispositifs institutionnels et législatifs (monuments et sites faisant l'objet de mesures de protection) en vigueur, d'un patrimoine « construit » à travers les pratiques des habitants ; ce dernier ne fait pas forcément l'objet de mesures particulières, mais traduit des liens identitaires et sociaux fondamentaux (Soderström, 1988).

Nous retenons donc que le patrimoine est ce qui nous a été transmis et à quoi

nous attachons une valeur représentant une garantie pour l'avenir. Cette valeur est telle que nous estimons qu'elle justifie une conservation ; elle varie largement (esthétique, historique, etc.), peut être de type individuel (attachement sentimental à un objet), mais est un phénomène largement collectif et par là même évolutif (goûts et modes en transformation).

8.2.4. Le statut des objets : propriété versus possession

Aborder le patrimoine ne peut se faire sans porter une nuance fondamentale : c'est celle qui s'attache aux appropriations et permet de distinguer la propriété de la possession. « Il y a deux choses à un édifice, son usage

39 Si cette catégorie d’objets patrimoniaux n’est pas au centre de la présente recherche, relevons toutefois que son émergence est étroitement liée au développement de l’écologie et qu’elle suscite actuellement d’importants débats entre les défenseurs de l’environnement et ceux de l’économie et du tourisme.

et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde» (V. Hugo, 1825).

La propriété implique le droit d’user et de disposer d’un bien d’une façon

exhaustive et absolue, sous réserve de limitations édictées par la législature ; dans le cas du patrimoine, c’est l’ensemble des biens que nous avons hérités de nos ascendants (les éléments patrimoniaux pouvant être détenus par des individus/privés ou des institutions/publiques). C'est donc d'une appropriation

juridique dont il s'agit avant tout.

La possession, quant à elle, fait référence aux usages (individuels ou collectifs)

d’un bien, non fondée sur un titre de propriété, mais impliquant certaines formes d’appropriation et la présence de sentiments d'appartenance.

Le statut de patrimoine peut ainsi être nuancé : un patrimoine privé peut être public (collectif) dans ses usages ou ses représentations ; la façade d’un bâtiment « appartient » par exemple à tous, des identités collectives pouvant se construire autour de patrimoines privés. C'est de cela qu'il s'agit lorsque des squatters estiment, qu'à travers certains processus d’appropriation, des éléments patrimoniaux « choisis » finissent par leur appartenir. Le patrimoine change ainsi de sens, selon le point de vue, les représentations collectives jouant, en tous les cas, un rôle essentiel.

Nous estimons donc que les processus d'appropriation sont fondamentaux, « le patrimoine devient alors non seulement notre bien commun, mais aussi notre chose véritablement publique » (Lang, 1992, p. 17).

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