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Le romanesque des frères Goncourt est inondé par la maladie. Leurs romans – en excluant Les Frères Zemganno et Manette Salomon – introduisent des personnages affaiblis par leurs pathologies. L’hystérique, grande malade de ce siècle, est désormais prise en charge par le romancier qui fait œuvre de physiologiste. Il parcourt les traités médicaux du siècle qui deviennent ses « documents humains », nécessaires à la composition d’une œuvre. Le Traité de l’hystérie de

Jean-Louis Brachet apparaît comme une des sources fondamentales de l’œuvre des deux frères633. À

la mort de Jules, Edmond ne renonce pas à la médecine et continue à nourrir ses œuvres grâce aux traités dont il a connaissance – ceux d’Esquirol, de Raciborski et de nouveau Brachet. Qu’ont finalement en commun les héroïnes d’Edmond ? À la lecture de ces diverses études, nous avons pu constater que toutes trois sont dotées des symptômes de « Mlle de V... » qui possède « une mobilité

nerveuse très grande et une de ces imaginations ardentes qui vont toujours au-delà du vrai et du possible634 ». Élisa, rappelons-le, est submergée par une « rage de travail », met de la fougue dans

ses actes (chapitre III), Juliette Faustin a des « envies désordonnées », « s’étir[e] nerveusement » (chapitre III) et Chérie se trouve être une jeune fille « très agitée, ne pouvant tenir en place » d’une « délicatesse nerveuse toute particulière » (chapitre VIII). Les mouvements corporels de nos héroïnes se scindent ainsi en deux temps : d’abord cette agitation permanente, ce mouvement incessant, puis l’immobilité et l’effondrement du corps, tous deux symptomatiques de l’hystérie635.

Cette structure binaire ne naît pas de l’imaginaire d’Edmond mais se retrouve chez Brachet636. Les

emprunts de l’aîné à ce médecin sont trop nombreux pour être tous exploités, mais retenons en outre l’appétence pour les crudités chez l’hystérique (observation X) dont use l’aîné des Goncourt pour sa petite Chérie. L’influence de la médecine est apparente dans l’ensemble de la création d’Edmond, depuis La Fille Élisa637 jusqu’à Chérie. La physiologie exclut-elle pour autant la psychologie ? Ou

sont-elles dépendantes l’une de l’autre ? Autrement dit, « la physiologie […] est-elle la maîtresse, la servante ou la complice de la psychologie638 ? »

Chérie, bien évidemment, est malade. Elle souffre de la scarlatine. Les symptômes de cette maladie de l’enfance sont notoires : fortes fièvres, angine, langue recouverte d’une substance blanchâtre qui devient ensuite rouge639. Se livrer à l’étude de la physiologie de la jeune fille

nécessiterait d’écrire ces symptômes. Le romancier naturaliste se doit d’exposer son savoir – puisé dans les ouvrages de médecine – afin d’asseoir son autorité clinique. Pourtant, la maladie fait avant

633 Nous renvoyons aux travaux de Robert Ricatte qui a brillamment démontré l’influence de la médecine sur l’œuvre goncourtienne dans La Création romanesque chez les Goncourt ou « Les Romans des Goncourt et la médecine »,

Revue des sciences humaines, n° 69, jan-mars 1953, p. 27-43.

634 Jean-Louis Brachet, op. cit., p 179. Concernant l’imagination de l’héroïne goncourtienne, voir supra, p. 164-170. 635 L’hystérie étant une « névrose s’exprimant corporellement », Dictionnaire de psychologie, Norbet Sillamy (dir.),

Paris, Larousse, 2010, p. 142.

636 Ibid., voir notamment l’observation II, p. 109-114.

637 Anecdote amusante : Edmond construit ses personnages dans un tel respect des symptômes de l’hystérie que Charles Féré, dans La Pathologie des émotions, a considéré Alexandrine Phénomène, prostituée et amie d’Élisa, comme représentative de la femme atteinte de « névrose électrique ».

638 Robert Ricatte, art. cit., p. 28.

639 Voir l’article de Philippe Cayeux, « Scarlatine », dans Universalis éducation [en ligne], Encyclopædia Universalis. Disponible sur : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/scarlatine.

tout naître chez la petite Haudancourt « une espèce de sensibilité intellectuelle, susceptible d’émotions pénétrantes, profondes, intenses640 ». S’il inscrit brièvement « la fièvre même du corps »

de Chérie, le pathologique semble avoir pour dessein de souligner l’évolution intérieure de Chérie. Les prodromes physiques de la scarlatine ne sont guère développés alors que les conséquences de cette maladie sur l’être de la jeune fille sont longuement explicitées au détour de cet excès soudain d’imagination, Chérie « éprouva[nt] un sentiment, un sentiment nouveau que ne lui avait procuré jusqu’alors la lecture d’aucun livre. Il se faisait en elle, […] la substitution de son moi dans toutes les choses, exécutées ou dites ou pensées par la jeune voyageuse ». Les séquelles relevées par Edmond n’évoquent pas l’altération de son corps, mais signalent les transformations de son Moi, désormais enclin à la lecture passionnée. La pensée de la jeune Haudancourt apparaît ainsi transcendée par ce qu’elle lit. L’origine de la « substitution de son moi » est avérée, « la lecture passionnée du Journal de Marguerite » étant d’après Edmond un « symptôme caractéristique de la scarlatine de la jeune fille ». Mais le « symptôme » évoqué par l’auteur-narrateur a trait à son intériorité, aux méandres de sa pensée. Edmond de Goncourt semble ainsi exposer au lecteur un corps malade pour ensuite signifier ses maux intérieurs, l’insertion de véritables « cas cliniques » dans le roman goncourtien permettant ainsi d’« analyser leurs réactions, leurs impressions et leurs sensations641 ». La pathologie pourrait donc être admise comme la cause des dérèglements de

l’héroïne goucourtienne, altérant par la suite son être. L’écriture psychologique serait de fait un aboutissement de l’écriture de la physiologie, sa conséquence. De la même manière, l’apparition des règles de Chérie souligne davantage l’altération de son être que les symptômes physiologiques liés à cette période, celle-ci considérant cet état nouveau comme une « souillure apportée à sa propre et nette humanité642 ». Ne dérogeant pas à ses principes, Edmond use d’une nouvelle généralisation à

visée psychologique afin de caractériser le Moi de la désormais jeune femme : « ils sont bien complexes, bien mélangés de choses contradictoires, les sentiments qu’amène dans l’existence féminine ce changement : le passage de la petite robe courte à la grande robe643 ». L’apparition des

règles de Chérie apparaît donc comme une étape nécessaire à la progression de l’étude menée par Edmond de Goncourt sur la jeune fille.

L’aîné des Goncourt fait également d’Élisa un cas clinique, son premier roman étant vraisemblablement l’œuvre la plus influencée par les traités de médecine, ceux d’Axenfeld et de

640 Chérie, op. cit., p. 126. Les citations suivantes feront référence au même chapitre, p. 126-128. 641 Marie-Cécile Rat-Cadars, op. cit., p. 42-43.

642 Chérie, op. cit., p. 153. 643 Ibid.

Brachet en tête644. La petite est atteinte à deux reprises par la fièvre typhoïde, dont « Élisa […]

conserve des séquelles nerveuses et psychologiques645 » :

Mais de cette insidieuse et traîtresse maladie, que les médecins ne semblent pas chasser tout entière d’un corps guéri, et qui, après la convalescence, emporte à celui-ci des dents, à celui-là des cheveux, laisse dans le cerveau de ce dernier l’hébétement, Élisa garda quelque chose. Ses facultés n’éprouvèrent pas une diminution ; seulement tous les mouvements passionnés de son âme prirent une opiniâtreté violente, une irraison emportée […]. Mais ces colères n’étaient rien auprès des entêtements, des concentrations silencieuses, des obstinations ironiques, dont sa mère ne pouvait jamais tirer une parole ayant l’apparence de la soumission.646

Edmond affirme ici l’étendue de son savoir clinique, se sert du « document humain » afin de définir les séquelles physiques d’un être atteint de fièvre typhoïde647, prédestiné à l’hystérie, pouvant perdre

dents et cheveux et chez qui l’« hébétement » peut s’installer. Mais nul engourdissement chez la petite de La Chapelle dont « les facultés n’éprouvèrent pas une diminution ». La fièvre d’Élisa, au contraire, provoque « les mouvements passionnés de son âme », désormais dotés d’une « opiniâtreté violente », « une irraison emportée ». La jeune fille est maintenant un être au « caractère intraitable » (chapitre III), dont les débordements intérieurs apparaissent suite à la fièvre. Son corps malade provoque une altération de sa personnalité, comme par exemple cet accès de violence qui la fera s’acharner sur le corps de son amant. Le psychologique a donc partie liée avec le physiologique648.

Robert Ricatte écrivait d’ailleurs à propos de Germinie Lacerteux :

Les Goncourt ont donc conduit Germinie, par des étapes médicalement exactes, à une crise d’hystérie caractérisée qui coïncide avec le centre du roman : ils ramassent là, en une scène terrible et belle, plusieurs descriptions de Brachet, sans erreur trop grave et aussi sans complaisance. Mais au moment où les conséquences physiques de la maladie devraient se multiplier, ils passent à l’aspect plus purement psychologique de ce dérèglement : ils considèrent l’hystérie comme une cause; celle-ci posée, seul les

intéresse l’être moral qui en découle.649

644 Sur ce point, nous renvoyons à La Genèse de La Fille Élisa de Robert Ricatte, op. cit., p. 59-63.

645 Nicole Edelman, « Les Goncourt, les femmes et l’hystérie », dans Jean-Louis Cabanès et al. (éd.), Les Goncourt

dans leur siècle : un siècle de Goncourt, op. cit., p 214.

646 La Fille Élisa, op. cit., p. 54-55.

647 Ce prodrome de l’hystérie est lu dans le Traité des névroses d’Alexandre Axenfeld. Voir le point « Hystérie dans ses rapports avec divers états morbides» du chapitre V.

648 Claude Millet et Paule Petitier évoquent d’ailleurs le destin « psycho-physiologique » d’Élisa. Voir les notes du chapitre III de La Fille Élisa, op. cit., p. 188.

Chez ces deux malades, les symptômes physiques de l’hystérie semblent parfois amoindris, ce sont les conséquences de la pathologie sur l’héroïne qui intéressent vraisemblablement ici Edmond de Goncourt, « l’être moral qui en découle ». Aussi ignore-t-on nombre de symptômes corporels de l’hystérie misandrine d’Élisa – le plus célèbre étant « la contraction brusque du corps » mentionnée par Brachet650 –, tandis que sa haine de l’homme est manifeste, Élisa ayant « quelque chose de

haineux et de mauvais contre l’autre sexe651 ».

Notre auteur veille donc à peindre le Moi dégradé de son héroïne, altéré en amont par la maladie. L’hystérie revêt des formes multiples, nombre d’états hystériques sont observés chez Brachet, et plusieurs décennies plus tard chez Binet, Freud ou encore Janet. À chaque héroïne goncourtienne donc sa particularité hystérique. Chérie souffre de ce que Brachet nomme la « mélancolie des vierges » observée chez certains cas, caractérisée notamment par une « impatience nerveuse652 ». Edmond semble se souvenir de ce passage de l’ouvrage de Brachet lorsqu’il écrit que

« le léger regret d’un premier mariage manqué se changeait vite chez Chérie en le désir impatient d’en retrouver un autre » et que cette obsession du mariage « était devenu[e] à la longue une envie déraisonnable, presque maladive653 ». Le désir du mariage de Chérie, nous l’avons déjà souligné,

est une pathologie sociale – qui éclot suite aux mariages de ses amies –, mais également une transmission héréditaire (chapitre LXXXIII). Il y aurait ainsi une concomitance entre psychologie et physiologie. Ce désir du mariage croît sans cesse, jusqu’à devenir une « envie déraisonnable, presque maladive », assimilable à un besoin organique. Il ne s’agit pas de déterminer ici la prééminence de la psychologie sur la physiologie – ou inversement –, mais de constater qu’elles sont intimement liées afin de justifier l’évolution de son être. Car, suite à son « désir impatient » de trouver un mari, c’est désormais un « supplice » pour Chérie d’être « forcée d’embrasser une amie qui arrivait lui annoncer son mariage », et la petite Haudancourt est maintenant « disposée à prendre pour mari n’importe qui de la société, sans être arrêtée par sa laideur, son air commun, son âge même654 ». Cela nous amène à penser qu’Edmond de Goncourt introduit le pathologique dans sa

fiction pour ensuite étudier les conséquences sur le Moi de son héroïne.

Juliette Faustin, double littéraire de Rachel, est la grande hystérique goncourtienne. Son corps est constamment soumis à des mouvements involontaires, des « inconscients mouvements de

650 Op. cit., p. 172.

651 La Fille Élisa, op. cit., p. 85.

652 Traité de l’hystérie, op. cit., p. 284. Nous renvoyons en outre à son chapitre « Variations » où l’auteur constate la diversité des crises hystériques et la multiplicité des phénomènes qui en découlent, p. 278-290.

653 Chérie, op. cit., p. 272, nous soulignons. 654 Ibid., p. 273.

bras jetés en avant655 », signifiant bien sa nature hystérique. Lors des derniers instants d’Annandale

– et de l’ultime réminiscence de son Moi –, Juliette est en proie à une nouvelle crise d’hystérie et tente de reproduire les mouvements de son amant, l’imitation étant considéré comme un symptôme notable de l’hystérique par Brachet (observation XVI). Juliette n’ose d’abord pas se confronter à cette « agonie étrange » et se « voil[e] les yeux de ses deux mains », pour finalement « se hasard[er] » à « regarder entre ses doigts un peu desserrés656 ». Et, « à force de le regarder, peu à

peu, […] la bouche, les lèvres de la tragédienne […], se mirent à faire tous les mouvements de la bouche et des lèvres du mourant, à répéter le poignant et l’horrible de ce rire sur des traits d’agonisant657 ». La crise d’hystérie que traverse la tragédienne apparaît ici d’après les symptômes

corporels observés – les « mouvements » presque inconscients de « la bouche et des lèvres » –, mais introduit également la perte d’être de Juliette, « ce spectacle faisant rentrer de force l’actrice dans la femme ». Ce moment de trouble révèle ainsi le Moi profond de Juliette, où la femme a définitivement laissé place à l’actrice, la crise hystérique de Juliette permettant à Edmond de souligner la domination du Moi théâtral sur son héroïne, et de clore son roman. Mais Juliette n’est pas la seule malade. Sa crise d’hystérie naît de l’observation de l’« agonie sardonique » d’Annandale, maladie improbable658 qui n’apparaît dans nul traité médical. Edmond lui-même

reconnaît ne pas avoir fait appel à la science afin de rendre compte de cette curiosité pathologique : « Eh bien oui ! Cette agonie sardonique est une invention, une imagination... mais possible, mais vraisemblable659. » La maladie paraît n’épargner personne – pas même le richissime lord anglais –,

mais le mal d’Annandale semble n’être qu’un prétexte justifiant l’accès aux dérèglements de Juliette, soulignant « les réactions morales que la maladie provoque […] chez ceux qui l’entourent660 ».

Les frères Goncourt sont à juste titre considérés comme les auteurs physiologistes de ce siècle. La maladie envahit leurs créations romanesques où sont insérées nombre d’observations issues des traités médicaux alors en vogue. Le pathologique serait de fait le point de départ du roman, la cause initiale du funeste destin de l’héroïne goncourtienne. Mais notre auteur ne se limite pas à une caractérisation du dérèglement organique de la femme touchée par la maladie. Au contraire, la saisie de symptômes inhérents au mal de son personnage va lui permettre d’inscrire les

655 La Faustin, op. cit., p. 421. 656 Ibid., p. 424.

657 Ibid.

658 Ainsi que l’ont souligné Jean-Louis Cabanès dans Le Corps et la Maladie dans les récits réalistes (1856-1893),

op. cit., p. 666, mais également Robert Ricatte, art. cit., p. 41-42.

659 Journal, Mémoires de la vie littéraire, II, op. cit., p. 922 (7 février 1882). 660 Robert Ricatte, art. cit., p. 43.

conséquences sur son être, les séquelles psychologiques de la maladie. La physiologie est donc intimement liée à l’écriture de la psychologie, toutes deux devenant de véritables complices.