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2 La psychologie de l’observable

Le corps du héros peut être une étonnante source d’informations lors de la saisie de son intériorité. Corps et âme étant étroitement liés, le corps peut se trahir et révéler ce qui se terre dans les tréfonds de l’être. L’intériorité du personnage serait essentielle à la compréhension du corps, et ce dernier ne serait que la manifestation extérieure de la pensée, des états d’âme. Les réactions corporelles seraient donc sous-jacentes au psychisme de l’Homme. Car la psychologie est avant tout l’étude de l’âme, la psukhê, et le corps est de fait longtemps resté en marge de l’analyse de l’être.

283 Ibid., p. 393.

Au XXe siècle naît cependant un courant d’études psychologiques à rebours de la psychologie que

l’on nomme subjective : le behaviorisme. Dérivé de behavior, ce dernier « assigne à la psychologie, pour objet d’étude, le comportement, c’est-à-dire des faits objectivables et non plus des états subjectifs285 », autrement dit, il s’agit de limiter l’étude aux comportements et réactions observés

pour ensuite tenter d’en expliquer les phénomènes intérieurs. Un basculement semble donc avoir lieu avec les grands behavioristes que sont John Broadus Watson et Burrhus Frederic Skinner : l’âme – point de départ usuel de la recherche psychologique – ne peut être appréhendée qu’une fois l’étude du corps effectuée. Il nous paraît important de rapporter que deux types d’approches se sont succédé au sein de l’école behavioriste. Tout d’abord, « le behaviorisme méthodologique » – thèse des premiers travaux de Watson – qui « ignor[e] la conscience, les sentiments, les états d’âme ». Mais la recherche étant en constante évolution, un « behaviorisme radical » s’affirme ensuite, de nouveau chez Watson mais également Skinner, où le traitement des comportements ne « décapite pas l’organisme » et « n’a pas été élaboré pour permettre d’atrophier la conscience286 ».

C’est ce « behaviorisme radical », cette étude de l’âme d’après les comportements observés, qui nous intéresse287 car c’est le grand défi auquel s’est confronté Edmond, écrire le « dessus » pour

ensuite parvenir à signifier le « dessous ». En effet, dans le roman goncourtien les observations relatives au corps apparaissent tout d’abord au lecteur, pour que soient ensuite suggérées les conséquences intérieures qui en résultent :

Alors Élisa éprouva comme une espèce d’endurcissement de son corps que semblait quitter la sensibilité. De tout temps très frileuse, souvent au dortoir par les nuits fraîches elle avait un sentiment de froid. Elle n’eut plus froid. Puis les sensations produites par le contact brutal des choses et qui font mal ne lui parurent plus immédiates, mais lui firent l’effet de venir de loin et de la toucher à peine.288

Élisa fait face à une « espèce d’endurcissement de son corps », ne ressent plus ni le froid ni la douleur. Toutes ces informations indiquent une perte de « sensibilité » de la détenue, et la sensibilité peut être physique – comme c’est le cas ici – mais également affective, soit la « faculté de ressentir

285 Marc Richelle, B. F. Skinner ou le péril behavioriste, Bruxelles, Pierre Mardage, 1977, p. 13-14.

286 Pour la distinction entre ces deux approches, nous renvoyons à l’ouvrage Pour une science du comportement :

le behaviorisme [1974] de Burrhus Frederic Skinner, trad. Françoise Parot, Paris, Delachaux & Niestlé, 1979,

p. 223.

287 Nous avons conscience que la psychologie est destinée à étudier l’être de chair et n’a pas vocation à expliquer le personnage littéraire. C’est la raison pour laquelle nous n’étudierons pas ici la totalité des travaux behavioristes, notamment les recherches liées à l’expérimentation.

profondément des impressions, d’éprouver des sentiments289 ». Peut-être qu’à travers cet

amenuisement de la sensation physique, Edmond souhaite également suggérer une disparition de l’être doué d’émotions qu’était Élisa, car il écrit quelques lignes plus loin que « l’indifférence de son corps pour tout, [Élisa] la retrouvait dans les mouvements de son âme290. » En amont, le corps

révèle et signale donc les dispositions de l’esprit du protagoniste. Le sensible étant pour notre auteur propre au sexe féminin – il écrit peu après la mort de son frère « je suis si malheureux, qu’il y a comme une émotion de la sensibilité de la femme autour de moi291 » –, on peut affirmer que la

disparition du sensible chez l’héroïne goncourtienne suggère une annihilation de la femme qui résidait en elle, une déshumanisation de son être, un corps qui « ne donne plus de sensations » étant « à proprement parler “une machine”292. » L’observation approfondie du corps véhicule donc de

précieuses informations sur les états d’âme et les sentiments. Dans son roman sur l’actrice par exemple, alors que la dualité de La Faustin reste latente, ses postures vont trahir ses maux, le dédoublement de son Moi intérieur. De fait, le comportement observable de Juliette semble permettre une première appréhension de son être :

Dans ce corps, dont un côté – le côté placé près du voisin indifférent – apparaît maussade, inerte, et comme ankylosé, c’est, de l’autre côté, une trépidation de grâces, un va-et-vient d’agaceries et de caresses de muscles à distance, un dégagement d’atomes crochus tout à fait amusant.293

Le corps de Juliette trahit ici l’altération de sa personnalité qui va conditionner son existence. Il est tantôt perçu « maussade », « inerte » et « ankylosé », révélateur de la domesticité et de l’immobilité du quotidien qu’elle mènera en Bavière, tantôt apparenté à son statut d’idole publique, être de mimique voué à la séduction par sa « trépidation de grâces » et ses « caresses de muscles à distance ». La gestuelle même de Juliette révèle ainsi la scission de son Moi, le combat entre la femme et l’actrice. Une ébauche de la psychologie de Juliette semble dressée d’après ses mouvements, à l’image de Germinie Lacerteux, dont Robert Ricatte constate que « lorsqu’[Edmond et Jules] se placent délibérément en dehors de leur personnage pour ne nous livrer que ses gestes, ceux-ci se trouvent être plus révélateurs qu’une analyse ; ils traduisent toute une vie souterraine et

289 Le Trésor de la langue française informatisé [en ligne], 1971-1994. Disponible sur le site du CNRTL :

http://www.cnrtl.fr/definition/sensibilité. 290 La Fille Élisa, op. cit., p. 160.

291 Journal, Mémoires de la vie littéraire, II, op. cit., p. 262, nous soulignons (30 juin 1870).

292 Théodule Ribot, Les Maladies de la personnalité [1885], Félix Alcan, Paris, 1921, p. 37-38. Disponible sur Gallica : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb410406781.

informulée294 ». Dès lors, l’observable étant symptomatique de cette « vie souterraine et

informulée », mentionner une « psychologie de l’observable » ne nous paraît guère inapproprié. Mais, pour que le corps s’exprime, il faut a priori qu’un élément externe ait déclenché une réaction. C’est un apport fondamental des travaux behavioristes, connu sous le nom de théorie S-R : le « Stimulus » de Watson correspond à un événement extérieur provoquant une réaction, cette dernière étant nommée « Réponse ». Si réaction il y a, c’est donc qu’une cause extérieure a eu un impact particulier sur l’homme, « un des axiomes du behaviorisme » étant de considérer « qu’il n’y a pas de mouvements qui n’aient été déterminés directement par des stimuli quelconques295 ». Les

gestes et comportements de l’être ne seraient donc que de simples réactions face à ce qui est perçu, touché ou encore entendu. La parole peut en effet, selon les principes de Watson, constituer un intéressant « stimulus », entraînant ainsi une « réponse » objectivable et destinée à l’analyse. Pierre Naville, qui a consacré une partie de ses travaux au behaviorisme de Watson, affirme d’ailleurs que « dire, c’est faire, c’est-à-dire se comporter296. » Ainsi, lors de la proposition d’un départ pour

Londres, les mots prononcés par Nello – « tu as toujours raison, mon grand297 ! » – sont d’une part

la « réponse » au projet de Gianni, mais surtout le « stimulus » du comportement de l’aîné, cette « émotion tendre qui ne parla pas, mais qui se témoigna » par le « tremblement de[s] doigts [de Gianni] en train de bourrer une nouvelle pipe298 ». Gianni souhaite en effet évoluer à Londres pour

bénéficier de la maîtrise du cirque des Anglais. Ce départ n’est nullement dénué d’intérêt : l’aîné rêve d’une carrière auréolée de gloire et de succès mais également d’être considéré comme un artiste dont le talent est sans pareil. Ces quelques mots de Nello provoquent donc la réaction « tendre » de son frère, et permettent de saisir l’assujettissement de Gianni à la pratique de son art, lui qui ne peut contenir son « émotion » manifestée par ce « tremblement » de doigts. Sa réaction physique semble donc témoigner de ses sentiments, de cette recherche d’une pratique hors-norme, qui semble alors proche de la concrétisation.

La lecture des réactions corporelles face à divers « stimuli » permet donc d’établir une caractérisation de l’être, car le corps trahit sans cesse la pensée et peut révéler la tempête intérieure du personnage. Considérons la petite Haudancourt, qui panique à la vue du sang lors de ses premières règles. C’est un phénomène qu’elle ne comprend pas et qui l’amène à penser à sa mort

294 Robert Ricatte, La Création romanesque chez les Goncourt, op. cit., p. 302.

295 La Psychologie, science du comportement. Le Behaviorisme de Watson, Pierre Naville, Paris, Gallimard, 1943, p. 147.

296 Ibid., p. 16.

297 Les Frères Zemganno, op. cit., p. 181. 298 Ibid.

prochaine. Son corps tout entier traduit son état – perçu comme une « infirmité », une « souillure » – de femme en éclosion. Cet état nouveau produit chez elle un « soudain effarouchement » lorsqu’une personne de l’autre sexe s’approche. Cette prise de conscience des besoins de la « femme naissante » provoque chez Chérie un « tremblement émotionné et peureux […] de son corps299 ». La réaction physique de la jeune femme est indéniable, le « tremblement » est

perceptible. Mais la caractérisation par l’emploi des épithètes relève néanmoins déjà d’une analyse de ladite réaction, et indique la discorde intérieure de Chérie. Elle rêve en effet de devenir une femme – « toute la vie de Chérie consiste […] à atteindre ce moment décisif de défloration300 » –, ce

qui pourrait justifier son « tremblement émotionné ». Mais elle est également effrayée par ce passage à l’acte, que corrobore l’épithète « peureux », justifiant ses rapports futurs à la sexualité : « toutes les fois où Chérie se sentait prête à aller plus loin qu’elle ne voulait, la petite vierge mondaine qui était en elle la retirait blanche et pure de son commencement d’entraînement301. » Les

réflexes de Chérie traduisent donc l’ambiguïté du rapport qu’elle entretient avec cet autre qu’est l’homme, de la même manière que le corps de La Faustin exprime les dualités intérieures auxquelles elle se trouve confrontée. Nous pensons notamment à la scène avec le maître d’armes où « l’excitante odeur d’homme » – ici « stimulus » – crée chez la maîtresse de Blancheron un « désir sensuel ». Aucun élément de la diégèse ne semble prédire les envies lubriques qui saisissent à cet instant Juliette, incarnation de la femme mélancolique ne pouvant oublier ses amours passées. Pourtant, alors que rien ne la retient auprès du maître d’armes, elle « demeur[e] clouée sur la banquette par une puissance magnétique302 ». Elle ne maîtrise plus son propre corps, assujettie à une

« puissance » qui semble la dépasser, celle de la légendaire Phèdre. Cette absence de pouvoir sur ses mouvements dénote bien une perte de possession de son être, impérieusement dominé par cette « puissance » supérieure, à l’image de la Phèdre de Racine gouvernée par Vénus, par l’amour : « Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée ; / C’est Vénus toute entière à sa proie attachée303. »

Après les « réponses » de Juliette à cette « excitante odeur d’homme » est explicitée la métamorphose soudaine de l’héroïne :

Et les choses autour d’elle, peu à peu la femme les voyait dans la vague trémulation d’un éblouissement, […] et tout l’échauffement intellectuel de son rôle, elle le sentait descendu dans les parties 299 Chérie, op. cit., p. 154, nous soulignons.

300 Nao Takaï, Le Corps féminin nu ou paré dans les récits réalistes de la seconde moitié du XIXe siècle. Flaubert,

les Goncourt et Zola, Paris, Honoré Champion, 2013, p. 208.

301 Chérie, op. cit., p. 263.

302 La Faustin, op. cit., p. 270-271, nous soulignons.

amoureuses de son corps, et elle ne pouvait plus vouloir, et il n’y avait plus, dans son être ardent et moite,

que le désir sensuel, l’appétit déréglé d’une jeune bête en folie […].304

Le personnage joué, après avoir régulièrement pris possession de son être durant les multiples répétitions, s’empare désormais du corps de la femme. Phèdre prend le contrôle des « parties amoureuses de son corps », à tel point que Juliette ne peut plus « vouloir ». On constate également que l’écriture du corps – immobilisé sur la banquette par cette « puissance » supérieure – précède la caractérisation intérieure de Juliette. C’est cette incapacité à se mouvoir qui révèle l’écrasante domination de l’actrice sur la femme, confirmée ensuite par l’accès aux troubles de son âme.

Il apparaît donc que le corps fait véritablement sens, qu’il ouvre la voie à une analyse in petto du héros goncourtien. Les mouvements et comportements corporels sont annotés pour justifier ensuite l’analyse du Moi profond, à l’image de ce que fera quelques décennies plus tard le behavioriste en considérant le comportement « comme le signe ou le symptôme d’activités intérieures, d’ordre mental ou physiologique, qui constituent le véritable sujet d’étude305. » L’aîné

des Goncourt ne semble donc pas se livrer directement à une analyse psychologique des tréfonds de ses personnages – qui l’exclurait définitivement des romans dits naturalistes – mais développe progressivement leur caractérisation intérieure par l’expression corporelle, voie de communication non verbale. Cette pratique est également à l’œuvre dans le premier roman d’Edmond quand, à son arrivée à la prison de Noirlieu, Élisa doit renoncer à ses attributs, depuis ses vêtements jusqu’à sa « pauvre bague en argent ». Sa liberté et surtout son individualité – toutes deux déjà grandement limitées – ne sont plus. Et l’anéantissement de sa personne peut se lire à travers ses mouvements, car « l’individu réagit avec tout son corps à un objet ou une situation donnée306 » :

Elle commençait à se dévêtir avec des pauses, des arrêts, des mains ennuyées de dénouer des cordons, des gestes suspendus, une lenteur désireuse de retenir sur son corps, quelques instants de plus,

les vêtements de sa vie libre. […] Élisa était enfin habillée en détenue, avec sur le bras le double numéro

de son écrou et de son linge, le double numéro sous lequel – sans nom désormais – elle allait vivre son existence d’expiation.307

Ce renoncement à l’individualité nous suggère le « dessous » d’Élisa. Tout d’abord, ses « pauses »,

304 La Faustin, op. cit., p. 271, nous soulignons.

305 Burrhus Frederic Skinner, L’Analyse expérimentale du comportement. Un essai théorique [1969], trad. Marc Richelle, Bruxelles, Charles Dessart, 1971, p. 110.

306 Pierre Naville, op. cit., p 204, l’auteur souligne. 307 La Fille Élisa, op. cit., p. 128, nous soulignons.

ses « gestes suspendus » et cette « lenteur » paraissent révélateurs de la torpeur permanente qui caractérisera Élisa jusqu’au terme de son existence. L’indolence avec laquelle la prisonnière ôte ses vêtements atteste également de son refus de basculer dans l’impersonnalité, dont elle se mourra. On peut constater que l’écriture de l’observable – ses « pauses », ses « mains ennuyées » – amène rapidement à l’écriture des états d’âme de la prisonnière, au détour de l’épithète « désireuse ». De fait, cette épithète qualifie la « lenteur » d’Élisa – ce qui relève du visible donc – mais a trait à l’intériorité de son être, à sa volonté, son désir. On peut dès lors affirmer que le corps du protagoniste sert directement sa caractérisation intérieure, que le « dessus » évoqué par Flaubert témoigne en quelque sorte du « dessous ».

Il apparaît clairement que corps et âme sont dépendants dans la fiction goncourtienne. À l’image de la pensée behavioriste, le corps éclaire et signifie l’être. Les réactions du personnage sont d’une part une « réponse » à un « stimulus » initial, et se révèlent d’autre part symptomatiques de sa pensée, ses états d’âme. Sa caractérisation intérieure semble pouvoir s’accomplir au détour de ce qui relève de l’observable, et « ce n’est plus le dehors désormais, mais le dedans qui […] attire [les frères Goncourt], – ou plutôt le dedans tel qu’il peut se laisser apercevoir et appréhender du dehors308. » Écrire le corps, ce qui relève du « dehors », se révèle donc nécessaire à la saisie de

l’intériorité du protagoniste. Mais que se passe-t-il quand le « dessus » du héros est délaissé en faveur de l’écriture de son intériorité ?