• Aucun résultat trouvé

2 Lutter contre la chute

Une écriture psychophysiologique implique une double étude, d’abord celle du corps, affaibli par la pathologie, mais également celle de l’âme, altérée par un environnement qui étiole l’identité du héros. L’héroïne goncourtienne est de fait contrainte de supporter plusieurs épreuves ; l’ampleur de sa maladie ne cesse de croître, et elle doit en outre subir sa désindividualisation. Les personnages d’Edmond sont donc confrontés à leur propre dégradation. L’existence d’Élisa désole notamment plus d’un lecteur. Prostituée puis détenue, son existence n’est qu’assujettissement et perte d’individualité. Au sein de la maison de l’avenue de Suffren, Élisa souffre de la « discipline » d’un « gouvernement de vieille femme » (chapitre XXII) et a la « conscience obscure de n’être plus une personne maîtresse de son libre arbitre, mais d’être une créature tout en bas de l’humanité, tournoyant au gré des caprices et des exigences de l’autorité, de la matrulle, de qui passe et qui monte661 ». La prostituée a dû renoncer à sa liberté ; son propre corps est soumis aux « caprices » et

aux « exigences » de madame et des clients, la jeune fille éprouvant ainsi « le sentiment journalier de sa dégradation662 ». Au plus bas de l’échelle sociale, l’héroïne est également dénaturée par la

maladie qui lui fait perdre le contrôle de son corps qui, « à l’improviste, appartenait tout à coup à des sensations instantanées et fugaces dont elle n’était pas la maîtresse663 ». Juliette Faustin perd

elle-aussi toutes ses facultés individuelles dès qu’elle laisse le Moi de l’actrice « pren[dre] possession d’elle », « opération » que la jeune femme « sentait se faire dans sa personne664 ». Elle

semble donc avoir conscience de cette dépossession soudaine qui ne cessera de croître jusqu’à ce que la tragédienne prenne le contrôle de tout son être.

Hors de la scène en effet, Juliette est encore habitée par son rôle. Lorsqu’elle rencontre le maître d’armes de Blancheron – l’amant déchu – la veille de la première, la tragédienne est alors sous l’influence de Phèdre et ressent un tel désir pour cet homme que « tout l’échauffement

661 La Fille Élisa, op. cit., p. 92. La « conscience obscure » d’Élisa semble indiquer que son être est déjà profondément altéré bien avant son entrée en prison.

662 Ibid. 663 Ibid., p. 114.

intellectuel de son rôle, elle le sentait descendu dans les parties amoureuses de son corps665 ». Une

lutte s’engage alors entre Juliette et la tragédienne :

Mais aussitôt, la porte était violemment rouverte, et la Faustin poursuivie et rattrapée dans la grande pièce par l’homme aux yeux allumés, […] luttait corps à corps avec l’énergie furieuse et les coups

en pleine figure, par lesquels une femme se défend d’un viol contre un individu qui lui faithorreur. Enfin, par un dernier et suprême effort, elle s’arrachait de ses bras, sa robe en lambeaux, disparaissait dans le jardinet […].666

Quand se clôt la porte du « cabinet noir », Juliette reprend connaissance, chasse le Moi de l’actrice qui l’a poussée au vice. Elle fait preuve d’une grande violence envers le jeune homme, finalement dupé par les appétits de l’actrice. Sa résistance est telle qu’elle parvient à « s’arrach[er] de ses bras » grâce à son « énergie furieuse et les coups en pleine figure ». Mais ce n’est pas seulement une lutte engagée contre le sexe masculin, c’est aussi un combat que mène la femme contre l’actrice. Il y a donc « discorde entre la personnalité de l’actrice et celle de l’héroïne qu’elle doit incarner, […] ici la Faustin se conforme à la volonté de la reine antique, en se jetant dans les bras du premier venu, puis refuse de soumettre à son influence aliénante667. » Juliette tente ainsi de se débarrasser du

maître d’armes mais également de taire le rôle qui altère son être. Elle doit affirmer son identité et ne pas se laisser submerger par son double dont les résurgences sont récurrentes. Après le retour inespéré d’Annandale, Juliette – actrice mais également maîtresse passionnée – ne peut plus laisser le Moi de l’actrice surgir inopinément car Annandale souffre du statut social de cette femme, il est « jaloux » de « tout le monde » (chapitre XXXV). Contrariée par les propos de son amant, elle ne sait qui choisir, l’homme ou le théâtre, et manifeste « tous ces signes extérieurs d’une lutte et d’un combat de l’âme », La Faustin se montrant « certains matins, sous l’allure d’une femme décidée, le petit crâne d’une volonté de femme qui a pris un parti ; d’autres matins, dans le brisement de corps et les perplexités lâches de l’irrésolution sur toute sa personne668 ». La lutte apparaît donc

incessante, interminable car Juliette est indécise. Mais elle choisit l’amour, fait le choix d’être femme plutôt qu’actrice lorsqu’elle dit adieu à la scène. En renonçant au théâtre, Juliette pense

665 Ibid., p. 271.

666 Ibid., p. 272, nous soulignons.

667 Bruno Fabre, « La Faustin ou l’unité impossible », Cahiers Edmond & Jules de Goncourt, n° 8, 2001, p. 94. 668 La Faustin, op. cit., p. 369.

avoir répudié l’actrice, ainsi qu’en témoigne la lettre écrite pour sa sœur669.

Le motif de la lutte apparaît récurrent dans l’œuvre d’Edmond, étape nécessaire chez le personnage qui prend conscience de sa dégradation. Chérie résiste à sa manière contre la perte de contrôle de son propre corps, affaiblie par la maladie et par sa « chasse » au mari. Elle ne peut rester cloîtrée chez elle, ressentir son immobilité croissante – tout comme Nello « s’entêt[e] à marcher » dans l’espoir de recouvrer ses capacités physiques (chapitre LXXVII). Aussi la jeune femme décide-t-elle d’aller « aux quatre coins de Paris, acheter dans les magasins de nouveauté les plus distants » et de marcher « tout le temps […] comme par suite d’une ordonnance de médecin, ou plutôt d’un pari avec elle-même d’être cinq, six heures sur ses jambes670 ». Mais c’est chez Élisa

que la rébellion contre sa propre dégradation est la plus manifeste. Même si pour notre auteur la « passivité » est le « véritable et profond caractère de la fille671 », Élisa se révolte constamment

contre l’autorité. Contre sa mère d’abord, dont elle refuse l’héritage social pour fuir de La Chapelle (chapitre V), puis contre la tenancière de Bourlemont, attaquée par la jeune femme lors d’une violente crise d’hystérie (chapitre XVI), et enfin contre son amant. Elle s’insurge dès qu’elle perçoit son individualité menacée. À son arrivée à la prison de Noirlieu, lorsqu’elle doit renoncer à ses effets personnels, à sa liberté et à son identité, il y a « dans le haut du corps de la prisonnière, l’ébauche violente d’un mouvement de résistance672 ». Objectivée, la révolte est encore celle d’une

femme ayant des droits, qui n’a pour le moment pas admis le basculement de son existence, Élisa pénétrant d’ailleurs dans la prison « mal éveillée », avec « ses pieds [qui] la portaient sans qu’elle se sentît marcher673 ». La détenue n’a pas immédiatement « conscience de la mortification de son corps

et de son esprit674 » et ne se sent guère opprimée par cette nouvelle vie. Mais, un matin, elle saisit

soudainement son effroyable existence, « une récréation la réveilla, la fit tout à coup revivante pour les douleurs humaines », mais aussi son propre anéantissement : « ses mains instinctivement se mirent à tâter sur elle la vie de son corps ». De là réapparaît le combat de la jeune femme contre cet environnement aliénant, mais également contre l’anéantissement de son identité, illustrant ainsi son « angoisse de l’implosion », c’est-à-dire « la terreur de voir à tout moment le monde envahir brutalement l’individu675 ». Élisa tait à présent ses contestations mais son « instinct de révolte » n’en

669 « En arrivant ici, les premiers jours, je me tâtais, en me disant : “Ça va-t-il me repousser, ma maladie du théâtre ?” Mais rien ! rien ! Et ça ne perce pas, et ça ne me chatouille nulle part. » Ibid., p. 385.

670 Chérie, op. cit., p. 285, nous soulignons.

671 Journal, Mémoires de la vie littéraire, I, op. cit., p. 807 (22 avril 1862). 672 La Fille Élisa, op. cit., p. 128.

673 Ibid., p. 126.

674 Ibid., p. 132. Les citations suivantes feront référence au même chapitre, p. 132-133. 675 Ronald David Laing, op. cit., p. 59-60.

est que « plus accentué ». D’une nature « sauvageonne », elle ne peut réellement se soumettre à l’autorité :

La rébellion de son cœur mutiné ne se manifestait par aucun acte, aucune parole, aucune infraction à la

discipline : elle était dans son regard, dans son attitude, dans son silence, dans le bouillonnement colère d’un corps terrassé, dans le frémissement d’une bouche qui se tait. Aussi, supérieure, directeur et inspecteur étaient enclins à la sévérité contre l’impénitente qui s’était fait une ennemie plus redoutable dans la prévôte chargée de la distribution et de la surveillance de son travail.676

Les possibilités de résistance d’Élisa sont limitées, la prisonnière n’a plus la liberté de se mouvoir comme elle l’entend et n’est plus autorisée à parler. Mais s’il y a quelque chose que l’on ne peut aisément contrôler, c’est bien la pensée. Sa « rébellion » est intériorisée, se perçoit dans son « regard », son « attitude », son « silence ». Les voies de la révolte se diversifient pour la jeune « impénitente » qui ne parvient toujours pas à s’établir dans la norme. Il lui est d’ailleurs difficile de maintenir son « bouillonnement colère » et son flot de paroles prêt à jaillir, néanmoins contenu dans « le frémissement d’une bouche qui se tait ». Sa « rébellion » est plus ténue mais lui prouve qu’elle existe. Marjorie Rousseau affirme d’ailleurs à propos de la prostituée – Élisa, Isadora dans La Déshéritée de Pérez Galdos, Sonia dans Crime et châtiment – que « la persévérance paradoxale de ces trois héroïnes se révèle être un point commun surprenant, chez un personnage traditionnellement associé au vide, à la faiblesse et à la passivité. On a pour ainsi dire l’impression, que le personnage romanesque, et le romancier avec lui, résistent à cet évidement677. » Notre

héroïne fait donc preuve d’une profonde ténacité afin de se maintenir vivante, de résister à cet « évidement » que semble connaître tout personnage dont l’identité est dégradée par son environnement. Mais la lutte ne peut perdurer, l’individu doit s’incliner.

La révolte laisse progressivement place au renoncement, symbolisant l’« affaiblissement de la volonté678 » du héros goncourtien. Chérie, harassée par le tourbillon de son quotidien, semble

accepter son impossible accès à l’état de femme et ne s’expose désormais plus dans les bals de la capitale. Naît alors chez la jeune Haudancourt une « saine raison » qui la guérit « de bien des illusions menteuses ». Néanmoins, « ce changement moral, au lieu de s’accomplir dans la sérénité

676 La Fille Élisa, op. cit., p. 137, nous soulignons.

677 Voir « La prostituée au XIXe siècle : vers une vacance du personnage romanesque », Les chantiers de la création

[En ligne], n° 4, 2011, p. 9. Disponible sur : http://lcc.revues.org/365.

678 Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine, op. cit., p. 330. Il considère que la peinture de « personnages qui subissent la vie sans la dominer », de « créatures d’une volonté médiocre », constitue « l’habituel objet de l’étude des frères Goncourt », voir en particulier les pages 328 à 334.

accompagnant d’ordinaire l’apaisement de la mondanité chez une jeune fille, se faisait au milieu d’une inquiète tristesse et parmi un état de fatigue physique si grand, qu’il était presque douloureux679. » Ce combat contre le célibat, contre son éternel état de vierge prend fin. L’héroïne

goncourtienne abandonne, « au milieu d’une inquiète tristesse » et « parmi un état de fatigue physique », dénotant une chute de son Moi et de son corps. Quant à l’indomptable Élisa, elle semble avoir trouvé plus fort qu’elle. Son combat contre l’autorité arrive à son terme, elle se laisse désormais dominer, n’est plus qu’une détenue « à bout de force » qui se sent « vaincue » et dont la « révolte intime et latente s’affaiss[e]680 ». Elle renonce dès lors à son être, à ce qui lui permettait

d’affirmer son identité. La chute finale semble inévitable, « la personnalité, cette vertu première de l’être qui veut se tenir debout contre le sort, se trouve cernée, envahie, débordée de toutes parts681. »

Élisa n’existe plus, car parfaitement aliénée – notamment par ce silence imposé aux détenues qu’Edmond dénonce avec véhémence –, et oublie jusqu’à « sa vie de La Chapelle, sa vie de Bourlemont, sa vie de l’École militaire, sa vie de prison, sa vie d’hier682. » Plus rien n’a de sens

pour cette pauvre créature qui ne peut qu’errer dans les méandres de son enfance, dans ses bons et rares souvenirs, depuis sa ballade dans la forêt de houx (chapitre LXIII) jusqu’au printemps passé en Franche-Comté (chapitre LXIV). La Faustin semble suivre un chemin somme toute similaire à celui d’Élisa. Elle lutte, constamment, violemment, contre le Moi de l’actrice qui tend à s’imposer sur son être. Mais ce combat intérieur paraît vain :

Tous ces revenez-y involontaires à sa carrière, tous ces retours de sa pensée au théâtre, elle les chassait cependant mais elle avait beau les enfoncer au fond d’elle-même, ils revenaient aux heures de la molle détente du vouloir, aux heures troubles de la bienheureuse inconscience de la vie, aux heures où la femme s’endort, où la femme s’éveille.683

Juliette tente désespérément de taire le Moi de la tragédienne, de le « chass[er] », mais sa volonté ne semble pas suffisante. Ce qu’elle tente d’« enfoncer au fond d’elle-même » refait surface, revient « aux heures de la molle détente du vouloir ». Sa lutte se solde par un échec, Juliette cherchant « malgré elle, l’effet théâtral684 ». La jeune femme est dépossédée de sa propre identité, de sa

passion pour Annandale. Il ne reste plus que la tragédienne dominant impérieusement Juliette qui se

679 Chérie, op. cit., p. 282-283. 680 La Fille Élisa, op. cit., p. 156.

681 Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine, op. cit., p. 331. 682 La Fille Élisa, op. cit., p. 175.

683 La Faustin, op. cit., p. 394. 684 Ibid., p. 395.

sent « vaincue, oui, bien vaincue » et « reprise par les griffes de la vocation » (chapitre LII). D’apparence, elle reste la maîtresse de son tendre lord mais, sous ces faux-semblants se cache la tragédienne, régissant désormais l’être de Juliette, chez qui la « liaison identitaire dedans/dehors se désorganise, le sujet se vit alors comme étranger à lui-même, spectateur impuissant face à sa propre désorganisation685 ». L’Art l’emporte sur la volonté de l’individu, La Faustin ne peut plus vouloir,

tout comme Gianni ne peut s’empêcher de s’exercer au trapèze malgré les douleurs morales qu’éprouve son frère686. Juliette, consciente de son impossibilité à faire face, se réfugie dans ses

souvenirs, dans son passé d’actrice. Elle se revoit ainsi « rue de Richelieu », « dans sa loge, répétant avec sa sœur ou le souffleur du théâtre », « en scène au milieu de ce battement pressé des cœurs, de ce silence oppressé des respirations, de la muette et haletante admiration qui accueille et salue les grands artistes687 ». Privée de son identité, Juliette n’a plus le sentiment du Moi et ne peut plus

exister que dans ses tendres souvenirs passés, car si « l’aliénation entraîne la suspension de toutes les facultés actives de l’esprit, […] en revanche, les facultés passives, comme l’imagination, la passion ou la mémoire mécanique, peuvent s’exercer688 ». Brisée par la puissance de son double, il

ne reste lui reste que son imagination.

L’héroïne goncourtienne apparaît doublement dégradée, par sa maladie d’abord mais également par sa perte d’identité. Mais à mesure que progresse cette dépossession, la conscience du personnage s’élève tel un véritable rempart contre cet environnement qui l’aliène. Une lutte acharnée s’engage : son corps refuse cet assujettissement, exprime de nombreuses résistances, et son âme se soulève contre cette individualité menacée. S’insurger constitue finalement la preuve que l’on existe, symbolique d’une tentative de maintien de l’être. Mais sa volonté s’affaiblit progressivement, le personnage ne semble plus pouvoir se battre contre ces forces qui le dominent. Il accepte malgré lui de se voir parfaitement dominé, puis aliéné. Son Moi n’est plus qu’un lointain souvenir, antérieur à sa désindividualisation.

685 Johann Jung, Le Sujet et son double. La Construction transitionnelle de l’identité, Paris, Dunod, 2015, p. 125. 686 Voir les chapitres LXXXIV et LXXXVI. Mais si ce roman se clôture bien sur la mort des frères Zemganno, de

l’artiste donc, une véritable ode à la fraternité y est exprimée. 687 La Faustin, op. cit., p. 403-404.

688 Jacqueline Carroy et Régine Plas « La Volonté et l’involontaire : l’exemple de l’automatisme », dans Jean-Louis Cabanès, Didier Philippot et Paolo Tortonese (éd.), Paradigmes de l’âme. Littérature et aliénisme au XIXe siècle,