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3 L’écriture de la sensation

La représentation du réel chez Edmond de Goncourt ne semble pas se limiter à une simple fictionnalisation du « petit fait vrai ». Il ne s’agit pas d’exhiber le réel tel qu’il est, tel qu’il apparaît au héros, mais plutôt de l’écrire d’après la sensation qui en émane. La réalité qui apparaît à l’auteur ne peut être complètement fidèle au fait avéré car la sensation implique un recours à l’affectif, sa seconde acception étant un « état de conscience plus affectif qu’intellectuel » qui a trait à la « perception immédiate93 ». L’intellectuel – la raison, la science – paraît subalterne à l’affectif dès

lors qu’il est question de sensation. Et le réel n’est pas intégré à la fiction de manière brute et objective mais est esthétisé par la narration. La description de Carsonac, l’amant de Bonne-Ame, dans La Faustin paraît illustrer cette esthétisation du réel, ce ressenti du narrateur face à l’individu :

Un gros homme ventru, aux cheveux gris coupés en brosse, aux moustaches teintes et hérissées aux deux 91 Enzo Caramaschi, Réalisme et impressionnisme dans l’œuvre des frères Goncourt, Paris, Nizet, 1971, p. 73. 92 Journal, Mémoires de la vie littéraire, III, op. cit., p. 1172 (24 juillet 1885).

93 Le Trésor de la langue française informatisé [en ligne], 1971-1994. Disponible sur le site du CNRTL :

coins de la bouche, à l’œil dormant, voilé d’une paupière plissée, d’où jaillissaient, quand il disait une méchanceté, des bluettes d’acier, c’était Carsonac, le type de l’homme gras à la graisse méchante.94

La caractérisation de Carsonac est scindée en deux mouvements. Elle concerne tout d’abord le trait physiquement observable : l’homme est « gros », a les cheveux « gris » et ses moustaches sont « hérissées », ce qui relève finalement d’une prosopographie usuelle à la première apparition d’un personnage au sein d’un roman. Mais la description évolue, glisse vers une caractérisation nettement différente : Carsonac est perçu comme un être à l’« œil dormant […] d’où jaillissaient […] des bluettes d’acier ». La description paraît s’être orientée vers le petit détail, lié au ressenti au contact de cet individu. Un œil « dormant » ne réfère pas au physiquement observable, mais naît d’une perception de l’homme. Son portrait physique semble appeler son portrait moral, la description ayant presque ici valeur de physiognomonie. L’être est appréhendé par la sensation, et ce premier ressenti s’intègre à la narration. Ce mode de composition ne passe pas inaperçu auprès de ses contemporains, notamment Zola qui note en 1881 :

Tous [les] efforts [des Goncourt] tendent à faire de la phrase comme l’image exacte et instantanée de leur sensation. Rendre ce qu’ils sentent, et le rendre avec le frémissement, le premier heurt de la vision, voilà leur but. Ils l’atteignent admirablement.95

Mais, composer une œuvre à l’image de la sensation qui nous transcende ne revient-il pas à nuire à cet « effet de réel » ? L’écriture de la « vérité vraie » ne s’en retrouve-t-elle pas bafouée ? N’oublions pas que d’après Zola, le romancier naturaliste doit peindre l’humanité telle qu’elle est, sans dévoiement par excès de style, et doit « affecte[r] de disparaître complètement derrière l’action qu’il raconte96 ». Admettre cette acception du roman naturaliste revient à en exclure l’œuvre

goncourtienne où une part trop conséquente de la description semble être accordée à la sensation et à sa fictionnalisation. Ce qui importe aux deux frères – puis au seul Edmond – est le rendu de la réalité telle qu’elle a été admise et vécue.

Edmond de Goncourt révèle dans ses écrits une certaine acuité sensitive, un développement remarquable de ses sens. L’intérêt accordé à la vue semble prééminent, l’œil est aiguisé, volatile et s’arrête à de multiples détails, notamment la lumière. L’ensemble de la fiction goncourtienne semble ponctué par une isotopie de la lumière, que nous retrouvons dès « l’avant-propos »

94 La Faustin, op. cit., p. 191, nous soulignons.

95 Émile Zola, Les Romanciers naturalistes, op. cit., p. 550. 96 Ibid., p. 504.

d’Edmond de Goncourt à son premier roman où le procès d’Élisa a lieu « par le jour tombant, par le crépuscule jaune de la fin d’une journée de décembre, par les ténèbres redoutables de la salle des Assises entrant dans la nuit […]97 ». Cette audience est directement inspirée du procès Firon auquel

ont assisté les frères Goncourt le 3 avril 1869, et où les allusions au crépuscule se limitent au «jour [qui] tombe » et « aux fenêtres [où] pâlit un azur blême et nocturne98. » Entre le Journal et le roman

l’atmosphère évolue, l’obscurité ambiante n’est plus seulement liée au coucher du soleil mais renforcée par cette impression de « ténèbres redoutables » présentes lors du procès. Edmond a véritablement esthétisé ce réel car la lumière lors du jugement d’Élisa revêt un caractère inquiétant : la disparition progressive de la lumière paraît métaphoriser la fin de l’existence « libre » de la prostituée et son entrée dans les ténèbres du milieu carcéral. Cette dégradation de la luminosité se retrouve également lorsque l’actrice prend le pas sur la femme chez Juliette Faustin, instant où « sur la figure riante de la Faustin, descendit la ténébreuse absorption du travail de la pensée [et] de l’ombre emplit ses yeux demi-fermés99 ». Cette femme de nature « riante », joyeuse et lumineuse

s’assombrit brusquement lorsque son rôle la transcende. L’antéposition de l’épithète relaie le substantif au second plan, la sensation dominant ici l’action. L’épithète permet de définir le fait par une perception individuelle et donne ainsi une signification sensiblement différente au substantif caractérisé. Ce « travail de la pensée » importe finalement peu en regard de ce passage soudain à l’obscurité, où l’acte est mis à distance par l’effet.

La description goncourtienne se retrouve parfois noyée sous une cascade d’épithètes, amenuisant l’acte descriptif en lui-même pour que seule la sensation – par la caractérisation – persiste. La représentation de l’être ne peut se limiter à ses traits physiques, car ces derniers appellent immanquablement à un jugement :

Stépanida […] était belle d’une beauté sauvage, pleine d’insolences hautaines dans le port et la marche. […] En ces yeux il y avait de noires clartés électriques, et dans le teint ténébreux de la créature songeuse une naturelle petite coloration rose sous les paupières, […] et, par moments, montait à ses lèvres sérieuses un sourire indéfinissablement étrange.100

Nous ne retenons que difficilement les caractéristiques purement physiques de la mère de Gianni et Nello tant prédomine le ressenti. Il ne s’agit guère de parvenir à imaginer un visage parfaitement

97 La Fille Élisa, op. cit. p. 43.

98 Journal, Mémoires de la vie littéraire, II, op. cit., p. 214-215. 99 La Faustin, op. cit., p. 206, nous soulignons.

défini, mais plutôt ce qui émane de Stépanida. Myriam Faten Sfar considère à ce propos que « l’agent-Stépanida est renié […] au profit des sensations qui sont seules à l’origine de la description », et que « l’auteur refuse ainsi toute consistance […] à ses personnages qui n’apparaissent que comme de simples réceptacles d’éléments qui leur sont externes101 ». La

mouvance de l’épithète et sa multiplication dénotent un rapport sensible au réel. Ici Stépanida semble appréhendée par une multiplicité de prises de vues, perçue au travers de diverses sensations. L’œil virevolte et l’écriture doit en suivre les mouvements pour représenter cette vérité momentanée. Ce n’est pas un réel prosaïque qui apparaît à Edmond mais plutôt une réalité perforée par ses impressions, la prédominance de la sensibilité illustrant ainsi sa propre conception de la réalité :

« rendre » ce qui est, reproduire l’impression […] sans qu’elle s’affaiblisse pendant le trajet qui mène à l’expression, fixer l’éphémère tout en laissant vibrer dans l’image qu’on en présente ce qu’il y a en lui de labile, de fugitif : tout le travail de l’artiste se ramène pour [les Goncourt] à cet effort et à ce souci. Et le tourment de leur « conscience » artistique, ce sera l’insatisfaction perpétuelle de ne pas arriver […] à taper aussi fort que la réalité […].102

Enzo Caramaschi paraît apparenter la création romanesque des deux frères à la composition picturale : il s’agit en effet de « reproduire l’impression » du réel dans « l’image » que va composer l’artiste. Le lien établi entre littérature et peinture ne nous étonne guère car les écrits sur l’art, notamment la peinture, abondent dans la création des Goncourt. Ils ont d’abord publié nombre de critiques – nous pensons ici La Peinture à l’exposition de 1855 chez Dentu, « L’art en 1795 » ou « Le Style de Watteau » publiés dans L’Artiste103 – pour ensuite intégrer leur savoir pictural au

service de la fiction dans Manette Salomon. L’écriture goncourtienne est marquée par le sceau de la peinture et doit permettre au lecteur de parfaitement appréhender l’atmosphère de la scène décrite, Edmond rejetant l’aspect stable de ce qu’il décrit pour en « fixer l’éphémère ». Tel le peintre impressionniste104, il tente de reproduire le réel perçu, et la manière dont il compose ses romans se

révèle assimilable à celle du peintre qui observe, ressent et admet le réel avant de l’esquisser. L’œuvre d’art naît donc du regard et de sa perception par l’artiste :

101 Voir son article « De la différence : de l’“écriture artiste” dans Les Frères Zemganno d’Edmond de Goncourt »,

Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, n° 16, 2009, p. 90.

102 Enzo Caramaschi, op. cit., p. 47.

103 Respectivement le 15 avril 1854 et le 7 septembre 1856.

104 Et ce n’est pas un hasard s’il est considéré par Ferdinand Brunetière comme un représentant de l’« impressionnisme littéraire ». Voir Le Roman naturaliste, op. cit., en particulier les pages 75 à 104.

Une ligne d’horizon, une mare, une silhouette de femme perdue, il ne lui fallait plus que cela pour faire voir et toucher à l’œil la plaine de Barbizon. […]

De l’été, de l’automne, du matin, du midi, du soir, Crescent donnait le sentiment, presque l’émotion, en peintre admirable de la sensation. Ce qu’il cherchait, ce qu’il rendait avant tout, c’était l’impression, vive et profonde du lieu, du moment, de la passion, de l’heure. D’un paysage il exprimait la vie latente […]. 105

Il ne s’agit pas de reproduire simplement la réalité, mais de lui apporter son « sentiment », son « émotion », l’œuvre d’art étant « un coin de la création vu à travers un tempérament106. Crescent

est le seul peintre de ce roman à n’être jamais dénigré pour ses pratiques et semble représenter un idéal goncourtien, lui qui sait se faire le « peintre admirable de la sensation ». Car l’écrivain doit écrire la profondeur du visible telle qu’elle paraît être à cet instant et ne pas se limiter au strictement observable. Dans les romans d’Edmond, la sensation qui émane d’une scène se révèle parfois prééminente à la nature même de celle-ci. Dans Chérie par exemple, le chapitre LXII s’ouvre sur la phrase suivante :

Des embrassades sur les deux joues parmi de gracieuses tendresses, puis des causeries aux sièges rapprochés et se touchant presque, en un petit coin de la grande pièce : des causeries chuchotantes et doucement rieuses, au milieu desquelles celle qui écoute, d’un adroit et preste geste tenant de la caresse, donne de temps en temps, pour la faire bouffer, un petit coup sur la jupe de celle qui parle : c’est au Ministère de la Guerre, dans la chambre de la petite-fille du maréchal, la réunion des amies de Chérie, qui a, elle aussi, son jour, jour de demoiselles.107

Le fait à l’origine de la description se retrouve postposé à l’impression qui devrait logiquement en découler. Ces jeunes demoiselles sont d’abord perçues comme de véritables femmes causant lors d’un salon. Ce n’est qu’après quelques lignes que le lecteur comprend qu’il est question des amies de la petite Haudancourt car la sensation à leur contact devance très nettement la nature de cette réunion. C’est également le cas de l’incipit de La Faustin où il est fait mention de « silhouettes d’êtres, aux corps sans formes, aux visages sans traits » qui « gisaient [dans le creux d’une falaise]108 » alors que le lecteur n’a pour le moment aucune idée de la nature de ces corps. Il apparaît

105 Edmond Et Jules de Goncourt, Manette Salomon [1867], Paris, Gallimard, 1996, p. 361.

106 Nous renvoyons ici à la définition que propose Émile Zola de l’œuvre d’art. Voir Mes haines, causeries littéraires

et artistiques [1866], dans Œuvres complètes, T. I, éd. Henri Mitterand, Paris, Nouveau Monde, 2002, p. 734.

107 Chérie, op. cit., p. 206. 108 La Faustin, op. cit., p. 181.

donc que le fait vrai est parfois subalterne à l’impression dégagée de la scène. Il ne s’agit pas de nuire au principe naturaliste de transcription de la réalité, mais plutôt de l’annexer à une manière particulière d’admettre le réel.

L’écriture goncourtienne capture l’instantanéité du réel et la description ne doit en aucun cas amenuiser le vécu. Il semble y avoir un véritable écart entre l’écriture artiste que revendique notre auteur et l’écriture considérée comme purement réaliste. Cette fictionnalisation du vrai parcouru par la sensation ne peut – et ne doit – s’apparenter à une écriture de l’ordinaire. Nervosité et impressionnabilité font d’Edmond un homme qui accède à un certain au-delà de la simple vision et qui s’avère sensible à des détails que l’œil quelconque ne pourrait percevoir. On constate d’ailleurs une forte dissonance entre les dialogues des deux saltimbanques – où tournures familières et vulgarité abondent – et les descriptions présentes dans ce même roman :

Ces hors-d’œuvre de la représentation, ces petits tours, souvent manqués, Nello les faisait et les refaisait avec une pétulance, une alacrité, un entrain où il y avait le plaisir d’un gamin qui joue, un rire des yeux rempli d’une émotion humide, des saluts de ses petits bras contournés et gracieusés à l’adresse des applaudisseurs, tout à fait amusants […].109

Il apparaît que la description goncourtienne nuit à l’« effet de réel » supposé inhérent au roman naturaliste. Les substantifs employés sont désuets, l’épithète paraît presque inappropriée au substantif – « émotion humide » – ou alors constitue un véritable néologisme – « gracieusé ». L’auteur ne cherche plus à s’effacer au profit de la narration du « petit fait vrai » mais impose véritablement son refus du « langage omnibus110 ». Chérie corrobore parfaitement ce manifeste

d’Edmond contre le langage commun car l’écriture artiste semble y avoir atteint son apogée. Ce roman s’affilie au naturalisme par l’usage des « documents humains » mais s’en écarte immédiatement par l’appréhension du réel. Dès les premières lignes l’écriture du vrai est morcelée par le ressenti, les amies de Chérie apparaissent « toutes remuantes de trémoussements coquets » et avec des « grâces lentes111 », alors qu’aucune d’elles n’a pour le moment été soumise à quelconque

description physique. La perception paraît bouleversée car le ressenti devance l’aspect purement physique au sein de la narration et « donne à voir un réel diffracté par la sensation, décomposé en une multitude d’impressions subjectives112 ».

109 Les Frères Zemganno, op. cit., p. 151, nous soulignons.

110 Voir la préface de Chérie et la volonté d’une langue « rendant [ses] idées » et « personnelle », op. cit., p. 43-44. 111 Ibid., p. 56.

La diffraction impliquant une modification, on peut ainsi affirmer que la réalité est façonnée au gré de la volonté d’Edmond et de sa perception inhabituelle de la réalité. Roman vrai oui, mais vrai pénétré d’un point de vue parfaitement subjectif, car pour les deux frères « voir, sentir, exprimer […] tout l’art est là.113 » La conception du réel d’Edmond est parfaitement résumée. Il

voit, puis ressent, et enfin écrit. Mais, on peut constater que le passage de la première étape à la deuxième implique une appréhension personnelle du fait constaté, la réalité perçue par une subjectivité. Il écrit donc d’après ce qu’il a senti, non ce qu’il a vu. Sa conception de l’écriture l’exclurait donc du courant naturaliste car « si la vérité [chez Goncourt] n’est plus que la sensation, elle est entièrement subjective et relativisée114 ».

II - Le personnage

: héros ou cas

?

Edmond de Goncourt se limite, au sein de la fiction, à la caractérisation d’un seul être. Les personnages secondaires, périphériques, sont délaissés pour que soit seulement saisie l’identité du protagoniste. Ce dernier s’isole donc de la masse, surdéterminé par le narrateur, le roman devenant l’écriture d’une individualité, d’une particularité. Il apparaît néanmoins que le personnage principal est représentatif de toute une classe sociale, l’individu est rattaché à son milieu, ne se distingue plus. Le romancier « tue » les héros qui sortent de l’ordinaire, tel est le postulat zolien.